Koji Wakamatsu : cinéma, sexe et politique

Koji Wakamatsu naît au Japon en 1936, il y meurt en 2012. Il est issu d’une famille paysanne pauvre. A dix-huit ans, il quitte la ferme et son village natal pour se rendre à Tokyo. Il y travaille d’abord comme apprenti pâtissier mais suite à une bagarre avec un collègue, il démissionne. Il enchaîne alors les petits boulots, devient livreur de journaux, travaille dans un atelier de confection de biscuits – d’où il démissionne également, révolté par les conditions de travail – puis sur des chantiers, avant de rejoindre un clan de yakuzas dans le quartier de Shinjuku. Il passe cinq mois en maison d’arrêt. Insoumis devant l’attitude des gardiens, on le transfère au quartier disciplinaire. A sa sortie de prison, il recontacte un producteur pour qui il avait travaillé comme agent de sécurité sur des plateaux de tournage, et obtient un poste d’assistant de production pour la télévision.

Ces quelques lignes biographiques inscrivent d’emblée la trajectoire de Wakamatsu du côté de la révolte. Révolte contre les inégalités sociales, directement vécues, révolte contre l’autorité et ses symboles. Son rapport au cinéma y sera profondément lié :

(…) Je ne pouvais toujours pas accepter de voir fanfaronner les policiers en uniforme. J’eus l’envie d’écrire un roman pour me venger, mais au bout de dix pages je n’avais déjà plus rien à raconter. Je pensai alors au cinéma. J’étais loin de vouloir devenir réalisateur, mais l’idée était de gagner suffisamment d’argent pour produire un film dans lequel les flics crèveraient à la pelle. (1)

Wakamatsu travaille donc comme assistant de production, jusqu’à ce que l’agent d’un acteur lui propose de réaliser lui-même un film. Il refuse d’abord, on le convainc, et il tourne ainsi son premier film, Doux piège, en 1963, avec pour seule contrainte de « montrer quelques filles nues ». Le film – l’histoire de deux détenus qui prennent la fuite lors d’un transfert – est un succès, les propositions s’enchaînent et c’est ainsi que la carrière de réalisateur de Wakamatsu est lancée, se situant d’emblée dans le genre « pinku eiga », cinéma érotique japonais alors en train de naître.

Ce cinéma pink est souvent assez soft, se contentant de montrer quelques filles dénudées, sans que la dimension érotique soit forcément centrale dans les films. Il est aussi soumis au tabou très fort de la pilosité, aussi les parties génitales ne sont-elles jamais montrées. Wakamatsu sera considéré comme l’un des chefs de file du pinku eiga, mais si ses films répondent aux exigences d’un cinéma d’exploitation réclamant son quota d’érotisme et de violence et diffusé essentiellement dans les petites salles spécialisées, il saura manier ce cinéma comme une arme, se revendiquant « cinéaste activiste », et créant d’une certaine façon le pinku politique.

En 1965, Wakamatsu fonde sa société de production, la Wakamatsu Production. La même année, il réalise Les Secrets derrière le mur, qu’il considère comme son premier film personnel, et qui est la première réalisation de la Wakamatsu Production en tant que sous-traitant. A partir du film suivant, Quand l’embryon part braconner, sa société produit seule ses films et il réalise en totale indépendance.
Commence alors une longue période extrêmement prolifique. Durant les années soixante et soixante-dix, il aura réalisé une centaine de films, trente-sept entre 1966 et 1969, soit une dizaine par an, souvent tournés en quatre ou cinq jours, avec peu de préparation et un budget restreint, dans une démarche proche du DIY.
Malgré ce rythme de production et le peu de moyens dont il dispose, ce qui frappe d’emblée dans les films de Wakamatsu, c’est la composition extrêmement soignée de chaque plan. Ils appartiennent au cinéma d’exploitation mais se rapprochent aussi d’un cinéma qu’on pourrait qualifier d’avant-garde, influencé par la Nouvelle Vague et multipliant les expérimentations formelles.

1971 marque une date importante dans la carrière de Wakamatsu puisque deux de ses films, Les Anges violés et Sex Jack, sont projetés à la Quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes.
En 1976, il est producteur exécutif sur L’Empire des sens de Nagisa Oshima dont il est aussi co-scénariste.
Dans les années 80 il abandonne le pinku eiga, devenu à ses yeux un genre trop « respectable », revendiquant un cinéma réellement underground :

(…) le cinéma pink doit rester dans l’ombre. Ce genre de trucs se tourne et se regarde en cachette, voilà pourquoi je parle de guérilla. Pourtant des critiques sans cervelle ont chanté les louanges des pinku eiga et celui-ci a fini par acquérir de la respectabilité. Depuis, ça ne m’intéresse plus. Ces foutus films, je pourrais les tourner même les yeux fermés. Mais quand c’est un type sans aucune ambition qui s’y colle, ça n’a aucun intérêt. Il y a sans doute dans le lot quelques réalisateurs qui font de bons films, mais le genre a été fini à partir du moment où tout le monde s’est mis à en faire l’éloge. Le pink doit rester dans l’ombre et c’est au milieu du mépris et des insultes que naissent des œuvres de qualité. C’est dans ces conditions qu’on peut tout oser et réaliser des films extravagants.
(2)

La dimension politique des films de Wakamatsu, au-delà du mode de fabrication lui-même, est souvent explicite dans leurs sujets. Les personnages de militants politiques y sont nombreux, comme le groupe de jeunes révolutionnaires de Sex Jack, l’ancien activiste mis sur écoute dans La Saison de la terreur, ou les groupuscules d’extrême-gauche qui s’entredéchirent dans L’Extase des anges. Dans Running in madness, dying in love, le récit d’une passion amoureuse s’ancre dans un contexte de révolte politique, le film s’ouvrant sur des images d’affrontement entre la police et des manifestants, puis sur l’altercation entre un militant et son frère policier. La femme du policier tue accidentellement son mari, puis s’enfuie avec l’activiste qui devient son amant.
Dans tous ces films, énergie sexuelle et élan révolutionnaire sont profondément liés. Dans Sex Jack, le groupe d’étudiants activistes réfugiés dans un appartement copulent sauvagement en scandant des slogans révolutionnaires. Dans La Saison de la terreur, l’ancien militant a délaissé le combat politique pour une vie de débauche, la pulsion sexuelle venant d’une certaine façon compenser l’inaction militante. Dans Running in madness, si l’intrigue amoureuse se développe par la suite de façon autonome sans plus se référer à des revendications militantes, la passion charnelle prend corps dans un contexte de lutte politique et d’opposition au pouvoir.
En 1971, Wakamatsu réalise Armée rouge/FPLP : Déclaration de guerre mondiale, sur les mouvements de résistance palestiniens. Il tourne dans différents camps d’entraînement au Liban, en Syrie et en Jordanie, partageant la vie quotidienne de ces commandos. C’est une expérience décisive dans le parcours de Wakamatsu, et c’est l’année suivante qu’il réalise L’Extase des anges, son film pink le plus directement politique.
L’un de ses derniers films datant de 2007, United Red Army, décrit la création du groupuscule d’extrême-gauche japonais, l’Armée rouge unifiée, le régime de terreur que certains de ses membres instaurèrent peu à peu à l’intérieur du groupe puis son arrestation par les forces de l’ordre.

Dans de nombreux films des années soixante et soixante-dix, Wakamatsu met en scène l’oppression politique et sexuelle des femmes. « La libération de l’homme ne passera jamais par l’asservissement de la femme », voilà le discours sous-jacent de ces films, tel que le formule Jean-Pierre Bouyxou dans la préface au film Violence sans raison, dans l’un des quatre coffrets DVD édités par Blaq Out en 2010 et regroupant une quinzaine de films du cinéaste.

Dans certains films, les femmes victimes de la domination masculine y deviennent les représentantes du peuple face au pouvoir. C’est explicite dans son premier film indépendant, Quand l’embryon part braconner, dans lequel un chef de rayon, à la suite d’un flirt avec l’une de ses employées, la séquestre et la torture. La symbolique est évidente, le rapport d’asservissement d’ordre sexuel se développe à partir d’un rapport de domination patron/employée déjà existant.

Comme beaucoup de films de Wakamatsu, Quand l’embryon part braconner se présente sous la forme d’un huis-clos oppressant, et comme souvent aussi, l’idée du film naît du décor. En 1966, pendant une période de pluies fréquentes rendant difficile un tournage en extérieurs, Wakamatsu, pour des raisons d’abord économiques, a l’idée de tourner un film entièrement dans son appartement. C’est à partir du lieu que lui vient l’idée du film. Il fait alors appel à Masao Adachi, scénariste d’extrême-gauche avec qui il travaille régulièrement. Le film sera tourné en cinq jours, pendant lesquels Wakamatsu impose à son équipe de rester enfermée, comme ses personnages, à l’intérieur de l’appartement.
Le personnage masculin est obsédé par le fantasme du retour au ventre maternel, à l’état de fœtus, le film s’ouvrant sur une citation du livre de Job : « Périsse le jour où je suis né. Pourquoi ne suis-je pas mort dans le ventre de ma mère ? ». Il est aussi obsédé par deux femmes que son employée lui rappelle : sa mère suicidée et son ex-femme qui l’a quitté, enceinte d’un autre parce qu’il ne voulait pas enfanter à son tour. Comme les personnages de voyeurs récurrents chez Wakamatsu – celui des Secrets derrière le mur, qui épie ses voisins au moyen d’une longue-vue et que le regard des femmes rend impuissant, ou celui des Anges violés, qui ne parvient lui aussi à sortir de son impuissance que par l’assassinat – il est incapable d’une relation sexuelle normale, incapable de jouir sans recourir à la violence, les coups de fouet se substituant à l’acte sexuel.
Face à lui, un personnage de femme insoumise. Elle refuse de se laisser acheter par son patron qui lui propose de l’argent, se révolte et se libère en assassinant son tortionnaire. Mais au-delà des violences infligées par cet homme, c’est plus largement de son statut de femme et d’employée, dans une société patriarcale et capitaliste, qu’elle prend conscience.
Incompris, le film fait scandale au festival du film expérimental de Knokke-le-Zoute en Belgique, où des spectateurs, jugeant qu’il dégrade la femme, manifestent devant l’écran. Il ne sortira en France qu’en 2007, subissant une interdiction aux moins de dix-huit ans.

L’année précédente, en 1965, Wakamatsu, sollicité par une société de production mais ne disposant que d’un budget restreint, avait inscrit l’action des Secrets derrière le mur à l’intérieur d’une cité HLM, et principalement de deux appartements. L’idée du film était née là aussi du lieu, de ces cités-dortoirs modernes aux formes identiques, des vies étriquées dans ces grands ensembles.
Le personnage principal, Makoto, un jeune étudiant, passe le plus clair de son temps à observer ses voisins à l’aide d’une longue vue. Cette configuration et le thème du voyeurisme qui s’y rattache renvoient à un certain nombre de films construits sur le même schéma : on pense évidemment au Fenêtre sur cour d’Hitchcock, réalisé en 55, et au film de Kieslowski, Brève histoire d’amour, réalisé en 88.

Makoto épie. Une femme, en particulier, qui reçoit régulièrement son amant, ancien militant communiste qui maintenant boursicote, en cachette de son mari. Une autre femme aussi, qui vit seule et a pour habitude de laisser tomber ses sous-vêtements sur le balcon de la première, tentant désespérément d’établir un contact. La profonde solitude de la vie moderne et son manque d’horizon, symbolisés autant que fabriqués par le paysage carcéral de cité-dortoir, l’évolution des personnages entre leurs quatre murs et ces tentatives ratées de créer du lien sont le propos central du film.
Makoto l’étudiant ne peut jouir des femmes qu’à distance, protégé par un instrument. Le sexe n’est pas déconnecté du politique, pour preuve certains symboles très appuyés : lorsque Makato se masturbe devant des photos érotiques que jouxte un article de presse sur les politiciens corrompus, ou lorsque le couple fait l’amour devant un portrait de Staline. Ce couple symbolise la fin des idéaux communistes et la résignation.
Le personnage de la femme infidèle, Mme Yamabé, représente les humiliations et les aspirations des femmes du Japon des années 60. Elle désire profondément travailler mais son mari ne l’y autorise pas, et se trouve malgré elle confinée à l’espace domestique. La passion qu’elle voue à son amant n’est pas même une échappatoire tant elle est tournée vers le passé et ses échecs (celui de la révolution et du communisme), marquée par la guerre (la femme se complait à caresser la cicatrice de l’homme, stigmate d’Hiroshima, symbole de leurs idéaux pacifistes) et empreinte d’une forme de culpabilité (l’ancien militant communiste opposé à la guerre joue en bourse, s’enrichissant grâce à la guerre du Viêt Nam).
Parallèlement à la claustration subie de la femme, il y a l’enfermement volontaire de Makoto, qui délaisse ses études malgré les remontrances de sa famille, et se complait à vivre ses désirs par procuration, à distance, en convoquant un ailleurs fantasmé. Hormis sa mère qu’on voit peu, la seule femme qu’il côtoie est sa sœur, à l’égard de qui l’attitude de Makoto se réduit à une curiosité un peu malsaine et méprisante. Deux évènements liés à la sœur viendront dérégler la mécanique du désir voyeuriste et solitaire, provoquant l’agression de la sœur puis le meurtre de Mme Yamabé. D’une part, l’irruption du dehors sous la forme d’un jeune homme qui rapporte le sac à main oublié par la sœur, et la découverte que celle-ci n’est plus vierge. D’autre part, une scène de douche, qui n’est pas sans évoquer celle de Psychose, et dont le montage abolit la distance entre le voyeur et son objet : Makato épie sa sœur qui se douche et alors que, du point de vue de l’espace réaliste, derrière la vitre il ne peut pas avoir vu, une suite de plans subjectifs en contre-champs sur le corps nu de la sœur suggère l’inverse. Mathieu Capel analyse ainsi cette séquence :

Cette courte séquence bouleverse ainsi le monde de Makoto. En oblitérant l’espace du vestiaire, elle réduit la distance entre voyeur et épiée. Jusque là, la petite longue-vue lui permettait d’annuler cette distance néanmoins essentielle. Il faut pouvoir rester loin, caché, et l’opportunité de déjouer cet écart nourrit sans nul doute l’acte voyeuriste en en libérant la jouissance – il en garantit aussi l’innocuité. Or, ici, on ne surmonte pas volontairement la distance : c’est la distance qui s’annule d’elle-même. L’espace dès lors ne s’offre plus dans son étendue, mais se contracte brusquement. Et à trop s’approcher le voir le cède fatalement au toucher, l’œil à la main, la masturbation au viol. (3)

Makoto cependant doit se protéger du regard de l’autre, aussi lui est-il nécessaire de bander les yeux de ses victimes. Mais même alors la pénétration s’avère impossible : des légumes servent d’instruments au viol de la sœur, des coups de ciseaux dans la poitrine se substituent à celui de Mme Yamabé.
La participation des Secrets derrière le mur au festival de Berlin en 1965 provoque une fois de plus un scandale, certains japonais s’offusquant de voir un tel film représenter leur pays.

Autre film parlant de la condition féminine, Va, va, vierge pour la deuxième fois, tourné en 1969, qui épouse la structure simple d’un Rape & Revenge. Une jeune fille est violée sur le toit d’un immeuble par une bande de voyous. Un jeune homme a assisté au viol impuissant. Les deux jeunes gens se lient, et le garçon, dont on apprend qu’il a lui-même été violenté, venge la jeune fille en tuant ses agresseurs.
Bien qu’il se déroule en extérieur, sur les toits de la Wakamatsu Production, ce film n’en dégage pas moins une sensation de huis-clos oppressant : les personnages paraissent enfermés dans ce décor unique malgré l’absence de murs. Précédant son ami, la jeune fille trouvera d’ailleurs la mort, son plus grand désir, en se jetant du haut du toit.

Les films de Wakamatsu sont libres dans leur forme autant que dans leurs sujets et s’affranchissent d’une narration classique pour se permettre de nombreuses audaces formelles. Dans ce film notamment, les dialogues et la façon dont ils sont dits, en s’éloignant du quotidien, créent de la poésie. Les mots y trouvent une résonance particulière. La musique baigne le film de son lyrisme, contribuant à l’installer dans un climat non-réaliste. Une certaine langueur émane de cette errance sur les toits, qui ne suit pas vraiment de construction dramatique. Le noir et blanc très stylisé, avec des blancs éclatants, parfois déréalisants, contribue à l’atmosphère onirique. Wakamatsu n’a pas les moyens de tourner ses films sur pellicule couleur, mais l’apparition ponctuelle de la couleur, durant quelques plans seulement, sert d’argument publicitaire aux exploitants. Au-delà de cette dimension commerciale, les passages du noir et blanc à la couleur qu’on retrouve dans de nombreux films sont souvent très beaux. Dans celui-là, la couleur intervient lorsque le garçon amène son amie devant les cadavres des hommes et des femmes qui l’ont violé et qu’il a ensuite assassinés. Elle surgit de manière agressive, le rouge du sang saturé à l’excès, irréaliste, produisant un effet de choc et transformant la scène en vision cauchemardesque. S’ensuit un flash-back, en couleur toujours, qui nous donne à voir le viol collectif subi par le jeune homme, puis une partouze qu’il regarde à distance, puis le meurtre – second rape & revenge à l’intérieur du film. La violence de ces scènes est accrue par la violence et l’artificialité des couleurs vives. Le traitement de ces scènes d’orgie exclut heureusement tout érotisme. La caméra, fixe, filme les corps à une certaine distance, sans participer aux ébats. Les visages satisfaits des hommes et des femmes y sont parfaitement grotesques.

Les contraintes budgétaires n’empêchent pas un bon réalisateur d’avoir des idées. Le style de Wakamatsu se caractérise par ces partis pris de réalisation forts, qui contrebalancent l’aspect fauché de ses films. Quand l’embryon part braconner multiplie les effets : surimpressions, flous, cadrages à l’envers matérialisant la folie du personnage masculin. Ces films relèvent ainsi à la fois d’un cinéma formaliste, au découpage précis et maîtrisé et aux cadres soignés, et d’un cinéma d’exploitation réalisé dans l’urgence, avec les moyens du bord. C’est cette double dimension, le regard aiguisé du cinéaste qui compose ses plans, et cette fièvre qui lui fait enchaîner les tournages dans des conditions toujours précaires, la spontanéité qui en découle, qui en font tout le charme.

Le cinéma de Wakamatsu peut être abordé par de nombreux biais tant il est riche par le nombre des productions, les questions qu’il pose et les genres qu’il aborde. Dans Naked Bullet (1969), Wakamatsu s’attaque au film de yakuza, tout en y injectant une dose de cinéma pink. Shinjuku Mad (1970) est un thriller qui se déroule dans les milieux de la pègre. Running in madness, dying in love (1969) s’apparente à un road-movie et La vierge violente (1969 encore, année la plus prolifique durant laquelle il réalise onze films), avec sa touche un peu surréaliste et son érotisme en plein air, n’est pas sans évoquer le cinéma de Jean Rollin.
Malgré la diversité des sujets et des genres, un même souffle libertaire traverse les films de ce réalisateur qui à travers eux voulait appeler à la révolution, tout en constatant les échecs et les limites des mouvements radicaux. « Mon ennemi, disait-il, c’est tout ce qui incarne le pouvoir et l’autoritarisme. Quand je me trouve face à cela, mon esprit se révolte, ma nature profonde de paysan remonte à la surface. Alors je me mets à chanter tout seul dans mon coin, et quand cela ne me suffit pas, je chante à pleins poumons. Voilà ce qu’est à mon sens mon œuvre cinématographique. Inconsciemment, j’ai fait de tous mes films des hymnes à la révolte. » (4)

Charlotte Cayeux

(1) WAKAMATSU Koji, « Je me souviens », in « Koji Wakamatsu, cinéaste de la révolte », éditions IMHO, p.123
(2) Ibid., p.170/171
(3) CAPEL Mathieu, « Evasion du Japon : cinéma japonais des années 1960 », Les Prairies Ordinaires, p.199
(4) « Koji Wakamatsu, cinéaste de la révolte », op. cit., p.56

A Gun for Jennifer et le Rape & Revenge

Naissance d’un genre

Plus qu’un sous-genre du film d’auto-défense, tel qu’il se développera surtout dans les années 70, le Rape & Revenge recouvre tous les films mettant en scène la perpétration d’un viol puis sa vengeance, soit par un tiers (souvent le mari ou le père), soit par la victime elle-même (le cas le plus fréquent) voire par un groupe de femmes.
Le premier film répertorié dont le récit fonctionne sur ce schéma est un western américain de John Sturges, Le dernier train de Gun Hill, réalisé en 1959. L’année suivante le réalisateur suédois Ingmar Bergman (figure majeure du « cinéma d’auteur ») réalise La Source, film moyenâgeux dans lequel un riche paysan venge sa fille violée et tuée par des bergers en les assassinant. Le récit de Bergman inspirera à Wes Craven dix ans plus tard La dernière maison sur la gauche, dans le registre cette fois du film d’horreur. Autant dire que le R&R est investi par tous les genres cinématographiques, films d’auteur ou d’exploitation. A signaler dans le domaine du fantastique le peu connu mais superbe Kuroneko (The Black Cat, 1968), film japonais de Kaneto Shindo dans lequel une femme et sa belle-fille violées et assassinées par des samouraïs renaissent pour se venger sous la forme d’esprits-chats.

Par la suite, dans les années 70 et 80 surtout, le R&R prolifère dans le cinéma d’exploitation en tant que sous-genre du film d’auto-défense. Les plus emblématiques de cette vague de films étant Thriller : a cruel picture (aka They Call Her One Eye), réalisé en 1973 par Bo Arne Vibenius et Day of the woman (connu aussi sous les titres I spit on your grave et Œil pour œil), réalisé en 1978 par Meir Zarchi.
Day of the woman apparaît comme l’archétype de ce genre de films, son récit étant entièrement resserré autour des deux événements que sont le viol et la vengeance. Après une première partie introductive qui nous montre l’arrivée dans un village de Jennifer, écrivaine venue se ressourcer à la campagne, et sa première rencontre avec certains des hommes qui la violeront, la deuxième partie nous impose quatre scènes de viol successives, et la troisième se concentre sur les actes de vengeance de Jennifer qui torture et assassine un à un ses agresseurs. La sobriété du récit (très concentré également dans le temps et dans l’espace) est doublée d’une sobriété de la mise en scène assez frappante. Pas de musique, très peu de dialogues, très peu de gros plans, et des scènes de violence qui s’étirent sans artifices. On notera que les actes de la partie « vengeance » sont traités visuellement (et en termes de durée) de la même façon que les scènes de viol, le film les renvoyant dos à dos et montrant l’horreur de la façon la plus crue.

En 1981, Abel Ferrara investit le R&R dans un cinéma un peu plus mainstream avec L’Ange de la vengeance. Comme Day of the woman et un certain nombre d’autres films du genre, le film de Ferrara interroge le rapport des femmes à leur féminité et au désir qu’elles inspirent, puisque cette féminité qui les met en danger est précisément l’arme qu’elles utiliseront pour attirer les hommes et exercer leur vengeance.
Dans L’Ange de la vengeance, Thana utilise les codes les plus stéréotypés de la séduction féminine, se déguisant sous un maquillage et des tenues outrancières afin de provoquer et piéger les hommes, qu’elle percevra bientôt tous comme des agresseurs potentiels. Dans Day of the woman, les trois parties du récit correspondent aussi à une évolution du corps de Jennifer. Au début du film, il est mis en valeur dans sa féminité et son adhérence à l’environnement : lors de la scène à la station-service où elle rencontre pour la première fois plusieurs de ses agresseurs, son attitude (elle va et vient tranquillement pour se dégourdir les jambes, avec des gestes souples, souriant en voyant les deux hommes qui jouent comme des enfants et discutant d’un ton jovial mais ferme) et son apparence physique (robe d’été légère et courte, cheveux coiffés à l’arrière, rouge à lèvres vif et chaussures à talons…) expriment une assurance calme et une sensualité épanouie. Dans la deuxième partie du film le corps de Jennifer est réellement mis en scène comme celui d’une bête traquée, la métaphore de la chasse étant d’emblée suggérée par le contexte de la forêt, la présence du groupe d’hommes et le piège qu’ils tendent à Jennifer (métaphore qui est d’ailleurs traitée de façon littérale dans La Traque de Serge Leroy (1975), excellent film français qui met en scène un personnage féminin traqué par un groupe de chasseurs après avoir été violé par deux d’entre eux). La corpulence de l’actrice, grande et maigre, et ses longs cheveux défaits accentuent cette impression d’un corps sauvage contrastant avec le corps sophistiqué de la première partie. La façon dont elle traîne son corps en sang après les deux premiers viols la rapproche aussi de la figure du zombie. Dans la troisième partie, c’est le retour au corps sophistiqué du début avec les conséquences de ce qui s’est passé entre temps : c’est maintenant un corps volontairement aguicheur qu’exhibe Jennifer (comme le suggère ce geste d’entortiller une mèche de cheveux dans une attitude fortement séductrice, et cette expression de froid calcul, lorsqu’elle vient chercher à la station-service le meneur qui subira sa vengeance), consciente des pouvoirs qu’il lui procure, dans le but d’appâter ses agresseurs.

On retrouve aussi dans le film de Ferrara comme dans Thriller une figure récurrente du genre : le personnage de la femme muette (comme celle du Lady Snowblood de Toshya Fujita (1973), qui n’est pas à proprement parler un R&R mais s’en rapproche et a inspiré à Tarantino l’héroïne de Kill Bill) figurant l’impossibilité d’un dialogue avec l’agresseur et créant une tension supplémentaire. Privées de la parole et physiquement assujetties, doublements impuissantes, leur révolte ne pourra prendre qu’une forme particulièrement violente.

A Gun for Jennifer, cri de rage féministe

S’inscrivant dans cette tradition du R&R, A Gun for Jennifer voit le jour en 1996. Et c’est sans doute le plus viscéralement féministe. La raison principale en est que, s’il a été co-écrit et réalisé par son compagnon Todd Morris, l’idée part de l’expérience de strip-teaseuse de Deborah Twiss, actrice principale, productrice et co-scénariste du film, et de son dégoût profond :

Il y a quelques années, j’ai perdu un bon job dans la restauration car je n’arrêtais pas de partir pour pouvoir répéter une pièce. J’ai donc dû trouver rapidement un autre job qui me procure assez d’argent pour vivre à New-York et soit assez flexible par rapport à mon emploi du temps d’actrice. Un ami m’a alors parlé de ce bar à strip-tease. De l’extérieur, le strip-tease semblait un travail facile qui résoudrait mes problèmes financiers. Mais les six premiers mois ont été un cauchemar. Je pleurais tous les matins avant d’aller au bar, et tous les soirs en rentrant. Je ne pouvais croire que la plupart des hommes dans le club soient aussi dégoûtants. Ils semblaient venir là uniquement pour harceler et avilir les danseuses. Peut-être avaient-ils besoin d’un exutoire aux frustrations causées par leur travail ou leur vie de famille mais pour moi, il semblait qu’ils détestaient simplement les femmes. Je voulais vraiment partir mais j’avais trop besoin d’argent. Et je me disais que si les autres femmes (qui dansaient depuis plus longtemps que moi) pouvaient le faire, alors je le pouvais aussi. Mais pendant une nuit particulièrement glauque ce connard m’a dit quelque chose de vraiment dégoûtant et j’ai craqué et couru dans le vestiaire en sanglotant. Je n’ai pas pu m’arrêter de pleurer jusqu’à ce que je m’imagine partant avec un gang de femmes en colère pour traquer les connards comme ce type et leur donner une terrible leçon. J’en ai parlé à Todd en plaisantant, mais il a pensé que c’était une bonne idée de film.(1)

Faire ce film est donc un besoin véritable, une façon de se venger elle-même et ses consœurs par le recours à la fiction, une catharsis. Deborah Twiss écrit une première version du scénario un peu trop bavarde (elle vient du théâtre) reprenant cette idée d’un gang de femmes vengeresses et ce contexte qu’elle connaît bien d’un bar à strip-tease. Todd Morris retravaille le scénario en élaguant un peu les dialogues, apportant le personnage de la femme flic et l’aspect policier.

Après avoir tué son mari qui la battait, Allison (Deborah Twiss) quitte l’Ohio et débarque à New-York. Peu de temps après son arrivée, elle est victime d’une agression dans la rue. Un groupe de femmes surgit et se jette sur les agresseurs, empêchant le viol de justesse. Elles tuent deux des hommes. L’une d’entre elles tend son arme à Allison et l’enjoint d’abattre le dernier agresseur. Allison d’abord refuse puis finit par tirer. S’étant rebaptisée Jennifer, elle intègre la bande de vigilantes qui castrent et tuent des violeurs, et dont le QG est le bar à strip-tease dans lequel elles travaillent. De son côté, une femme-flic, Billie Perez, mène l’enquête, pressentant que les meurtres qui s’enchaînent sont le fait d’un groupe de femmes vengeresses et se heurtant à l’incrédulité et aux préjugés machistes de ses collègues hommes, de plus en plus tiraillée entre sa fonction de flic et son statut de femme.
Dans un court article consacré au film à sa sortie, et après en avoir salué l’humour, la radicalité et le côté disons spontané (« du cadrage approximatif au jeu à l’emporte-pièces des acteurs »), un journaliste de Libération regrettera l’alliance finale entre la flic et le groupe de femmes :

Toutes ces excellentes choses étant dites, on peut cependant discuter le dénouement de A Gun for Jennifer, qui semble célébrer la sainte alliance entre la fliquesse et les justicières, sous le prétexte un peu mince qu’elles sont toutes des femmes biologiques. Ce qui est assez con pour tout le monde, très insultant pour les femmes et révoltant pour les folles (et autres radicales). (2)

Point de vue plutôt sympathique, mais si le film interroge la notion de justice, mettant en parallèle vengeance et punition légale, je ne pense pas qu’il préconise en réalité ni la vengeance individuelle, ni le recours à la police. Ses auteurs en tout cas avaient plutôt le désir de montrer que « la violence a de terribles conséquences » (celle que subissent les femmes en l’occurrence), et Deborah Twiss espérait que le spectateur se dise après avoir vu le film qu’on ne peut combattre la violence par la violence, la prison ou la peine de mort n’étant que des produits de la violence, et que la seule « solution » véritable réside dans l’éducation. (3)

Armé de ce scénario sorti des tripes, et après un an et demi d’écriture, le couple devra mener un véritable parcours du combattant et attendre encore trois ans pour le réaliser.
Lors d’une de ses nuits de strip-teaseuse (en 1993), Deborah Twiss fait la connaissance d’un client qui lui offre à boire et lui pose des questions sur sa vie. Mise en confiance par cet homme apparemment très sympathique, elle finit par évoquer son projet de film. L’homme travaille pour une grande société japonaise qui souhaite justement investir dans le cinéma. Il revient quelques semaines plus tard et lui apprend que la société en question est intéressée par le projet. Et puis il signe un premier chèque de 10.000 dollars. Todd Morris rencontre l’homme qui lui inspire confiance. C’est en plein milieu du tournage que Twiss et Morris découvrent que l’argent donné par ce mystérieux donateur est de l’argent détourné à la société japonaise, qui les poursuit en justice et menace de les envoyer en prison. S’ensuit six mois de bataille juridique qu’ils devront financer avec l’argent mis de côté pour la post-production. Finalement et de façon particulièrement ironique, Deborah Twiss devra retourner travailler dans le bar à strip-tease pour finir le film.

Avec sa réalisation un peu amateure et son économie de moyens, Todd Morris cherche à retrouver l’esprit des séries B des années 70. Un style brut, sans fioritures, qui colle bien à l’aspect « crade » de son sujet et d’où émane une certaine authenticité. D’où le choix par exemple de tourner en 16 mm avec peu d’éclairages pour obtenir une image un peu granuleuse, et une relative liberté d’improvisation laissée aux actrices (aspirantes comédiennes non professionnelles, à l’exception de Benja Kay qui joue la flic).
Todd Morris est influencé par ses lectures de romans policiers et par un certain nombre de flics de séries : Kojak, Baretta, Starsky et Hutch… L’idée est de reprendre les codes du film noir traditionnel en les inversant : donner les rôles principaux à des femmes, aussi fortes et violentes si ce n’est beaucoup plus que les habituels anti-héros masculins.
A noter que l’acteur qui interprète le lieutenant Rizzo est un ancien flic et qu’il apporte une certaine véracité dans la représentation de la police.

En-dehors de cet aspect policier, A Gun for Jennifer se distingue d’un R&R plus classique par la dimension collective de la vengeance et par la représentation d’un groupe de femmes organisées à la façon d’un groupe militant. Cette union de femmes bafouées se regroupant pour se débarrasser de leurs oppresseurs confère au film une dimension politique évidente, alors que dans beaucoup d’autres la vengeance est affaire individuelle. On notera aussi parmi les cibles principales du groupe des politiciens et des hommes d’affaire, bref des violeurs friqués et représentants du pouvoir.
La B.O du film est composée principalement de morceaux de groupes punk/hardcore DIY féminins comme Tribe 8, Fifth Column ou Sincola, pour la plupart des groupes de female power sortis par le label new-yorkais GIRLY ACTION. La musique est très présente et infuse au film son énergie punk avec notamment la performance du groupe lesbien Tribe 8, l’un des premiers groupes « queercore », dans la séquence du concert auquel assistent Jennifer et ses copines et où la chanteuse arbore un faux phallus qu’elle coupe devant une foule de spectatrices en transe.
Le film se termine sur la mention « Long live indie film » suivie d’un A cerclé.

Malgré son appartenance à un cinéma underground, A Gun for Jennifer fera parler de lui à sa sortie, y compris dans des journaux mainstream (Libé, Les Inrocks…). Le côté cathartique fonctionne à merveille dans les festivals où le public réagit et applaudit avec enthousiasme. Et si les distributeurs américains sont trop frileux pour ce film provocateur et violent, il sera distribué à l’étranger et notamment en France où il est diffusé en salles pendant dix-huit semaines, distribution assez exceptionnelle au regard de la production du film.

Éthique et esthétique

Le R&R comme tous les films d’auto-défense pose des questions d’ordre éthique. Par son exaltation de la vengeance comme acte libérateur, il peut frôler assez vite un discours totalement réactionnaire, voire pire, autour des notions de punition, de peine de mort et de l’idée d’une justice individuelle suppléant à une justice d’État trop « laxiste ». La figure du violeur, détestable s’il en est et généralement détachée de toute individualité (le violeur n’intervient dans le film qu’en tant que violeur) est aussi propice à cristalliser la haine des spectateurs. Je pense par exemple au Boulevard de la mort de Tarantino, où la figure du sale type permet une adhésion du spectateur à la vengeance sans la moindre distance. Quand en plus ça se veut fun et qu’il manque la sincérité, on frôle vite l’abject. Des films comme Sympathy for Lady Vengeance de Park Chan-Wook (où l’on a affaire à un tueur d’enfants) virent carrément à la torture décomplexée.

Éthique et esthétique sont toujours liées et quelque soit le sujet du film, c’est son point de vue (à travers le récit mais aussi les choix de cadrage) qui le rend ou non acceptable.
Day of the woman constitue un bon exemple sur l’importance du point de vue, en particulier dans la représentation du viol, certains choix de cadrage permettant d’éviter l’obscénité.
La première scène de viol alterne gros plans des visages du violeur et de Jennifer, plans rapprochés avec les deux personnages dans le cadre et quelques plans des deux autres personnages masculins qui participent au viol en maintenant la femme immobile. Les corps n’étant filmés en plans larges qu’avant et après le viol, celui-ci ne risque pas d’être érotisé. A l’opposé de son effet habituel, le champ-contrechamp semble exprimer ici l’annulation de tout échange possible entre l’homme et la femme. Le découpage ne privilégie pas le point de vue de l’un ou de l’autre mais figure la séparation radicale. Les plans sur les deux autres « participants » renforcent l’horreur de la scène, posant la question de la responsabilité et du passage à l’acte (et à la barbarie) : on perçoit à leur expression gênée qu’ils ont encore un semblant de conscience, pourtant ils participent à la scène et prendront plus tard chacun leur tour la place du violeur. La figure en particulier de Mattew, le garçon un peu débile que les autres veulent déniaiser et qui est le « prétexte » initial au viol collectif, est primordiale. Il n’a pas encore perdu toute conscience des actes auxquels il prend part et les plans sur lui durant les scènes de viol apportent un point de vue extérieur qui en rend l’atrocité plus palpable.
Pendant le deuxième viol, la présence floue du meneur à l’arrière plan dans certains plans, jouissant ostensiblement de la scène, crée une distance indispensable, faisant écho à notre position de spectateur et interrogeant les processus de représentation et d’identification. Les plans sur ce personnage ne sont pas suivis de plans sur ce qu’il voit, ce qui empêche heureusement toute identification au désir de l’homme.
Puis Mattew prend à son tour la place du violeur. Pendant un certain temps le visage de Jennifer est totalement effacé par le montage, ce qui correspond à son évanouissement dans le récit. Les gros plans inquiétants sur le visage de Mattew, en contre-plongée déformante et filmés du point de vue de Jennifer, correspondent donc au point de vue qu’elle « aurait » sur son agresseur. Le spectateur s’en rend compte a posteriori lorsqu’un des hommes la réveille en lui versant de l’alcool sur la bouche. Pour la première fois alors son  visage est filmé, et au moment même où elle ouvre les yeux, Mattew se retire impuissant. C’est donc de nouveau l’impossible échange de regards qui est mis en scène.
Dans la quatrième et dernière scène de viol, Jennifer pour la première fois s’adresse à son agresseur (Stanley cette fois) en invoquant sa pitié. Jennifer s’affirme comme individu, prenant l’homme à parti en tant qu’individu responsable pouvant choisir de participer ou non au viol collectif. Ce qui se passe après cette prise de parole de la femme, c’est une crise de violence de Stanley qui va provoquer la désapprobation des autres hommes y compris du meneur. Or ce qui crée ce malaise général, ce n’est pas la violence à l’égard de Jennifer, malmenée sans scrupules depuis déjà un certain temps, mais la perte de contrôle sur lui-même du personnage de Stanley, qui rompt avec l’insouciance affichée jusqu’alors par l’ensemble des hommes et révèle une fissure, dément l’apparence de toute-puissance.
Parce que le point de vue permet ce discours sur les rapports de domination, et même si le choix de filmer des scènes de viol de façon aussi crue est toujours discutable, elles ne tombent pas dans une complaisance obscène.

Si par exemple Baise-moi, le film de Virginie Despentes et Coralie Trinh-Ti, est une catastrophe, c’est d’abord qu’il est foncièrement mal réalisé, que les actrices sont incroyablement mal dirigées, et qu’il lui manque la distance nécessaire à son sujet. Mais aussi son ambiance trash, avec l’emprunt là aussi de musiques punk et l’utilisation d’une esthétique porno (combinaison d’images crues et d’éléments qui déréalisent les scènes comme la musique ou l’éclairage) annihile tout recul critique et amoindrit en même temps l’impact de la violence.

A Gun for Jennifer manie pour sa part l’humour noir, sans que cela atténue en rien son âpreté et sa virulence. Le côté provocateur assumé s’affirme dès l’affiche représentant le corps d’une femme, une main protégeant sa poitrine, l’autre tenant un revolver, avec écrit : « Dead men don’t rape ». Le film est aussi volontairement outrancier : la caractérisation       des personnages assez sommaire, les dialogues brut de décoffrage, les situations (comme les scènes d’émasculation ou la messe noire, point culminant en termes d’horreur, pendant laquelle une jeune femme est mangée vivante) grotesques. Mais il réussit sur tous les tableaux, et la distance salutaire qu’apporte l’humour noir n’altère en rien sa violence et sa force.
Celui de Jennifer devant être à peu près équivalent à celui de Baise-moi, on voit que ce n’est pas fondamentalement une question de budget…

On voit aussi que tout choix d’écriture et de mise en scène est affaire de morale.

Charlotte Cayeux

(1) Interview par Jesse Nelson : www.exhumedfilms.com
(2) « « A Gun for Jennifer », un petit film américain grand-guignolesque et déconnant. Féminisme, tendance sécateur. » par Gérard Lefort, Libération, 1998
(3) Renegade Sisters – Girl Gangs on film, Creation Books, 1998

Amer et le giallo

En 2010 sort Amer, que l’on présente un peu partout comme un « giallo ». Sans en être un à proprement parler, l’influence est évidente et les rapports entre le film et le genre passionnants. Si la connaissance du giallo offre un certain nombre de clefs pour appréhender Amer, le film propose à son tour une vision personnelle du genre que d’une certaine façon il renouvelle.

D’abord employé en référence à la couverture jaune des romans policiers italiens, le terme « giallo » a donné son nom à tout un sous-genre du cinéma d’horreur qui s’est développé dans un espace-temps assez limité : dans les années soixante et soixante-dix principalement, en Italie exclusivement (parfois en co-productions avec la France, l’Allemagne, l’Espagne ou les Etats-Unis).
La particularité du giallo est d’associer une intrigue policière, dans l’héritage du whodunit (contraction de l’expression « Who has done it ? », type de roman policier basé sur une énigme initiale, des indices jalonnant le récit et la révélation finale de l’identité du coupable) et des scènes de meurtre esthétisées et souvent fortement érotisées. Il puise donc à la fois dans le genre policier et le film d’horreur, double influence qui fait du giallo un genre bien spécifique.
Le giallo est assez méconnu en France mais aussi en Italie (on n’en connaît généralement que les films de Dario Argento) et mis à part quelques articles publiés ici et là dans des revues de cinéma, il faut attendre 2011 pour que paraisse en français un premier ouvrage conséquent consacré au genre (1).
Ces films possèdent un charme unique lié à l’époque, à l’Italie et à ce mélange de suspense et d’horreur. Le jeu avec les fantasmes et le voyeurisme des spectateurs et les préoccupations commerciales donnent lieu à un certain nombre de productions souvent assez complaisantes et peu ambitieuses, dont les réalisateurs travaillent à la chaîne (s’essayant indifféremment à différents genres, giallo, poliziottesco ou western…). On compte un peu moins d’une soixantaine de films, dont la plupart ne se trouvent qu’en DVD d’occasion (2) ou en téléchargement dans des versions souvent non sous-titrées et de mauvaise qualité. Quelques cinéastes se démarquent cependant par la qualité de leur mise en scène ou leur influence dans l’évolution du genre, parmi lesquels Mario Bava, Dario Argento, Lucio Fulci et le moins célèbre Sergio Martino.

Le giallo naît en 1963 avec La fille qui en savait trop de Mario Bava, un film de facture relativement classique dans lequel l’intrigue policière est ponctuée de séquences angoissantes et oniriques. L’année suivante, Bava réalise Six femmes pour l’assassin et radicalise le genre dans ce qui sera une de ses dimensions principales : l’exploration des pulsions sexuelles et morbides à travers une mise en scène érotique et horrifique. Il crée avec ce film une esthétique visuelle non réaliste à travers l’éclairage et l’utilisation des couleurs, qui influencera un certain nombre de gialli mais aussi des films d’Argento qui n’en sont pas comme Suspiria.

En 1970, L’oiseau au plumage de cristal, premier giallo de Dario Argento, reprend et met en place un certain nombre de codes qui réapparaîtront dans de nombreux gialli et dans la plupart des siens : la voix androgyne entendue à travers le téléphone et les gants noirs du tueur dont on ne voit pas le visage, les crimes à l’arme blanche, l’enquête menée par un détective improvisé témoin du premier meurtre, la référence dès le titre à un animal (3)… Ces éléments récurrents participeront à créer un style et une identité forte au genre. Argento introduit également le thème du souvenir obsessionnel, l’image vue et mal interprétée dont dépend la résolution de l’intrigue et qui de ce point de vue situe le film dans l’héritage du célèbre Blow up d’Antonioni (thème qui interviendra dans d’autres gialli et qui sera transposé dans le champ auditif en 1983 par un des films influencés par le genre : La maison de la terreur de Lamberto Bava, fils de Mario, également influencé par le Blow out de Brian de Palma).

Les gialli d’Argento sont certainement les plus aboutis du point de vue de la mise en scène, avec une maîtrise particulière des mouvements de caméra et de l’utilisation de la musique. La célèbre scène de course-poursuite avec le chien dans Ténèbres, son long travelling en vue subjective accompagné de la musique des Goblin, précédant l’entrée de l’assassin dans l’appartement où il sévira, sont de vrais moments de virtuosité technique et cinématographique extrêmement efficaces dans la montée de la tension.
Perversion Story et Le venin de la peur, deux films de Lucio Fulci, constituent sans doute pour leur part les gialli les plus érotiques (dans un registre différent, sa Longue nuit de l’exorcisme étant peut-être le plus dérangeant par son âpreté).

Certaines thématiques reviennent régulièrement dans ces films. Beaucoup de gialli mettent en scène des personnages névrosés évoluant dans un milieu bourgeois et dont se révèlent les penchants les plus pervers. C’est le cas dans plusieurs films de Sergio Martino : Toutes les couleurs du vice, dans lequel le personnage principal joué par Edwige Fenech va participer à d’étranges messes noires, ou L’étrange vice de Mme Wardh. On retrouve ce milieu bourgeois dépravé dans Le venin de la peur de Lucio Fulci, dans lequel Carol Hammond (jouée par Florinda Bolkan) est fascinée et obsédée par sa voisine aux mœurs dissolues.

Le traumatisme à l’origine de la psychose du tueur est un autre thème qui revient régulièrement. Il est souvent révélé dans le dénouement des films à l’aide de flash-back, comme dans Torso de Sergio Martino ou Profondo Rosso, de façon souvent assez grossière. Plus globalement, le thème de l’enfance et de ses résurgences et l’image d’une innocence perdue contrastant avec l’horreur revient dans de nombreux films, notamment à travers la figure de la poupée, comme celle de Profondo Rosso, et à travers la musique (les comptines ou motifs musicaux évoquant l’enfance comme c’est le cas dans Profondo Rosso, ou la très belle musique composée par Ennio Morricone pour Mio caro assassino de Toni Valerii – par ailleurs assez décevant).
Bien souvent aussi, le dénouement du giallo révèle une machination purement vénale – on pourrait ainsi classer les films en fonction des motivations du tueur, psychopathe mû par un traumatisme de l’enfance ou froid calculateur – comme c’est le cas dans La queue du scorpion de Sergio Martino.

Le giallo par sa représentation de meurtres à l’arme blanche annonce le slasher. On en trouve des éléments constitutifs plus précis dans certains films. Le dernier giallo réalisé par Sergio Martino en 1973, Torso, le préfigure par certains aspects un an avant Black Christmas de Bob Clark (considéré comme le premier slasher véritable), aussi bien par son cadre narratif (un groupe d’étudiantes s’étant réfugiées dans une maison de vacances à la suite de mystérieux meurtres seront les proies d’un tueur psychopathe), certains codes visuels typiques (notamment le masque du tueur) et certains motifs (les ébats sexuels des personnages qui se feront assassiner, le personnage de la survivante, etc.). Un giallo antérieur, La baie sanglante de Mario Bava, réalisé en 1971, peut être considéré également comme un pré-slasher : alors que dans Torso la survivante découvre en se réveillant le corps de ses camarades assassinées, le spectateur n’ayant pas assisté à ces meurtres (ce qui fait aussi l’originalité du film), dans le film de Bava les personnages réunis dans la baie se font assassiner devant la caméra les uns après les autres. La ressemblance de Vendredi 13 avec La baie sanglante à ce niveau-là est frappante.

Au-delà des années soixante-dix et de l’Italie (Ténèbres d’Argento marquant sans doute en 1982 la fin du giallo authentique), il est plus juste de parler de post-giallo à propos de films influencés par le genre, comme Pulsions de Brian De Palma, le sublime – et inclassable – Santa Sangre de Jodorowsky (le producteur du film Claudio Argento, frère de Dario, ayant apporté l’influence giallesque), et certains films d’horreur comme Angoisse de Bigas Louna ou Bloody Bird de Michele Soavi.

Amer, premier long-métrage franco-belge écrit et réalisé par le couple Hélène Cattet/Bruno Forzani après cinq courts-métrages expérimentaux et autoproduits, se confronte au giallo de façon beaucoup plus directe en même temps qu’il le subvertit. Il est tourné en 2008, les cinéastes disposant d’un budget très modeste de 700 000 euros (pas évident de trouver des financements en France, qui ne brille pas par son cinéma de genre, mais le film a obtenu l’aide de la communauté française de Belgique, du département des Alpes Maritimes ainsi qu’un pré-achat Canal +), d’une équipe réduite d’une vingtaine de personnes et de 39 jours de tournage (4). Les réalisateurs adaptent leur mise en scène à ce contexte financier en privilégiant les plans fixes, et préparent leur tournage avec une rigueur étonnante en tournant une version préliminaire du film (entier) de façon à appréhender tous les problèmes techniques. Ils font partie de ces cinéastes qui improvisent très peu voire pas du tout sur le tournage, tous les plans étant envisagés de façon très précise dès l’écriture du scénario.

En réalité, Amer est et n’est pas un giallo. S’il en reprend la dimension la plus forte, celle d’une fascination sexuelle et morbide qu’il sublime dans une mise en scène sensorielle, son caractère expérimental l’éloigne en même temps du genre. En réduisant la narrativité au profit d’une approche plus formelle, il met en effet de côté tout l’aspect policier du giallo. Pas de réelle intrigue, pas de dénouement. D’une certaine façon Amer transcende le genre en reprenant certains de ses codes (les fameux gants noirs, la lame de rasoir, les plans subjectifs du point de vue du tueur qui nous font prendre conscience du danger avant la victime, les musiques empruntées à différents gialli, la baignoire qui est un décor de meurtre récurrent, les couleurs vives et les plans monochromes…) en-dehors d’un cadre narratif classique, décuplant ainsi leur force évocatrice.

Amer se divise en trois parties correspondant à trois périodes de la vie d’Ana : il nous fait suivre un moment de son enfance, de son adolescence puis de sa vie d’adulte, nous plaçant dans son point de vue du début à la fin. La première partie nous fait partager l’angoisse d’Ana enfant dans un univers clos – une villa familiale – de plus en plus inquiétant. Elle y est confrontée à la mort (par la présence effrayante et fascinante dans une des pièces de la maison du cadavre de son grand-père que surveille une inquiétante vieille femme voilée de noir), et à la sexualité en surprenant les ébats de ses parents. La seconde met en scène à l’adolescence l’épanouissement de la sensualité d’Ana et la découverte du désir qu’elle suscite, l’attitude de prédateurs des hommes en même temps que son pouvoir sur eux. Dans la troisième partie, la plus giallesque, Ana adulte revient dans la maison de son enfance où elle sera poursuivie par un mystérieux homme masqué.
En s’affranchissant des règles du récit classique, et des codes narratifs propres au giallo en particulier, Amer se donne la possibilité d’expérimenter la matière filmique pour traduire avec une intensité étonnante les sensations d’Ana. La vue, l’ouïe et la sensation de la matière y sont exacerbés. Le montage extrêmement travaillé, très découpé, l’utilisation fréquente de très gros plans (en particulier des yeux : ceux d’Ana qui guette autour d’elle les signes d’une présence inquiétante, mais aussi les regards menaçants de sa mère puis des hommes qui la dévisagent) créent un cinéma de la matière, très incarné, presque sans paroles. Dans cette absence de paroles – dans la première partie, la voix de la mère qui parle souvent un italien non traduit devient elle-même pure matière sonore, dans la troisième la seule question adressée par Ana au chauffeur de taxi prend un caractère particulièrement angoissant de n’être précédée et suivie d’aucun mot – le moindre bruit prend de l’importance : bruits de portes qui grincent, soupirs suggérant une présence fantomatique, voix étouffées à travers les cloisons… La sensation tactile est aussi très présente tout au long du film : le vent qui s’engouffre sous la jupe d’Ana, les plantes qui s’accrochent à sa peau et à ses vêtements lorsqu’elle revient dans la villa laissée à l’abandon, le bruit que font les vêtements de cuir, l’eau qui envahit la baignoire et immerge peu à peu le corps d’Ana dans une des séquences les plus érotiques… Tous ces éléments visuels et sonores nous plongent avec une intensité rarement atteinte dans les sensations du personnage.

Détachés de leur contexte narratif habituel, les codes visuels ou musicaux du giallo sont ici sublimés dans une approche qui les renvoie au fantasme et à la sensation purs.
Ce qui n’en fait pas pour autant un film gratuitement formaliste car l’influence du giallo comme la dimension expérimentale sont les prismes à travers lesquels Cattet et Forzani interrogent la sexualité et le désir féminins.

Si le giallo met souvent en scène les corps féminins du point de vue de l’homme désirant, Amer rend compte des émotions d’Ana face à l’étalage de force et de virilité. Dans la séquence où elle se retrouve seule face à une dizaine de motards, la succession de gros plans sur les yeux, les cous des motards, les jambes arquées sur les motos, les bottes en cuir, les bouches mâchant du chewing-gum, la sueur dégoulinant sur la peau, une main qui essuie du cambouis, une boucle d’oreille ou un bras tatoué nous place dans le point de vue de la jeune femme désirée et désirante. Il émane de ces plans une sensualité forte. Le fait que les hommes ne soient jamais filmés des pieds à la tête et que l’utilisation du gros plan empêche de les individualiser renvoie à une dimension fétichiste du désir et du cinéma, et exalte pour une fois le sex-appeal masculin. Le découpage de la séquence et la position des corps dans l’espace (les plans sur les motards alternant avec des plans d’Ana qui avance sous le regard fixe des hommes) traduisent le trouble et l’ambivalence des émotions d’Ana, mélange de peur et d’attirance, que révèlent tous ses gestes : celui de replacer une mèche de cheveux derrière l’oreille, lorsqu’elle se retrouve tout à coup confrontée au regard de ces hommes, geste de pudeur et de coquetterie ; celui qu’elle a plusieurs fois de placer son chapeau devant son sexe comme pour se protéger de la convoitise des hommes, mais attirant du même coup les regards à cet endroit, ou de retenir sa jupe que le vent soulève. Dans la troisième partie du film la figure de l’homme est aussi fortement sexualisée. Dans la séquence du taxi ou pendant la tentative de fuite d’Ana sont mis en valeur les éléments de virilité : il y a une dimension érotique évidente dans le cuir, la force qui émane des corps masculins, la rudesse qu’expriment les visages ainsi que dans l’arme du tueur. Si ces éléments proviennent du giallo, aucun ne s’était attaché à retranscrire de cette façon les sensations de la victime et l’attrait sexuel de l’homme. Le rapport ambigu à la mort, à la sexualité et à la souffrance est ici lié au statut de femme d’Ana. Cette troisième partie met aussi en scène une certaine confusion fantasmatique des genres et des identités : dans le plan qui suit la séquence la plus horrifique du film, pendant laquelle la caméra se focalise sur les larmes de l’homme torturé (passant de potentielle menace à victime), les yeux d’Ana sont filmés en gros plan comme ceux de l’homme juste avant et on ne les différencie pas immédiatement. On la découvre ensuite portant elle-même des gants de cuir. Globalement, le découpage de toute cette partie du film crée une incertitude forte quant au positionnement des corps dans l’espace et au statut des trois personnages. La mise en scène en faisant perdre au spectateur ses repères traduit l’égarement psychique du personnage et l’ambiguïté de ses fantasmes.

Amer apporte un point de vue inédit pour le genre : par sa mise en scène érotique de la virilité et par la description intense et précise de sensations féminines.
En ce sens, il a pour moi sa place parmi les films de femmes – pas si nombreux – s’attachant à mettre en scène un point de vue féminin sur le désir et abordant frontalement la sexualité féminine, comme le font certains films de Jane Campion (on retrouve des thématiques proches et une approche subjective et sensuelle dans In the cut), Pascale Ferran (Lady Chatterley étant un des rares films où le désir d’une femme pour un homme est traduit avec autant de force), Chantal Akerman (Je tu il elle et sa scène de sexe lesbien, qui propose une manière autre de filmer la sexualité), Catherine Breillat (de façon parfois très intellectualisante, plus subtile dans 36 fillette) ou Judith Cahen (La révolution sexuelle n’a pas eu lieu, malheureusement moins connu). Amer se démarque par la force de son introspection.

Hélène Cattet et Bruno Forzani ont réalisé en 2012 un fragment de l’ABC of death, O is for Orgasm, court-métrage de 3’33 où l’on retrouve en condensé un certain nombre des caractéristiques d’Amer. Il met en scène en-dehors de tout récit les sensations sexuelles d’une femme, reprenant une fois encore différents éléments du giallo : gants noir, lame, fantasmes sado-masochistes. Ce court-métrage explore à son tour les liens mystérieux entre plaisir et douleur.
Leur deuxième long-métrage, L’étrange couleur des larmes de ton corps, est sorti cette année, également influencé par le giallo. Il en reprend les codes de façon plus directe encore, par son cadre narratif – un homme de retour chez lui constate la disparition de sa femme, il y a donc cette fois un embryon d’intrigue que le film ne développe pourtant pas, se focalisant à nouveau sur l’aspect fantasmatique –, la présence de la voix androgyne typique, etc. Paradoxalement, l’absence d’une enquête véritable m’a davantage déconcertée dans ce film où le contexte initial en laissait supposer une. Le style développé par les deux réalisateurs dans Amer et leurs courts-métrages – très gros plans, montage nerveux, couleurs psychédéliques, richesse de l’univers sonore dans lequel chaque son se détache des autres et prend une résonance particulière… – y est radicalisé.

Charlotte Cayeux

Autre survivance du giallo en France, le court-métrage L’œil du hibou écrit et réalisé par Tanneguy O’Meara et sorti en 2013. On y retrouve de nombreux éléments giallesque – le cadre : un immeuble bourgeois et ses grands escaliers ; le contexte narratif : un homme assiste par hasard au meurtre d’une femme mais il y a méprise sur l’identité de la victime ; les éléments visuels typiques : gants noirs, arme blanche,… ; l’onirisme créé par la musique, les couleurs non réalistes, les mouvements de caméra fluides et amples à la Argento ; la référence à l’animal. Ce film tend moins vers l’expérimental que les réalisations de Cattet et Forzani mais se concentre lui aussi sur l’esthétique giallesque davantage que sur la narration, assez floue. Alors que dans les gialli véritables les scènes de meurtres oniriques prennent un certain relief en se détachant d’une narration plus réaliste, ces néo-gialli cherchent à explorer au maximum les possibilités esthétiques du giallo, l’onirisme gagnant l’ensemble des films, et faisant l’économie de l’aspect whodunit (même si le mystère de l’identité reste présent comme thème).
La démarche est réjouissante et la réalisation de ce court-métrage de 30 minutes, produit par la jeune société Elma Productions, assez réussie.

(1) Panorama Cinéma, Vies et morts du giallo : de 1963 à aujourd’hui, Canada, 2011
(2) L’éditeur français Neo Publishing qui n’existe malheureusement plus en a édité une dizaine.
(3) En 1971 sortent : Le chat à neuf queues, L’iguane a la langue de feu, Journée noire pour un bélier, Un papillon aux ailes ensanglantées, Quatre mouches de velours gris, La queue du scorpion, La tarentule au ventre noir.
(4) Voir l’interview des réalisateurs et du producteur d’Amer dans Metaluna n°6 (version fanzine)

Le jeu de Françoise Lebrun dans La Maman et la putain

Le travail de l’acteur, sa relation avec le réalisateur est un des aspects du cinéma qui m’a toujours le plus fascinée. L’équilibre entre le corps de l’acteur, les caractéristiques physiques dont il ne peut se défaire, et ce qu’il parvient à construire avec le cinéaste pour incarner un personnage.
Il existe sans doute autant de types de direction d’acteur que de cinéastes, de celui qui laisse la part belle à l’improvisation et qui pense son cadre en fonction de l’acteur (Renoir, Pialat…) au plus dirigiste (Bresson), travaillant avec l’acteur à partir d’un texte très écrit et d’un découpage préalable. La maman et la putain, réalisé par Jean Eustache en 1973, se classe parmi ces films dont les acteurs travaillent à partir de dialogues écrits à la virgule près.

Je me suis beaucoup intéressée au jeu d’acteur en relation avec le thème du désir féminin, ou d’un point de vue féminin face au désir de l’autre. La maman et la putain est un des films les plus passionnants de ce point de vue de par l’ambivalence du personnage de Veronika. Ambivalence qui passe essentiellement, plus encore que par les dialogues et le scénario, par la présence, les attitudes et la subtilité de jeu de l’actrice Françoise Lebrun.

Alexandre (interprété par Jean-Pierre Léaud) est un jeune intellectuel désœuvré, vivant plus ou moins aux crochets de sa maîtresse, Marie. Un jour, il aperçoit Veronika à la terrasse d’un café, qui le regarde, puis s’éloigne. Alexandre la rattrape et lui demande son numéro. Alors que Marie s’est absentée quelques jours, Alexandre contacte Veronika et entre dans une liaison. Lorsque Marie rentre, elle accepte la présence de Veronika et une sorte de triangle amoureux se met en place, bientôt menacé par les tensions qui se créent.

Le personnage de Veronika se construit au cours du film en quatre phases principales : la première apparition « physique » du personnage puis ses apparitions uniquement sonores, le premier rendez-vous dans le café avec le personnage d’Alexandre, le repas au restaurant et enfin la célèbre scène du monologue de Veronika.

Il n’est pas anodin que la première apparition de Veronika soit uniquement visuelle, et les deux suivantes uniquement sonores.
La première apparition de Veronika, puisqu’elle a lieu sans paroles, fait intervenir l’actrice seulement corporellement, et filmée du point de vue du personnage masculin. Son corps est filmé entièrement et sa présence physique se ressent d’autant plus qu’elle n’est pas accompagnée d’un jeu verbal. La façon qu’elle a de fixer du regard Alexandre est un trait qui se retrouve durant tout le film et dont l’effet particulier provient surtout des qualités « naturelles » de l’actrice : ses grands yeux, la franchise de son regard contrastant avec son aspect fragile. Ces particularités physiques sont très importantes dans la construction du personnage qui repose beaucoup sur cette apparence un peu évanescente (cheveux blonds, peau pâle, corps mince et élancé…). Le maquillage et les vêtements mettent en valeur son caractère soigné et féminin : les traits noirs autour des yeux, très marqués, soulignent les regards appuyés, la jupe et le long châle noir soulignent sa minceur et les mouvements de son corps quand elle marche. Le rôle écrit correspond parfaitement au physique particulier de l’actrice, évoquant douceur et fragilité, et qui mis en rapport avec le texte du personnage et sa « psychologie » crée une sorte de contraste révélant sa complexité.

La première fois que Veronika apparaît, assise à la terrasse d’un café, son attitude et ses gestes créent une manière d’être qu’elle conservera tout au long du film, et qui correspond en quelque sorte au personnage global, indépendamment des scènes particulières. Sa façon de croiser les bras, par exemple, est un geste qui reviendra très souvent. Il exprime un certain repli, ou en tout cas le besoin d’une protection. Effectué en même temps que le regard insistant et presque provocant à l’égard d’Alexandre, il donne d’emblée l’idée d’un personnage à la fois fragile et très cru. Cette impression sera confirmée par les dialogues du personnage, mais elle se dégage d’abord d’une attitude purement corporelle.

Veronika est ensuite filmée de dos, marchant dans la rue, lorsque Alexandre la rattrape pour l’aborder. Il se dégage une certaine grâce de sa façon de marcher, à la fois décidée (elle marche d’un pas rapide, se tenant très droite) et distinguée (elle semble mesurer ses pas, et ses vêtements donnent l’idée de quelqu’un qui travaille son apparence). La grâce qui se dégage d’un tel plan provient essentiellement des données inhérentes à l’actrice : l’impression première qu’a le spectateur en voyant ces plans est liée au corps même de Françoise Lebrun, à sa façon de se mouvoir. Le fait de filmer d’abord le personnage comme un pur corps ne s’exprimant que gestuellement, et le choix du réalisateur de ne pas faire entendre les paroles échangées par les deux personnages lors de cette première rencontre contribuent d’une part au caractère un peu intriguant de cette femme, d’autre part à l’idée d’un corps objet du désir, dont chaque geste est valorisé par la manière de le filmer.

Les deux apparitions suivantes de Veronika ont lieu à l’inverse uniquement par le biais de la voix, lorsque Alexandre lui téléphone pour prendre rendez-vous. Ces premières apparitions où tour à tour un seul sens est « satisfait » placent le spectateur dans un état d’interrogation vis-à-vis de ce personnage qu’il semble difficile d’appréhender.
Là encore, le fait d’entendre la voix hors-champ la met en valeur en tant que phénomène physique, en-dehors du contenu des dialogues. La voix de Françoise Lebrun est douce, plutôt aiguë et assez « fine ». Sa façon de parler ici est plutôt celle d’une voix qui ne porte pas, sans tonus, ce qui appuie l’aspect fragile qui caractérise déjà le timbre de voix lui-même, et d’autant plus par contraste avec la voix du personnage masculin. Souvent, les fins de phrase semblent retomber et rester en suspens, ce qui évoque le côté un peu désabusé de quelqu’un qui n’attend pas grand-chose de ses rencontres. Le jeu des intonations présente une dynamique particulière, mélange de phrases ascendantes et descendantes. Des phrases sont récitées avec nonchalance et tout à coup des mots sont dits avec plus d’entrain. La scène n’est pas jouée dans une seule intention clairement identifiable. On ne sait pas trop par exemple dans quelle mesure le personnage semble enthousiaste ou indifférent. Les intonations données au texte proposent une parole assez musicale. Ce n’est pas une parole rectiligne, elle ne cesse au contraire de monter puis redescendre. Ce type de jeu est d’ailleurs très différent de celui des deux autres personnages féminins importants du film. On peut remarquer aussi un certain contraste entre l’emploi de mots familiers et le ton plutôt « élégant », qui participe de l’ambiguïté du personnage. Cet effet, qui se retrouve dans l’ensemble du film, est dû aussi au texte très écrit, très littéraire, la démarche d’Eustache n’étant pas naturaliste. Et si le jeu des acteurs est expressif il ne cherche pas à « faire vrai ».

Le premier rendez-vous entre Alexandre et Veronika (au bout de quarante-trois minutes de film) est donc le moment où pour la première fois le personnage s’offre au spectateur à la fois physiquement et vocalement. Comme toujours dans le film, ses cheveux lisses sont tirés à l’arrière et ses yeux maquillés. C’est un physique sophistiqué et sa façon de s’exprimer, souvent dans la retenue, participe de l’impression générale d’un personnage un peu éthéré.

On peut constater une évolution du jeu de l’actrice entre le début et la fin de cette scène. Les premières paroles de Veronika sont prononcées sur un ton assez neutre, presque éteint, proche de la tonalité générale de la conversation téléphonique. Ses paroles s’animent peu à peu au fur et à mesure de la conversation, même si sa façon de s’exprimer reste globalement assez retenue, s’opposant au jeu beaucoup plus emphatique de Jean-Pierre Léaud. Les fins de phrase donnent parfois l’impression d’un élan qui retombe, comme une lassitude, qui n’est pas exprimée explicitement par les dialogues assez anodins mais par l’intonation qui leur est donnée. Le côté démonstratif du personnage d’Alexandre qui parle beaucoup, et d’une voix plus assurée, contraste avec la présence réservée de Veronika. Il semble que ses phrases coulent sans que les syllabes soient appuyées, comme s’il n’y avait pas tellement d’implication corporelle dans sa diction (contrairement au personnage de Marie joué par Bernadette Lafont dont les paroles sont toujours très projetées).
Dans cette scène, si c’est le personnage masculin qui s’exprime le plus par la parole, le visage de Veronika est très souvent filmé lorsqu’elle écoute son interlocuteur, ce qui n’est pas vrai dans l’autre sens et focalise l’attention sur elle. L’actrice est particulièrement expressive dans ces plans où ses réactions se lisent sur son visage. Ses regards fixes vers Alexandre, et les sourires qu’elle laisse se dessiner mais toujours brièvement confèrent une certaine gravité à cette première conversation, qui à partir des mêmes dialogues aurait pu être jouée sur un mode beaucoup plus léger, ou plus anecdotique. L’alternance de sourires amusés mais ponctuels et d’une expression qui évoque l’absence de frivolité exprime déjà le caractère complexe du personnage qui ne se livre pas d’emblée mais trahit par certaines attitudes ses contradictions et son mal-être. L’expression grave succédant aux sourires donne l’impression que le personnage participe à la scène et demeure en même temps à distance.
Le jeu de Françoise Lebrun est assez minimaliste, à la fois dans sa présence physique et dans l’utilisation de la parole. Dans cette scène, elle ne bouge quasiment pas, hormis quelques mouvements de tête quand elle parle, et ses regards restent fixés dans une même direction. On est donc très loin d’une expressivité théâtrale. Chaque mouvement ou intonation de voix en ressortent d’autant plus. Par exemple, la prononciation générale du personnage avec des phrases au mouvement descendant (« mais la plupart du temps il ne se passe rien, il n’y a pas de contact ») qui donnent l’impression de se traîner un peu valorise par contraste les moments où la phrase semble s’animer et où le mouvement est ascendant (« Vous n’aimez pas aller dans les boîtes ? »). Le jeu des acteurs et leur présence physique confèrent une profondeur à cette rencontre et à cette conversation a priori banales.
Dans le passage de cette scène où Veronika parle le plus longtemps, les quelques phrases où elle résume sa vie quotidienne, l’aspect littéraire des dialogues se ressent particulièrement. On a conscience d’écouter un texte qui est joué, alors que les autres éléments de mise en scène tendent plutôt vers un certain réalisme. Cela crée une distanciation, la « vérité » des personnages semblant devoir surgir d’un travail sur le corps et la voix qui ne se situe pas dans l’imitation, qui crée une émotion particulière face au constat amer de Veronika sur sa propre vie. A cet égard, il peut être intéressant de relever l’allusion d’Alexandre à une femme qu’il aimerait « par exemple parce qu’elle a joué dans un film de Bresson ». Outre la parenté des deux cinéastes dans la volonté de chasser le naturalisme pour trouver une autre forme de justesse, et bien que le type de jeu obtenu soit très différent chez l’un et l’autre, cette allusion exprime la relation particulière d’un cinéaste à son actrice et le désir de la filmer qui sous-tend le film.

Veronika se livre peu à peu tout au long du film. Un changement dans son attitude corporelle et verbale est visible notamment dans la scène du bar qui suit le repas au restaurant (vers 1h05).

Les deux personnages sont filmés en plan rapproché, ce qui permet de valoriser les gestes de Veronika alors que durant la première rencontre elle était souvent filmée en gros plan et que son corps semblait assez statique. Chacun de ses mouvements, sa façon de tenir sa cigarette ou de bouger la tête au cours de la conversation sont effectués avec une certaine grâce. Même si l’intonation est plus assurée que dans les scènes précédentes, sa voix se caractérise également par sa douceur et sa « féminité » : elle n’est jamais forte et reste globalement dans la même nuance – pas d’impulsions ni de contrastes dans la manière d’émettre les sons – même quand Veronika s’anime ou parle sur un ton amer en évoquant ses expériences sexuelles. Son ton s’anime lorsqu’elle raconte l’anecdote sordide du médecin avec qui elle a couché. Elle insiste alors sur les mots les plus crus (« baiser », …) et appuie davantage les fins de phrases. Ses paroles sont ponctuées par des gestes (changements de direction du regard, mouvements de la main avec la cigarette, …) qui correspondent à une plus grande implication corporelle. Son ton plus assuré et son rire franc traduisent l’intimité qui s’est créée entre les personnages. En même temps, la gestuelle globale de Veronika continue de donner l’impression d’un corps introverti, notamment par sa manière de baisser la tête et de garder ses bras près d’elle (ce geste de garder les bras croisés contre elle même lorsqu’elle marche étant récurrent dans le film). Le jeu de l’actrice exprime une position d’entre deux, celle d’un personnage tiraillé entre des mouvements contraires : la sympathie que lui inspire Alexandre et son histoire personnelle qui la rend réticente.

Le personnage de Veronika est troublant par ce mélange d’expressions crues et directes, d’une liberté de langage lorsqu’elle parle de sexe et de la fragilité qu’elle dégage. Ce contraste correspond à une dualité plus profonde du personnage, à la fois symbole de liberté sexuelle et de son échec.
Lorsqu’elle raconte l’anecdote du médecin, les expressions crues et directes vont de pair avec un ton acerbe que l’actrice emploie dès que le personnage évoque sa vie sexuelle et affective. Ainsi cette façon assez impudique d’en parler n’est pas associée à une idée d’épanouissement liée à une « libération sexuelle » mais au contraire à la lucidité du personnage sur sa vie et ses expériences. Il y a une franchise dérangeante dans le personnage de Veronika, d’autant plus qu’elle contraste avec son caractère réservé, par rapport à une vision masculine toujours fortement ancrée dans la société opposant les « putes » et les « femmes respectables » .
Dans ce passage où c’est Veronika qui raconte, l’émotion naît de cette distance que le caractère littéraire du texte crée vis-à-vis du personnage, et dans la distance du personnage vis-à-vis de lui-même. On évite alors un jeu trop emphatique, et on approche une vérité qui se crée autrement que par des émotions stéréotypées. L’aspect littéraire des dialogues universalise les personnages. Ce qu’ils expriment n’est pas totalement collé à eux et prend un sens plus général.

La fameuse scène du monologue de Veronika, celle où le personnage monopolise le plus longtemps la parole, constitue le moment où la problématique essentielle du film est explicitée à travers son discours : dualités sexe/amour, femme libérée/femme-objet, hommes/femmes et marque une rupture dans le jeu de l’actrice. C’est la scène où le personnage s’extériorise le plus. Elle prononce les phrases en appuyant les syllabes et en marquant les consonnes, notamment celles des mots les plus crus (« pute », « baiser »…). Le corps est aussi très impliqué et offre une manifestation physique et assez impudique de la souffrance : le visage de Veronika qui pleure est presque grimaçant et sa voix très matérialisée (beaucoup de soupirs, sanglots, gémissements et des respirations très marquées).

Le travail de l’actrice sur les intonations divise la scène en différents fragments qui passent d’une émotion à l’autre, la colère notamment (« Mais qu’est-ce que ça veut dire, pute ? »), l’ironie (« Tu baises de ton côté chéri, je baise de l’autre. On est super heureux ensemble. On se retrouve… ») ou la tristesse (« un jour un homme viendra et m’aimera, il me fera un enfant parce qu’il m’aimera. »). Cela donne à la scène un rythme scandé très musical, avec des accélérations et des retombées. La voix de l’actrice est par moments vraiment projetée lorsqu’elle exprime la colère (« et je me fais baiser par n’importe qui et on me baise et je prends mon pied »), parfois les fins de phrase semblent mourir et exprimer l’épuisement du personnage (« si on a envie de faire un enfant qui nous ressemble, on s’aime… »).
Le jeu de Françoise Lebrun est expressif sans être démonstratif. Elle est filmée assise la tête contre un mur durant toute la scène, dans un état de lassitude. Le seul mouvement est celui de sa tête qu’elle tourne sans arrêt d’un côté à l’autre, participant par son insistance du côté très physique et impudique de la scène. La mise en scène très sobre (plans rapprochés, fixité de la caméra et des personnages) la rend plus pesante et concentre l’attention sur le personnage de Veronika.
L’aspect toujours littéraire du texte avec des phrases très construites (« Votre sexe, Alexandre, qui me fait tant jouir, votre sexe n’a pour moi aucune importance », …) place le spectateur dans une posture critique : il a conscience d’être face à un film et une interprétation, les personnages incarnant des problématiques universelles. Cette démarche d’écriture rend impossible un jeu trop démonstratif qui fonctionnerait sur des émotions stéréotypées.

Charlotte Cayeux

L’esthétique libertaire dans les films d’Armand Gatti

Le texte ci-dessous est issu de ma communication autour du cinéma d’Armand Gatti lors du colloque « Art et Utopie », qui avait été organisé par Kristian Feigelson en février 2013 à l’Institut National d’Histoire de l’Art.

Entre 1961 et 1981, Armand Gatti réalise six films. Très différents sur la forme mais abordant tous des sujets politiques. Ils évoquent différentes périodes révolutionnaires de l’Histoire : la révolution espagnole dans Le Passage de l’Ebre, les luttes de l’IRA dans Nous étions tous des noms d’arbres, la révolution cubaine – de façon moins directe – dans El otro Cristobal ; ou bien la Résistance : L’Enclos sur l’univers concentrationnaire ou la série vidéo La Première lettre qui convoque la figure du résistant Roger Rouxel ; ou encore l’immigration et le travail ouvrier dans une autre série vidéo intitulée Le Lion, sa cage et ses ailes.
L’anarchisme en lui-même n’est jamais un thème explicite des films de Gatti, à la différence de ses œuvres littéraires qui convoquent un certain nombre de figures anarchistes, de Sacco et Vanzetti qui sont au centre de la pièce Chant public devant deux chaises électriques à Carlo Cafiero qui est une figure importante de La Parole errante, en passant par la série de livres De l’anarchie comme battements d’ailes. Et pourtant, chacun des films présente un certain nombre d’éléments formels qui découlent de sa vision anarchiste du monde, et qui créent ce qu’on peut qualifier d’esthétique libertaire.
Malgré une grande diversité de formes (entre les films de cinéma en 35 ou 16 mm et les films vidéo, les fictions et les documentaires, les longs-métrages et les séries), il se crée dans chacun d’eux un rapport particulier entre l’Histoire et l’Utopie, et plus concrètement, entre une dimension fictionnelle ou imaginaire et un rapport plus documentaire à des moments historiques précis, que ce soit dans le cadre des fictions ou des documentaires.

L’Enclos est le premier film réalisé par Armand Gatti et le premier film de fiction français sur l’univers concentrationnaire. Dans un camp de concentration nazi, un lieutenant et un commandant S.S enferment dans un enclos deux prisonniers, un communiste allemand et un horloger juif, en leur disant que celui qui tuera l’autre aura la vie sauve.
Ce film offre une approche particulièrement intéressante par rapport à tous les questionnements et débats qu’il a pu y avoir sur la possibilité de représenter les camps et notamment par le recours à la fiction. Gatti a choisi d’axer son récit sur une histoire de solidarité (puisque le film met en scène la solidarité qui se crée entre le juif et l’allemand à l’intérieur de l’enclos, et la solidarité d’autres prisonniers qui s’organisent à l’extérieur de l’enclos pour libérer le communiste), et il dira pour justifier ce choix : « Ce qui fait l’homme plus petit que l’homme ne m’intéresse pas. Je m’intéresse à ce qui fait l’homme plus grand que l’homme ».
La réplique du communiste allemand : « Ici, ce n’est pas l’homme qui compte, c’est sa lutte » va dans ce sens. Gatti ne veut pas rabaisser l’homme à nouveau en ne le filmant qu’humilié mais au contraire célébrer l’homme en lutte.
Le film est à la fois très réaliste dans son traitement et dans la description du fonctionnement du camp, et en même temps, le récit autour de ces deux prisonniers prend une valeur allégorique qui dépeint cette idée de l’homme plus grand que l’homme qui est l’homme solidaire et en lutte contre tout ce qui l’asservit. La fiction est nécessaire pour Gatti dans ce film pour véhiculer cette vision de l’homme et ne pas uniquement témoigner de l’univers concentrationnaire (même si la dimension de témoignage est aussi essentielle).

L’année d’après, en 1962, Gatti réalise El otro Cristobal à Cuba, à l’invitation de l’Institut Cubain d’Art et d’Industrie Cinématographique. Le film fonctionne sur un montage alterné entre des scènes qui se déroulent au Ciel – où règne au début du film le Dieu Olofi – et des scènes qui se déroulent sur Terre, sur l’île de Tecunuman – où règne le dictateur Anastasio, de façon à rendre compte des interactions entre les deux espaces. Anastasio renverse Olofi et tente de prendre le pouvoir dans le Ciel, mais le prisonnier politique Cristobal et les siens vont partir libérer le Ciel. Le film, très fantaisiste, se présente comme une fable à portée universelle sur le pouvoir, avec des éléments d’abstraction forts (absence de localisation spatiale et temporelle, personnages-types, statut métaphorique du récit, …). D’autres éléments, notamment la langue et la musique, ancrent davantage le récit dans la culture latino-américaine. La bande-son fait intervenir un certain nombre de musiques traditionnelles issues de différentes cultures, comme si elle prenait en charge en quelque sorte l’internationalisme du film.
El otro Cristobal se présente comme une parabole « démesurée » sur la révolution cubaine, parabole qui ne sera explicitée par une voix off qu’à la toute fin du film. Pour Gatti la « démesure », c’est « redonner à l’homme sa dimension d’univers », d’où le recours à une fable cosmique qui permet d’ancrer la révolution cubaine dans un combat de l’homme beaucoup plus large.
Il y a dans ce film une véritable tension entre le caractère fantastique de la fable et une dimension documentaire, liée au fait que sa réalisation se fit de plain-pied dans la réalité des événements cubains. Dans son ouvrage Le vécu et l’imaginaire : chroniques d’un homme d’images, Henry Alekan, chef opérateur sur le film, témoigne des conditions très particulières du tournage :

« Les matériaux de construction pour les décors faisaient défaut. Plus de peinture, de bois, de toile. Les projecteurs étaient en nombre insuffisant, les lampes usées ou cassées ne pouvaient être renouvelées. Les caméras étaient hors d’usage. (…) Il fut nécessaire de tout reprendre à zéro avec un personnel médiocre mais de bonne volonté. Heureusement, Armand Gatti avait fait venir de France une petite équipe pour encadrer les ouvriers et techniciens cubains. »

Cette situation correspond bien à l’état d’esprit de Gatti qui privilégie toujours le travail avec et auprès des gens qui sont l’objet de ses œuvres, et en l’occurrence, tourner en plein cœur de l’expérience révolutionnaire cubaine a certainement permis de transmettre au film, malgré les difficultés techniques, l’énergie et l’enthousiasme des militants côtoyés au quotidien. Le film porte la trace de ces événements politiques non pas tellement dans son contenu – le scénario avait été écrit avant l’arrivée à Cuba – mais dans le processus de fabrication lui-même, puisque la réalisation dépendait entièrement de l’évolution politique du pays.
L’esthétique de la démesure, qui tend à matérialiser cet élan de révolte qui fait l’ « homme plus grand que l’homme », se manifeste à différents niveaux : par l’aspect fantastique et burlesque, mais aussi à travers les décors à la Méliès dans les scènes qui se déroulent au Ciel, les lumières très stylisées, les cadrages inhabituels et excessifs avec notamment de fortes contre-plongées ou des cadres penchés.

Dans certains films d’Armand Gatti, l’utopie se manifeste, comme souvent dans ses textes littéraires, par la capacité de l’œuvre à transcender les barrières du temps et de l’espace. C’est le cas du Passage de l’Ebre (1969) qui est une fiction, et de la série vidéo La Première lettre (1979) – et notamment le premier film de la série, Roger Rouxel – qui est un documentaire.
Le Passage de l’Ebre met en scène Manuel Aguirre, un émigré espagnol installé en Allemagne et qui travaille comme égoutier. Aguirre fait embaucher son fils qui meurt dans un accident du travail avec l’égoutier allemand qui a tenté de le secourir. La veuve de l’égoutier se détourne d’Aguirre et il comprend qu’on lui reproche en tant qu’étranger d’être la cause de la mort de son mari. Tout au long du film l’immigré est taraudé par son désir de retourner en Espagne et prend peu à peu conscience de l’importance de continuer à participer à la lutte.
Roger Rouxel quant à lui évoque la figure du jeune résistant à partir de la lettre d’amour écrite à sa petite amie Mathilde peu avant son exécution, « première lettre d’amour et dernière lettre de vivant ». Gatti confronte le destin individuel au combat collectif. Ce portrait de Roger Rouxel et de l’ensemble du groupe Manouchian échappe ainsi à toute glorification et au traitement pseudo-objectif des livres d’histoire. Gatti s’intéresse non pas tant à l’histoire du groupe Manouchian ou plus précisément de Roger Rouxel qu’à leur façon de persister dans le présent. Montrer que leur combat n’est pas « passé » mais qu’il est lié aux luttes présentes et futures, c’est là l’enjeu fondamental de la série, les cinq autres films étant des créations collectives réalisées avec des habitants de l’Isle d’Abeau à partir de ce premier film « Roger Rouxel » et du poème éponyme d’Armand Gatti.
Le mélange des genres et des temporalités permet dans les deux films de dépasser un certain nombre de clivages : entre présent et passé, mais aussi entre réalisme et témoignage d’un côté, poésie et imaginaire de l’autre. On retrouve d’une certaine façon l’écriture des possibles appliquée au cinéma : elle permet dans Roger Rouxel de « donner quelques instants de plus à vivre » au jeune résistant fusillé, dans Le Passage de l’Ebre de mettre en scène le choix possible de l’engagement politique ou du renoncement. Les deux scénarios sont construits autour d’une idée de la frontière et de son dépassement, d’une certaine forme d’exil, davantage sur un plan temporel dans Roger Rouxel et sur un plan plus spatial dans Le Passage de l’Ebre.
Roger Rouxel prend une forme éclatée qui ne cesse d’opérer des allers-retours entre le passé, tel qu’il subsiste à travers diverses traces (images d’archives, lettre du résistant à Mathilde, etc.), et le présent des lieux et des témoignages. A cent lieues de la commémoration, Gatti confronte différents temps, différents types d’images, différents niveaux d’histoire (celle de l’individu Rouxel, celle du groupe Manouchian dont il fait partie, et celle de la société française des années quarante). Dans son ouvrage L’épreuve du réél à l’écran, François Niney écrit à propos de Chris Marker, dont Gatti fut d’ailleurs assistant sur Lettres de Sibérie : « Ne pas tomber dans le passé simple, définitif, de la commémoration ». C’est une formule qui s’applique assez bien à ce film.
Le Passage de l’Ebre présente également une structure complexe. Il y a d’abord un prologue à la forme elle aussi éclatée, qui rend compte du cas de conscience du personnage hésitant à rentrer en Espagne : images figées, montage à base de coupures de journaux, voix off prenant le personnage à parti, c’est une séquence assez expérimentale qui revient sous différentes variantes à différents moments du film. Suit une seconde partie assez longue et réaliste où l’on suit Aguirre puis son fils dans leur travail d’égoutier, jusqu’à l’accident et la découverte des corps. Plus loin le film bascule dans une séquence onirique où Aguirre devient le « roi d’un jour » de la société de consommation dans une parodie d’émission télévisée. En passant par ces différents régimes, le film creuse la réalité qu’il met en scène : il décrit « objectivement » la condition ouvrière, et rend compte de la subjectivité du personnage, à travers ses fantasmes et ses questionnements. Le rapport à la fiction se modifie donc en cours de film, et c’est dans les séquences les plus documentaires, celles qui rendent compte du quotidien d’un égoutier, que le spectateur se trouve paradoxalement le plus immergé dans la fiction : il adhère au récit et un certain suspense se crée même lors de l’accident du fils. Au contraire, dans les scènes oniriques, le cadre fictionnel se fait davantage sentir et une distance se crée par rapport au récit.Dans les passages plus expérimentaux transparaît le processus d’écriture du film, notamment lorsque des extraits du scénario rectifié apparaissent à l’écran et que le film évoque des pistes d’écriture finalement écartées, les multiples « possibles » de l’œuvre.

On retrouve un peu cette mise à nu du processus de création dans Le Lion, sa cage et ses ailes, première série vidéo d’Armand Gatti réalisée en 1976 avec des ouvriers immigrés de Montbéliard, et qui fait partie des expériences d’écriture collective du cinéaste avec La Première lettre, et dans le champ de la fiction Nous étions tous des noms d’arbre. Le film laisse percevoir l’étendue des possibilités que le résultat final ne peut pas contenir, en évoquant par exemple les 31 scénarios non réalisés par la communauté marocaine, ou en évoquant à plusieurs reprises des propositions non retenues. L’intérêt est ainsi porté sur la démarche globale du film davantage que sur les scènes en elles-mêmes.
Il s’agit de réaliser un film non pas « sur » mais « avec » les ouvriers immigrés des usines Peugeot. Il s’agit aussi de faire émerger le langage propre d’une communauté, dans ce qu’on peut qualifier d’expérience autogestionnaire où chaque participant est invité à devenir créateur, de la même façon que la pensée libertaire incite les individus à devenir acteurs de leur propre vie en cessant de déléguer leurs choix à des professionnels de la politique, et en trouvant leur langage propre.
L’enjeu pour Gatti est aussi de ne pas réduire les gens à leur statut social en les filmant à la façon d’un reportage mais de s’intéresser plutôt aux images qu’ils parviennent à créer eux-mêmes à partir de leur vie quotidienne, à travers différentes créations, affiches, sculptures, etc. La confrontation entre le langage poétique de Gatti et le langage trouvé par les différents participants produit une forme d’expression multiple, où chaque expression multiplie celle des autres. Et comme dans tous les films du cinéaste, c’est par ce rapport original entre l’imaginaire, la poésie, la fiction d’un côté et une dimension documentaire de l’autre, l’évocation de luttes ou de réalités concrètes, que se manifeste l’anarchisme de Gatti, sa volonté de relayer les luttes contre le pouvoir sans se soumettre au « Réel », et en ayant recours pour cela à la poésie.
Gatti est parvenu d’une certaine façon à dépasser les clivages entre art social et expérimentation formelle, ce qu’il exprime lui-même ainsi :

« Nous ne pouvons pas admettre un art qui ne soit qu’esthétique, pour nous c’est une capitulation, nous ne pouvons pas non plus admettre un art qui soit social dans l’idée sans que ce soit traduit dans sa forme et dans sa vie de la même façon, d’une façon libératrice. »
(GATTI Stéphane, SEONNET Michel, Gatti, journal illustré d’une écriture, Artefact, 1987, p.22)

Charlotte Cayeux

« A l’Ouest des rails » : le style de Wang Bing

Le film documentaire de Wang Bing A l’Ouest des rails, tourné dans un quartier industriel chinois en passe de désaffection entre 1999 et 2001 et proposant neuf heures de projection divisées en quatre parties, constitue un cas intéressant sur la question du style. Si d’un point de vue formel et thématique le film est en réalité constitué de trois parties principales (Rouille, qui se concentre sur les usines de Sheniang et leurs ouvriers, Vestiges qui filme le quartier d’habitation des ouvriers et Rails qui s’intéresse au chemin de fer qui traverse le complexe industriel), on peut déceler la présence d’un style très personnel sur la durée de l’œuvre entière.

L’influence de la culture chinoise du cinéaste sur son style se ressent à plusieurs niveaux, mais pas de la même façon en fonction des différentes parties, tournées pourtant de façon non chronologique.
Vestiges et davantage encore Rails présentent une facture relativement plus « occidentale » avec l’utilisation plus fréquente de gros plans ou plans rapprochés sur les visages des personnages (quasi absents de Rouille 1 et Rouille 2) et une narration plus centrée sur quelques protagonistes.
Mais dans chacune des parties le montage et le cadrage en particulier semblent très marqués par le phénomène de décentrement propre à l’art asiatique. Deux types de plan sont récurrents. Dans Rouille 2, un plan situé à environ 06 minutes 09 reprend une structure qui revient régulièrement dans l’ensemble de l’œuvre (mais surtout dans Rouille 1 et 2). C’est un plan fixe et un plan de demi-ensemble assez long (mais avec de légers mouvements de caméra car filmé sans pied), et qui donne à voir un petit groupe d’ouvriers discutant dans une salle de repos. Le cadrage ne donne l’avantage à aucun personnage, se situant ainsi dans l’héritage d’une non hiérarchisation des protagonistes. Dans cette partie notamment, ce qui intéresse Wang Bing c’est en effet le devenir collectif des hommes qu’il filme. L’individu au premier plan est situé dos à la caméra, n’étant ainsi pas plus « visible » que ceux situés au fond du plan. La caméra demeure à la même place durant l’échange entre les hommes, n’intervenant donc pas de façon didactique sur la scène, ne « forçant » pas le sens.

Dans Rouille 1, on trouve le même type de plan vers 10 minutes 04 par exemple. Là encore, Wang Bing filme en un plan très large de façon à donner à voir l’ensemble de la salle où sont réunis des ouvriers de Shenyang, et depuis un point unique pendant plusieurs minutes. La caméra n’effectuera des mouvements panoramiques qu’à la fin du plan, lorsqu’une dispute éclate et que la caméra se tourne un moment sur l’homme qui hausse le ton et exprime physiquement sa colère. Auparavant, la caméra ne bougeait pas et le passage de personnages au premier plan par exemple semblait absolument aléatoire. Le dispositif plaçait ainsi l’intérêt du spectateur davantage sur le rapport des corps à l’espace et entre eux que sur les dialogues, du côté de la quotidienneté plus que de l’ « évènement ». Aussi, lorsque la caméra se tourne pour cadrer l’ouvrier qui s’énerve puis un autre qui s’est avancé vers celui-ci, ce qui semble motiver ces mouvements de caméra est la modification de la disposition des corps dans l’espace (non pas gratuitement mais en tant qu’ils sont révélateurs de la vie et du comportement de ces hommes), qui s’improvise devant la caméra, plutôt qu’une volonté du cinéaste qui choisirait de mettre l’accent sur tel ou tel personnage de façon à tenir un discours sur celui-ci. On peut voir cette posture de témoin neutre comme liée en partie à un héritage culturel : pas de posture d’Auteur filmant les scènes de façon à servir un discours préalable ou de façon trop psychologisante.

L’autre type de plan récurrent est le plan – séquence mobile, où la caméra circule d’un personnage à l’autre de façon relativement autonome. C’est le cas dans Rouille 2 , dans le plan qui débute au bout de 26 minutes. Le point de vue choisi est à nouveau un point de vue à distance des personnages et dans un cadre large, permettant de les visualiser dans la profondeur de la salle. La caméra opère des panoramiques pour passer de temps en temps d’un personnage à l’autre, mais pas nécessairement en fonction du dialogue : le personnage qui parle demeure parfois hors-champ. L’absence de coupes et la lenteur de la caméra qui balaie l’espace fonctionnent aussi à partir du décentrage, qui opère à deux niveaux : dans cette non-coïncidence parfaite entre le cadrage et le personnage qui parle, mais aussi en déplaçant le sens et l’émotion en quelque sorte entre les images. Ce type de filmage nous rappelle ce qui se joue de façon plus implicite entre les scènes qui se succèdent sans « discours » apparent (la chute de l’industrie chinoise, la perte des illusions liées à un régime communiste et le passage au système capitaliste, l’avenir incertain de ses victimes, etc.).
L’absence de centrage sur les personnages, en particulier dans les trois premières parties – la quatrième étant relativement plus « centrée » – prend plusieurs formes. Dans Vestiges, à environ deux heures, un long plan fixe nous donne à voir quelques personnages. Celui qui est au premier plan est au centre de la discussion, mais il apparaît complètement dans l’ombre et ses traits sont indiscernables durant tout l’échange. De même, la femme qui s’exprime le plus au cours de cette scène est coupée par le cadre. Là encore, l’attention du spectateur est décentrée et le film prend une gravité plus universelle, quand le réflexe dans la tradition occidentale et aussi en documentaire est plutôt de filmer les protagonistes, surtout lorsqu’ils parlent, de façon à ce que leur visage soit tout à fait visible (plan rapproché, de face, bien éclairé,…).
On voit que si ces éléments de style semblent fortement liés à l’héritage culturel de Wang Bing, ils prennent ici un sens particulier dans le cadre d’une approche documentaire, qui prend la forme d’une réflexion sur un état de la société dans lequel il s’inscrit.

D’autres éléments stylistiques du film semblent correspondre davantage aux désirs plus mystérieux du cinéaste. Beaucoup présentent des effets esthétiques qui ajoutent à la forme documentaire une dimension à la fois plus physique et plus poétique.
Très fréquemment les plans – en particulier ceux sur des personnages – sont cadrés légèrement de biais. Cet effet, associé au léger tremblement continu lié au choix de la caméra à l’épaule, procure un sentiment de déséquilibre, d’inconfort qui appuie la rupture d’avec le documentaire didactique.
On trouve un tel cadrage par exemple dans Vestiges, à une heure trente minutes. Il s’agit d’un long plan fixe sur un homme qui s’adresse à la caméra à propos du relogement forcé dont sont victimes les habitants du quartier. Le cadre demeure légèrement incliné tout au long de ce plan, que beaucoup auraient spontanément filmé droit et « harmonieux ». Ce type de plan pourrait être perçu de façon plus intellectuelle comme la figuration du thème de la perte, des incertitudes qui touchent le pays et ses habitants, mais ce cadrage en biais revient de façon à la fois trop insistante et trop discrète (pas de sentiment de démonstration formelle dans ces plans) pour que son origine ne soit considérée comme bien plus physique et personnelle. Il revient dans les scènes les plus anecdotiques, comme celle dans Rails où Wang Bing filme le vieil homme faisant la vaisselle (à environ 41 minutes vingt) : le cadre instille subtilement dans de tels plans la sensation d’une perte de repères et de fixité.

Découlant de ce type de cadrage, la figure géométrique de la ligne en diagonale est présente tout au long du film et apparaît comme un pur motif plastique. Dans Rouille 2, un plan filmant un homme attablé (vers 24 minutes 08) et cadré de biais fait ressortir deux lignes en entonnoir, celle du placard en haut et au-dessous celle de la table. Dans le plan suivant, Wang Bing filme les placards sous un angle différent, et constitue cette même figure géométrique, avec les lignes à angle aigu formées par celle du plafond et celle du placard en-dessous. On pourrait multiplier ces exemples dans les quatre parties. Dans Rails, lorsque Wang Bing filme le vieux Du et son fils au restaurant, le cadre penché associé à une contre-plongée donne une grande importance visuelle à la ligne du plafond qui traverse le plan toujours en diagonale. Ces éléments récurrents – cadrage penché, lignes diagonales,… – superposent à l’aspect documentaire, « pris sur le vif », du film une dimension esthétique presque géométrique plus proche d’un art purement formel et qui semble correspondre en tout cas à une implication très physique du cinéaste dans l’espace qu’il filme, qui n’est pas que de pure « documentation ». Ce motif visuel semble associé avant tout à un pur désir de cinéaste.

D’autres éléments visuels semblent avoir une origine encore plus personnelle et se différencier du parti pris artistique. Par rapport à la lumière notamment, on pourrait relever deux « stylèmes ». Un type de cadrage très fréquent en contre-plongée dans les scènes en intérieur qui permet de faire entrer dans le champ et de mettre en évidence les sources lumineuses – généralement les ampoules suspendues au plafond.
Dans Rouille 1, le plan situé à vingt minutes fonctionne comme cela : la contre-plongée est associée à un cadrage de biais et fait entrer dans le cadre la lumière très vive de l’ampoule. Un tel plan présente une structure géométrique forte, avec des lignes très visibles et une lumière crue qui ne sont pas « confortables » pour le regard. Cette structure de plan revient très régulièrement dans des configurations diverses.
Dans cette même partie, vers 55 minutes 40, un plan présente un agencement un peu différent mais qui crée la même sensation : personnage au premier plan filmé complètement de biais de façon à créer une ligne diagonale, contre-plongée laissant pénétrer dans le cadre la grosse tache lumineuse de l’ampoule. C’est par ce type de plan que le cinéaste, qui n’intervient pas directement dans les scènes ni par un discours verbal, infuse au film son regard et sa présence physique dans les lieux, mêlant à sa démarche documentaire une stylistique basée sur des effets habituellement associés au fictionnel. La mise en scène produit souvent un effet paradoxal, à la fois brute (démarche du « pris sur le vif », caméra à l’épaule, non-interventionnisme du cinéaste,…) et parfois presque abstractionniste par cette esthétique forte.
L’autre « stylème » lié à la lumière apparaît dans nombre de plans où les reflets produisent des taches de lumière à l’écran (ces reflets correspondent d’abord à un effet technique mais le choix au moment du montage de conserver autant de plans présentant cet effet est bien sûr lié à la stylistique du cinéaste). Cet élément visuel se retrouve aussi bien dans des plans en extérieur – par exemple dans Rails à 4 minutes 36, où le phare du train produit une traînée lumineuse qui traverse le cadre et le personnage – que dans des scènes tournées en intérieur – comme dans Rouille 1, vers 8 minutes 10, où la lampe de la salle de repos crée également des traces de lumière qui esthétisent la scène en même temps qu’elles agissent comme d’autres éléments « parasites » du point de vue de la seule visibilité. Là encore, ces effets lumineux ont tendance à infuser une dimension plus abstraite aux images, et leur confèrent une émotion particulière peut-être liée paradoxalement au sentiment de la présence physique de la caméra et de celui qui filme mais aussi au sentiment de l’éphémère.
D’autres plans reviennent fréquemment qui soulignent la dimension technique du filmage et la présence de la caméra, notamment ceux filmés en hiver où la neige s’agglutine sur le viseur. Cet effet est présent au début de Rouille 1, vers 6 minutes 30, dans les travelling successifs depuis le train, à diverses reprises dans Vestiges, par exemple aux alentours de 2 heures 8 minutes lorsque Wang Bing suit des personnages dans les rues enneigées. Ces éléments mettent en avant la plasticité de l’image et l’idée d’une médiation entre les scènes et le spectateur. L’effet de caméra embuée qui masque complètement les personnages (Rails, 1 heure 13) va également dans ce sens.

Dans une interview filmée intégrée au coffret DVD d’ A l’Ouest des rails, Wang Bing explique l’origine du désir de faire ce film qui correspond au départ au désir de filmer les lieux – notamment le caractère d’immensité et de vide des usines – et non à un discours pré-construit. D’où l’abondance de plans purement contemplatifs qui alternent avec les scènes dans lesquelles une action se produit. Ce sont les nombreux plans d’usines sans ouvriers, les nombreux travelling depuis les trains, etc.
Le travelling est une figure importante dans la totalité de l’œuvre. Il se décline de deux façons principales. Dans ces travelling pris depuis des trains, qui sont particulièrement présents dans la partie Rails, puisque correspondant à l’univers quotidien des personnages filmés, mais structurent déjà Rouille 1 (ils l’ouvrent et le terminent), sans que cela corresponde à un besoin narratif. La particularité de ce mouvement est qu’il ne se dirige vers aucun but précis, qu’il pourrait durer des heures et que son arrêt est uniquement déterminé par une nécessité de rythme, donc une nécessité avant tout corporelle.
L’autre type de travelling récurrent est celui qui consiste à suivre des personnages de dos, qui souvent mènent le cinéaste à l’intérieur de leur maison ; comme dans Vestiges aux alentours de 13 minutes 38 où l’on suit Bobo quelques instants avant de pénétrer chez lui. Ces plans ne sont pas non plus nécessités par la diégèse et semblent relever surtout d’un désir de rythme, qui n’a pas de valeur didactique et capte uniquement les rapports des corps – des personnages comme du filmeur – à leur environnement.

Au niveau du montage, la structure rythmique qui revient fréquemment est celle qui fonctionne d’abord sur un long plan mobile dont on s’attend à ce qu’il forme un plan-séquence, dont la continuité est finalement rompue par un raccord qui dynamise la scène. Un exemple particulièrement parlant de ce type de montage se trouve dans Rails, vers 1 heure 09, lorsque le fils du vieux Du montre ses photos à la caméra puis pleure l’absence de son père. Pendant assez longtemps la caméra opère des allers-retours entre le visage et les mains du personnage sans qu’il y ait de montage. Vers la fin de la scène, un raccord dans l’axe sur son visage (type de raccord très rare dans le film par ailleurs) détruit brusquement la continuité. Il s’agit à la fois d’installer une durée qui corresponde vraiment à celle que vivent les personnages, et de rappeler finalement le travail de création à l’œuvre. Là encore le rythme semble dicté davantage par le rapport du cinéaste aux lieux et aux êtres qui y évoluent que par un montage intellectuel.

A l’Ouest des rails me semble mettre en place une stylistique directement liée au changement de société dont ils se fait le témoin, aussi bien par ses choix plus généraux (absence de commentaires et de musique extra-diégétique, …) que par ces différents stylèmes que nous avons relevés et qui produisent une lecture non marxiste des événements, ne s’appuyant pas sur l’idée d’un sens de l’Histoire. Il semble au contraire que la construction en parties non chronologiques, en scènes qui ne se concluent pas mais apparaissent comme des fragments parmi d’autres (pas de lecture didactique), les travelling sans but déterminé et la sensation de déséquilibre produite par divers éléments de cadre ou de montage constituent la forme trouvée par Wang Bing pour rendre compte d’une conception des individus et des sociétés qui ne peut plus s’appuyer sur aucun déterminisme, quand ces individus trahis par les régimes pseudo-communistes se voient soumis à l’aléatoire indifférent du capitalisme.

Charlotte Cayeux

Les fonctions du travelling et du hors-champ dans « Damnation » de Béla Tarr

Damnation est un film hongrois réalisé en 1987. Nous analyserons le rôle joué dans ce film par les formes filmiques que constituent le travelling et le hors-champ, et qui sont souvent articulées l’une à l’autre. Nous observerons la manière dont elles sont amenées par la mise en scène, et tenterons de déterminer le sens qu’elles véhiculent en nous appuyant précisément sur quelques scènes du film.

Le travelling dans Damnation est important parce qu’il participe de la création d’un rythme particulier, très lent, qui instaure une tension et confère au film un caractère contemplatif. Ce travail sur la durée se ressent dès les premiers plans. Le film s’ouvre sur un plan d’ensemble, nous donnant à voir un paysage traversé par des piliers servant à transporter du matériel. La caméra reste fixe assez longuement, laissant au lieu le temps d’exister, rythmé par le lent trajet des fils et les sons réguliers qui évoquent un espace en construction – bruits de travaux dont on ne peut identifier précisément la source. Au bout d’un certain temps, la caméra commence à opérer un lent travelling arrière, qui redouble la lenteur de déplacement des fils dans le cadre. Ce mouvement appuie le caractère étrange créé déjà par l’espace visuel – un paysage qui semble vide, la présence unique de ces piliers renforçant cette impression – et par l’espace sonore – des sons pas clairement identifiés dont la réverbération vient également souligner le sentiment général de vide.

 

Ce mouvement participe ainsi à créer, dès l’ouverture du film, une réelle tension et un « style » : il ne s’agit certes pas d’un film spectaculaire à rebondissements, et ce premier plan dégage déjà l’importance de ce qui n’est pas visible dans le cadre mais suggéré (par les mouvements de caméra, le son, etc.). L’utilisation du travelling est en effet directement liée à celle du hors-champ : ce travelling arrière n’a pas pour fonction de décrire un paysage mais de relier deux espaces. En reculant, la caméra nous fait pénétrer peu à peu à l’intérieur d’une maison, où un homme assis devant sa fenêtre observe le paysage en question. La présence de cette fenêtre forme un cadre dans le cadre, et le mouvement de caméra opère une modification du point de vue, puisque le paysage qui semble d’abord observé d’un point de vue extérieur est ensuite assimilé au regard du personnage.
Le travelling arrière travaille également sur la présence du hors-champ, sa lenteur contribuant à l’atmosphère générale de mystère. On commence en effet par comprendre qu’on se trouve dans un lieu fermé avec l’apparition du cadre de la fenêtre, et il se passe un certain temps avant qu’un mouvement latéral vers la droite fasse pénétrer le personnage dans le cadre. Ces mouvements de caméra et le rythme qu’ils installent instaurent bien un jeu sur le champ et le hors-champ, parce qu’ils font attendre par le spectateur l’arrivée dans le cadre d’éléments encore invisibles. La lenteur de ces mouvements appuie cette tension entre le vu et le non-vu, la caméra semblant effectuer des circonvolutions avant de se rapprocher du personnage. Ce choix de mise en scène crée une certaine distance par rapport au personnage, vu dans ce premier plan uniquement de dos, qui se manifeste également par les changements de points de vue. La caméra n’est pas directement « avec » ce personnage : elle s’approche de lui doucement, comme s’il lui fallait l’apprivoiser et passer d’abord par une vision plus distante de son environnement. Le rythme des travelling dans ce plan, outre qu’ils expriment l’idée d’une vérité qui se dégagerait non pas des événements représentés mais de la durée spécifique que crée la mise en scène, instaure aussi une tonalité particulière, qui donne le sentiment d’une tendresse un peu désespérée (mouvement lent comme une caresse, qui effleure le personnage…).

Dans le deuxième plan, la caméra filme un mur puis opère à nouveau un mouvement latéral vers la droite, qui fait entrer dans le champ le reflet du visage de l’homme en train de se raser. Le principe est le même que dans le premier plan : ici on part d’un détail a priori insignifiant –le mur- avant d’aller chercher le visage du personnage. Cette présence du mur en gros plan avant l’apparition du visage dans le cadre permet d’ancrer le personnage dans un espace très concret, de le relier directement à son environnement proche. Béla Tarr construit son personnage avant tout en filmant un corps confronté à des espaces précis. Ce mur que la caméra frôle avant d’atteindre le visage instaure encore une distance vis-à-vis du personnage, en même temps qu’il confère au plan une certaine gravité : il fait ressentir la présence d’un espace hors-champ dans lequel ce personnage principal, Karrer, évolue. Il déplace l’intérêt par rapport à ce qui est strictement représenté, indiquant que ce ne sont pas tant les actions représentées qui sont signifiantes (ici, l’homme qui se rase) que l’espace et la durée dans lesquels elles s’ancrent.

Les gestes de Karrer se rasant viennent redoubler la lenteur du mouvement de caméra (un travelling latéral avec quelques mouvements panoramiques), et prennent ainsi une épaisseur particulière. Ils sont directement associés (par cet effet de correspondance) à un lieu qui paraît dévasté et où le temps semble s’écouler lentement.
Là aussi la caméra semble effleurer le personnage : elle le fait entrer dans le cadre progressivement, reste un moment sur lui puis se retire lentement. Cette façon de filmer exprime l’idée que le personnage ne peut pas être totalement appréhendé ; qu’il conserve une part de mystère ; que seuls peuvent être décryptés quelques gestes ou attitudes.
Le fait de filmer le reflet de son visage, après que le personnage ait été filmé de dos et dans l’obscurité, va également dans ce sens : le personnage est d’abord observé par le biais d’un objet intermédiaire. Ce reflet met également en jeu la question du hors-champ puisque l’espace et le corps « réels » ne sont pas montrés directement. Il rappelle à nouveau le fait que l’espace réel ne peut pas être cerné totalement, et que ce qui est absent de l’image mais suggéré par elle est aussi important.

Dans le quatrième plan, on voit Karrer caché derrière un mur et qui épie des gens. La venue de ces gens est d’abord annoncée uniquement par les sons hors-champ de leurs pas. Pendant un certain temps on les entend sans que rien ne bouge dans le cadre. Ces sons hors-champ font ressortir par contraste le vide visuel en même temps qu’ils créent une attente. Le fait qu’on entende ces pas très distinctement alors que les personnages qui les émettent sont absents du cadre souligne également l’idée d’un espace vaste, peu meublé. Ils font ressortir aussi par contraste le silence qui règne – aucune parole, et des bruits très ponctuels.
L’utilisation du hors-champ est liée au point de vue de la caméra, qui reste dans ce plan avec le personnage principal. La place de la caméra nous fait ressentir l’attente de Karrer, et les sons hors-champ contribuent à placer le spectateur dans une position un peu frustrante, puisqu’il en sait moins que le personnage (on ne connaît pas ses motivations à ce moment du film, on ne sait pas pourquoi il attend) et qu’il ne peut en voir plus. Autrement dit, le spectateur assiste à la « scène » du point de vue de ce personnage, mais l’impossibilité de saisir sa «psychologie » et ses pensées est soulignée par ce mystère que dégage le plan, créée notamment par l’attitude du personnage-voyeur, la place de la caméra qui reste à distance des autres personnages et les sons d’abord acousmatiques.

 

Lorsque les personnages entrent dans la voiture puis quittent le cadre, Karrer se dégage lentement de sa « cachette » et s’éloigne de la caméra. Celle-ci opère un lent travelling latéral pour que le personnage soit filmé au centre du cadre, mais elle reste à la même place et le personnage peu à peu atteint l’arrière plan. Le mouvement de caméra appuie le caractère pesant de la scène, créé déjà par le paysage sinistré, l’atmosphère silencieuse, la situation d’un homme qui épie… Comme les sons ponctuels font ressortir le silence général, ce mouvement de caméra ponctuel souligne par contraste l’immobilité de la caméra dans l’ensemble du plan. Son rythme lent appuie la lenteur du personnage lorsqu’il marche, et l’image qu’il donne d’un personnage désabusé, évoluant solitaire dans un paysage morne.
A la fin du plan, tandis que le personnage s’éloigne de la caméra, on entend des sons hors-champ, qui ressemblent à des plaintes d’animaux. Ces sons confèrent à l’image une certaine extension : ils rappellent la présence d’un large espace autour du cadre, dans lequel chaque son prend une sonorité particulière avec une assez grande réverbération. L’utilisation du hors-champ a donc pour fonction d’appuyer l’espèce d’inquiétude que ce début de film provoque – lié en particulier à l’ignorance du spectateur : il ne sait rien sur le personnage et n’a pas même entendu sa voix, ne voit que des portions d’espace et entend des sons hors-champ qui dans le vide ambiant prennent une tonalité particulière et révèlent la présence d’un « ailleurs ».Ces sons dramatisent aussi la scène en soulignant le peu d’espace que la caméra nous donne à voir, et le fait que l’on soit assigné à un point de vue unique. La présence du hors-champ devient du coup évidente et prend un sens fort.

La première scène qui a lieu dans le bar s’ouvre par un gros plan sur une pile de verres. La caméra effectue un lent travelling vers la gauche pendant qu’on entend en hors-champ la conversation de deux hommes. Le rythme du travelling est redoublé par le rythme de la musique extra-diégétique : un air d’accordéon, lent et qui se répète sans arrêt. Cette musique a une tonalité assez mélancolique, et associée à elle ces plans sur les verres donnent l’image d’un lieu plutôt sordide, où l’on va boire pour oublier – cette idée étant confirmée par les propos des deux personnages qui évoquent le manque d’horizon de leur vie.
L’utilisation de voix hors-champ dans ce plan renforce l’aspect mystérieux des dialogues : un homme propose quelque chose à Karrer, qui lui permettrait de gagner de l’argent, mais nous ne savons pas de quoi il s’agit exactement. Au bout d’un moment Karrer entre dans le cadre, mais pendant un certain temps l’autre personnage demeure hors-champ. Sa façon de parler et singulièrement sa façon de rire, ainsi que les propos assez obscurs, prennent de par cette absence du cadre un caractère un peu étrange, presque inquiétant.
D’autre part, il n’est pas anodin que les premières phrases prononcées par le personnage principal soient entendues hors-champ : cela confirme l’idée d’un personnage qu’on ne saisit pas tout à fait, que le cinéaste ne cherche pas à enfermer dans une « psychologie » et qu’il traite comme un personnage complexe dont on ne peut pas définir totalement les multiples motivations. Le choix du hors-champ apparaît donc ici comme un outil pour instaurer un certain rapport avec les personnages, avec cette idée que la caméra elle-même tourne autour d’eux, tâtonne pour tenter de les appréhender.
Le travelling sur les verres sert à décrire l’espace en partant de détails précis. Il nous donne une image très concrète de ce bar, qui exprime très matériellement les idées véhiculées par les dialogues (l’alcool, l’ennui, etc.). Il permet également de décentrer l’attention de ces dialogues : ils sont mis en perspective par ce plan sur les verres, qui instaure une certaine distance vis-à-vis des personnages et les replace dans un contexte. Le lieu en soi et les objets qu’il contient deviennent aussi signifiants que les paroles échangées.
Ici comme souvent dans le film, l’utilisation du travelling lui confère un caractère contemplatif. Le spectateur peut prendre le temps d’observer les lieux en détail, de se plonger dans l’atmosphère particulière qu’ils dégagent. Le travail sur la durée l’oblige à regarder vraiment, indépendamment de l’ « action » représentée. Ces mouvements de caméra cherchent à transcrire un état d’esprit général, qui caractérise les personnages mais aussi les lieux en eux-mêmes.

Dans cette même scène, après quelques plans rapprochés sur les personnages, ceux-ci sont filmés par un plan de demi-ensemble et la caméra opère un travelling cette fois vers la droite. Ensuite la caméra les filme en plan rapproché et effectue à nouveau un lent travelling vers la gauche pendant qu’on suit leur conversation. La prépondérance dans la scène de ces lents mouvements de caméra participe de son atmosphère empreinte de mélancolie et d’une certaine tendresse. Ce sont eux surtout qui lui donnent un rythme particulier, assez fluide, qui fait ressentir plus profondément le passage du temps. Ces travelling expriment l’ennui qui se dégage du lieu, et l’idée d’une attente sans objet précis – que suggèrent déjà les dialogues. Ils marquent également un rapport particulier aux personnages, comme si le cinéaste refusait de les enfermer dans un cadre strict et voulait au contraire leur accorder une certaine « liberté » en évitant une « psychologisation » trop grande – par le cadrage notamment. Le cinéaste ne se situe pas dans une relation de maîtrise absolue de ses personnages, à qui il laisse une part de mystère.

 

Plus loin dans le film (à environ cinquante-cinq minutes après le début), une séquence qui réunit Karrer et sa maîtresse s’ouvre à nouveau par un travelling latéral vers la gauche. On voit d’abord un mur, puis peu à peu le mouvement de caméra nous amène vers la femme adossée à ce mur et le personnage masculin qui lui fait face. Là encore ce choix de mise en scène valorise l’aspect très concret et matériel du film ; la vérité d’une scène est contenue aussi dans des éléments de décor très terre-à-terre. Balayer la surface d’un mur avant d’atteindre les personnages permet de faire ressentir plus directement l’aspect délabré de la ville, sa grisaille, et de camper les personnages dans un rapport très physique à ce décor. Ce travelling qui ouvre la scène nous plonge ainsi dans l’atmosphère d’un lieu, qui est primordiale pour exprimer très matériellement l’état d’esprit des personnages.
On commence à entendre la voix de l’homme un peu avant que les personnages pénètrent dans le cadre. La présence de cette voix hors-champ, même fugitive, contribue à donner l’idée que l’espace et le décor ont autant d’importance que les personnages qui évoluent dedans ; finalement, ils sont un élément de ce décor, et ce type de procédé souligne leur aspect très matériel et la présence de leur corps dans un environnement particulier.
Là encore la forme filmique du travelling et celle du hors-champ sont directement liées et prennent sens l’une par rapport à l’autre. Le travelling joue en effet sur l’attente du spectateur et sur une sorte de « désir de voir » qui l’anime. La lenteur du mouvement de caméra amplifie ce sentiment et renforce l’espèce de mystère que dégagent le lieu et les personnages qui parlent peu et dont nous ne savons presque rien. Le travelling crée donc une tension particulière par laquelle l’actualisation du hors-champ est sans cesse attendue.
Ces effets combinés contribuent ainsi à favoriser l’aspect contemplatif des images par rapport à l’intrigue elle-même. Celle-ci est sans cesse remise en perspective par l’emploi de ces procédés, qui valorisent l’atmosphère dégagée par le visuel et le sonore indépendamment des besoins narratifs stricts.
Lorsque Karrer parle à sa maîtresse et lui décrit son amour (les expressions métaphoriques employées –le « tunnel » par exemple- appuyant d’ailleurs l’impression de mystère), la caméra reste fixe pendant assez longtemps. Puis l’homme et la femme s’éloignent de la caméra et se dirigent vers la porte. La mise en scène convoque alors particulièrement l’espace hors-champ. D’abord lorsque la femme ouvre la porte et attend un instant que l’homme réagisse : les personnages semblent suspendus entre deux espaces, l’espace du monde extérieur et l’espace intime, impression appuyée par le discours que Karrer vient de prononcer et où il utilise l’image du tunnel, et d’un monde autre – celui qu’incarne cette femme – où il désire en vain pénétrer. Ensuite, l’image de la porte refermée sur les deux personnages demeure un temps assez long à l’écran. Le spectateur a alors totalement conscience du hors-champ, porteur d’autres possibles, et ce temps suspendu avant que la caméra entre dans la maison joue d’une certaine manière sur sa frustration. Il ne peut pas s’identifier totalement aux personnages, du fait de ce jeu incessant de la caméra qui tour à tour les montre et les cache. La mise en scène met ainsi en évidence l’existence de deux espaces qui semblent s’opposer ou du moins dont le passage de l’un à l’autre semble constituer un réel « franchissement » (métaphores sur une autre réalité dans le discours de Karrer, hésitation de celui-ci avant de franchir le seuil de la maison, la caméra qui reste à l’extérieur après que les personnages aient quitté le cadre, etc.).

Dans le plan qui suit, la caméra se trouve à l’intérieur de la chambre et filme l’homme et la femme faisant l’amour. Très vite elle se détache d’eux et commence à effectuer un long travelling combiné à des mouvements panoramiques. La combinaison de ces deux procédés filmiques permet d’obtenir un mouvement circulaire fluide tout en conservant la pesanteur et le gravité que dégage le travelling. Le travelling en effet souligne la présence et l’implication de la caméra, et installe un travail particulier sur la durée de par son déplacement réel dans l’espace. Ainsi la caméra s’éloigne très progressivement des amants et balaie l’espace alentour avec une lenteur qui exprime toute l’intensité et en même temps la pudeur de cette scène d’amour. Le mouvement de la caméra qui quitte les personnages pour les retrouver dans le reflet du miroir semble correspondre à une volonté de toujours rester à une certaine distance des personnages, dans une sorte de respect ou de pudeur. Il s’agit également de ne pas les réduire à leur rôle dans une scène, en les replaçant toujours dans un contexte plus global – ici, la chambre et ce qu’elle dégage. La présence du hors-champ a aussi pour effet d’exprimer l’idée que les personnages qui se cherchent sont ici unis et peuvent accéder à un « ailleurs », qui ne se réduit pas à ce qui est visible dans la scène.

 

Il faut noter également l’utilisation particulière des sons hors-champ dans ce plan. En effet on entend des bruits de la ville, assez forts, qui contrastent avec le décor de la chambre, l’intimité de la situation et son caractère plutôt silencieux. Ils sont comme un rappel de l’environnement immédiat, de l’impossibilité de s’en détacher, même dans le moment où les personnages semblent le plus proches. La nature des bruits en question qui évoquent surtout des bruits de travaux, des matériaux lourds – on aperçoit par la fenêtre les bennes filmées dans la première séquence – apparaît comme un élément dérangeant la tranquillité de la chambre. Curieusement, ces sons n’étaient pas présents dans le plan précédent filmé en extérieur, à l’entrée de la maison. Ils prennent donc un sens presque symbolique, qui semble exprimer la difficulté des personnages à s’extraire de leur milieu et de l’environnement concret, alors que Karrer dans le plan précédent évoquait ses aspirations et employait un langage assez abstrait.

Le plan se termine sur un élément du décor – le piano – dont la présence à l’image prend une épaisseur aussi en fonction de cette ambiance sonore, parce que son silence exprime l’idée d’une nostalgie, d’un espace envahit par des sons plus brutaux. Cette présence souligne en même temps le silence des personnages et le fait que quelque chose persiste en dehors de la parole.
Les personnages en train de faire l’amour sont finalement peu vus, et le plan se termine en les laissant hors du champ. Ce procédé récurrent dans le film a pour fonction ici encore de décentrer l’attention du spectateur de la scène narrative en elle-même. Ce qui se joue réellement ne se manifeste pas seulement dans les actions ou les dialogues des personnages ; ceux-ci sont finalement des indices parmi d’autres. Dans ce plan précisément, l’important n’est pas la scène d’amour en soi mais la façon dont elle s’ancre dans un environnement, un espace-temps particuliers. La tendance voyeuriste que pourrait avoir le spectateur est ainsi frustrée, et l’érotisme de la scène est lié aussi à ce mouvement de caméra qui s’éloigne des corps, les retrouve dans le miroir et les quitte à nouveau : il dégage une signification plus large de ces gestes amoureux, et tend à exprimer l’état d’esprit des personnages, leur désir désespéré. La présence du miroir et ce mouvement de caméra peuvent être perçus comme une sorte d’illustration de cette recherche jamais aboutie.

Dans le plan qui suit, la caméra reste fixe pendant un certain temps. En plan large, on voit la femme dans sa baignoire et l’homme plus loin assis contre le rebord de la fenêtre et regardant à l’extérieur. Ce regard du personnage masculin vers le hors-champ marque sa position d’entre-deux, à la fois ancré dans le monde concret auquel il ne peut échapper, et portant ses regards et ses aspirations vers un « ailleurs » possible. L’enfermement du personnage dans son environnement est exprimé par exemple par la présence récurrente de ces bennes, visibles par la fenêtre dans l’arrière-plan et qui semblent fermer l’horizon.

Le hors-champ se manifeste toujours de manière sonore, avec ces bruits très concrets (grincements des bennes, etc.) qui continuent lorsque la caméra se détourne des personnages et de la fenêtre par un travelling latéral vers la droite qui la mène dans une pièce voisine, où les bennes réapparaissent à nouveau à travers la fenêtre. On a donc un mouvement qui aboutit à cette même image, montrant à quel point la maison et les personnages sont « encadrés » par cet environnement en construction.
La caméra qui quitte Karrer et sa maîtresse pour filmer une autre pièce, vide de personnages, crée une distance par rapport à ceux-ci. Leur situation et leur relation sont soudain mis en perspective et prennent une autre épaisseur. Le cinéaste ne raconte pas seulement l’histoire de ses personnages, il décrit des lieux chargés de sens, des ambiances particulières. Ce jeu avec les personnages constitue un travail de mise en scène qui induit une certaine relation du spectateur avec ceux-ci : on est en effet rarement « collés » à eux et le film ne fonctionne donc pas sur une totale identification. Un équilibre se crée par ce jeu sur le point de vue entre une adhésion à l’atmosphère dans laquelle on se trouve plongé (grâce notamment à la durée des plans et à la forte présence d’un hors-champ) et une distance créée par la place de la caméra, qui oblige à voir dans le film autre chose que ce qui est montré, mais aussi à universaliser le propos.

Au bout d’environ une heure dix-sept de film, un plan très long (qui peut être qualifié de plan-séquence) marque une rupture dans la continuité narrative. La caméra opère un long travelling latéral :on voit des bouts de mur en gros plan, puis entrent dans le cadre des groupes d’hommes et de femmes groupés pour se protéger de la pluie, chaque groupe étant séparé des autres par ces murs.
Ce plan n’a pas vraiment de fonction narrative. C’est un passage purement descriptif : ces gens attendent et la caméra avance sans s’attarder plus particulièrement sur un groupe ou sur un visage. Le sens de ce plan est contenu pour beaucoup dans le choix de la forme du travelling, qui relie tous ces gens anonymes et offre un portrait presque documentaire d’une communauté. En effet la caméra reste à distance des personnages et l’absence de coupes confère à ce plan un sens plus abstrait : le portrait d’un groupe d’hommes unis par un quotidien et des conditions de vie similaires, sans horizon. Le travelling sert vraiment ici à exprimer la dimension universelle de la situation des personnages principaux (liée à des conditions sociales, mais aussi plus métaphysiques).
Le travail sur le hors-champ qui découle du choix du travelling (pas de plan général par exemple pour réunir les groupes d’hommes et de femmes dans le cadre : chaque visage passe et laisse place à d’autres) résonne de façon particulière. Chaque corps filmé est investi de la présence hors du cadre de tous les autres. Dans l’esprit du spectateur, leur présence n’a de sens que reliée à un contexte. Les personnages sont perçus simplement comme des parties d’un tout. Ce plan est très fort parce qu’il met tout à coup le récit en perspective et élargit son propos. Par l’utilisation du travelling à ce moment, le film devient le portrait non plus seulement d’un homme mais d’un destin collectif. Son rythme – sa lenteur et sa régularité – évoque un sentiment d’implacabilité, d’une situation commune sans issue.

 

Ainsi, le propos du film de Béla Tarr passe essentiellement par un travail sur la forme qui convoque de façon récurrente la figure du travelling et celle du hors-champ, celles-ci fonctionnant souvent ensemble. Elles participent de la création d’un rythme et d’une atmosphère, caractérisés par une certaine pesanteur et par le mystère qui se dégage notamment du traitement des corps dans l’espace et du positionnement de la caméra par rapport aux personnages. Elles sont aussi porteuses d’un sens profond : la difficulté pour les personnages d’échapper à différents déterminismes.

Charlotte Cayeux

« Exhibition » de Jean-François Davy : interférences fiction/documentaire

Réalisé en 1975, Exhibition est un documentaire de Jean-François Davy sur l’actrice X Claudine Beccarie et sur le milieu de la pornographie. Par son travail de montage et le type de croyance qu’il installe chez le spectateur vis-à-vis du sujet filmé, Davy met à jour la complexité et les ambiguïtés du « personnage » de Beccarie et met en question la notion même de vérité documentaire, notamment par la mise en place de situations plus ou moins fictionnelles.

D’entrée de jeu, le film se présente en tant que fabrication cinématographique sous forme d’une mise en abîme qui se met en place dès le générique. Les premiers plans donnent à voir le montage du film en train de se faire et la première figure du film à apparaître est celle de la monteuse au travail. La toute première image est celle du clap qui donne le signal du commencement de la prise, et correspond donc à ce qui normalement n’apparaît pas à l’image. Ici, son intégration dans le montage semble signifier : « Ce que vous allez voir est un documentaire, mais pas un travail de pur enregistrement de la réalité telle qu’elle est ; c’est une vérité construite et subjective que le film produit. »
Le découpage alterne ensuite des gros plans sur différents éléments techniques : la table de montage, la pellicule, l’écran sur lequel apparaissent des images de Beccarie déjà tournées et qui s’offrent donc à nous par une double médiation, à l’intérieur d’un écran second. Autrement dit, son double statut d’image est ici mis en scène : l’image de Beccarie qui est interrogée dans le film et qui correspond à son métier d’actrice porno, et celle qui est nécessairement créée par le contexte de tournage à l’intérieur du film Exhibition. L’utopie d’une « interview-vérité », d’une vérité de l’être qui puisse être captée par la caméra, est d’emblée mise à mal par ce dispositif : parce que la présence même de la caméra influe sur le comportement de la personne filmée, et parce que la vérité de l’être est pour lui-même relative, pleine de trous et en partie informulable. Au mieux, la caméra peut offrir la vérité d’une attitude, d’un corps, qui vaut pour un instant donné et sur lequel joue nécessairement le contexte du tournage.

Durant tout le générique, la caméra s’attache à filmer les mains de la monteuse et leurs mouvements. C’est sur l’aspect le plus artisanal de la fabrication du film que cette ouverture met l’accent, et sur ce qui touche à l’assemblage, à la production de sens après tournage, donc sur l’idée que le sens des images n’est pas donné d’emblée et de façon suffisante à la caméra mais produit en grande partie par la confrontation des images entre elles, des images et des sons, et par le montage.
Au niveau du son, le spectateur peut entendre quelques indications données par le réalisateur – qui apparaît à l’image mais dont on ne voit d’abord pas le visage, c’est-à-dire que l’accent n’est pas d’abord mis sur la figure de l’Auteur mais sur la dimension plus pragmatique et matérielle du cinéma- à sa monteuse. Ce qui là aussi souligne l’importance des choix de montage en vue de produire un certain effet (« Ça va faire trop haché »), qui lui-même contribuera à produire un certain sens. Le film s’éloigne par là du mythe télévisé de l’immédiateté.
Les voix enregistrées de Davy et Beccarie qui se font entendre transformées par les ralentis et les accélérations sont présentées dans leur pure matérialité, et comme matière techniquement manipulable. Avant de se concentrer sur les discours produits par ces voix, le spectateur est amené à prendre en compte leur statut d’élément transposable au sein d’une composition. L’effet de ce type de dispositif est de placer le spectateur dans une situation un peu distancée, particulièrement salutaire dans un film qui aborde des questions telles que la pornographie et le désir et risquerait aisément de tomber dans une certaine complaisance.

Dans toute cette première séquence de la salle de montage, les images déjà filmées qui défilent sur l’écran de la monteuse changent régulièrement de statut : parfois, les plans présentent la structure d’un cadre dans le cadre (on voit l’écran au milieu de la pièce), parfois les images dans l’image deviennent autonomes et prennent la taille de notre écran (le second cadre disparaît). Il y a donc toute une phase transitionnelle qui s’effectue avant de pouvoir « plonger » dans ces scènes déjà tournées, et pendant laquelle le spectateur prend conscience du rôle que joue dans la création de ce documentaire le regard de Davy et ses fantasmes, et l’écart possible entre les émotions profondes de Beccarie et la façon dont elle se met en scène face à la caméra. Trois sensibilités subjectives s’enchaînent pour que le film existe : celui de l’actrice qui cherche à se définir, celui du cinéaste qui ne peut s’abstraire totalement de ce qu’il filme, et celui du spectateur qui va combiner en quelque sorte l’expression de ces deux désirs avec le sien propre.
La présence ensuite de Claudine Beccarie auprès de Davy et de sa monteuse va dans ce sens. La caméra filme ses réactions à la vision de ces plans déjà tournés. Elle exprime physiquement puis verbalement le malaise que crée pour elle la confrontation d’images pornographiques – la mettant en scène comme actrice X – et de plans de portrait – la mettant en scène comme personne racontant son métier. Le fait d’inclure dans le résultat final la réaction première de Beccarie face à cette confrontation d’images relève d’un souci d’honnêteté morale de la part du cinéaste : c’est permettre à l’actrice d’exprimer ses réactions face au résultat (donc la faire participer aussi de façon active) et mettre à jour le rapport nécessairement ambigu entre le réalisateur et l’actrice au moment du tournage. En effet, si Beccarie sait qu’elle est filmée et participe à un documentaire dont elle est le sujet principal, ce n’est que partiellement qu’elle s’exprime en connaissance de cause, ignorant les rapprochements et la production de sens que Davy opérera par le biais du montage. Loin de chercher à masquer cette ambiguïté, il la met en scène dès l’ouverture et tout au long du film le spectateur restera conscient de ce travail « actif » du cinéaste sur son sujet. On est donc loin du cinéaste – témoin et réceptacle passif des évènements qui se déroulent devant la caméra.

 Les deux premières images qui apparaissent dans l’écran second sont d’abord l’image d’une scène à caractère pornographique où figure Claudine Beccarie, puis une image où elle est interviewée par Davy. Gros plan sur les parties génitales de Beccarie et de son partenaire, puis gros plan avec travelling avant sur son visage. Ce sont là déjà les deux types d’images qui alterneront tout au long du film et qui visent à confronter l’actrice à la personne.

Le dialogue entre le cinéaste et l’actrice au cours de cette première séquence, durant lequel il lui explique sa démarche en filmant ses réactions puis où elle lui formule son sentiment face à ce montage, rend en quelque sorte transparente la méthode de travail du cinéaste. Il explicite le type de relation qui lie Davy à Beccarie en cours de tournage et crée d’une certaine façon un niveau documentaire supérieur : il documente sur le travail documentaire lui-même.
La suite de la séquence va faire alterner trois types d’images et trois niveaux de temporalité. D’une part les plans sur Beccarie qui correspondent à un « présent » du tournage, d’autre part les plans où l’on voit les images visionnées par Beccarie mais à travers un écran dans l’écran, où se superpose donc à ce présent le passé des plans déjà montés, et enfin ces plans « du passé » qui reviennent au présent par l’effacement du contexte de la salle de montage. Ces différentes temporalités induisent à nouveau une distance par rapport aux images vis-à-vis desquelles le spectateur ne peut être dans une illusion d’immédiateté, et bizarrement c’est presque un sentiment de fictionnalisation que cela produit : on pénètre dans l’univers du film comme dans un univers unifié dont le prologue nous révélerait auparavant le caractère fabriqué. Cela se ressent particulièrement au niveau du son : lorsque les images dans l’image prennent les dimensions de l’écran et reparaissent au présent de l’action, le bruit de la machine qui constituait la présence sonore de la salle de montage disparaît et laisse place à une sensation de vide sonore, qui paraît presque artificiel, comme le silence qui s’installe dans une salle de théâtre après l’ouverture du rideau. Paradoxalement, c’est ici une distanciation qui est associée au sentiment de fabrication, de mise en scène, et qui permet de recevoir les images de sexe explicite avec un regard critique qui annule ou atténue leur effet pornographique, les interroge plutôt.

Ce qui est intéressant, c’est que ce filme interroge le statut même de l’image pornographique, difficilement situable entre les catégories de fiction et de documentaire. Dans son ouvrage La pornographie et ses images, Patrick Baudry décrit le film pornographique comme se situant « hors documentaire ».

 « Des producteurs ont d’abord exclu le documentaire des séances de cinéma. Puis c’est le film qui a pu se trouver expurgé du documentaire, de ce récit de la vie, dont parlait Maurice Merleau-Ponty. La voie était ainsi ouverte au film hors documentaire : c’est-à-dire, tendanciellement, au film pornographique. » (La pornographie et ses images, page 201.)

La dimension « hors documentaire » du film pornographique pour Patrick Baudry est liée directement à sa dimension « hors-sens ». C’est dans cette optique qu’il s’applique à démontrer que la nullité du film porno, du scénario de film porno, sont des éléments à part entière de la pornographie et constituent des « ingrédients » nécessaires à son efficacité. La dimension fictionnelle du cinéma porno est liée aussi au fait que la sexualité représentée s’éloigne radicalement de la sexualité vécue, notamment par le caractère d’immédiateté qui s’y joue :

« Un film X ne consiste pas seulement en une visualisation de scènes sexuelles. C’est en fait la non-narrativité du sexe qui s’y trouve mise en images : qui colle parfaitement, immédiatement, à des images non représentatives. » (page 176)

Et Patrick Baudry examine plus en profondeur ce rapport ambigu au réel :« Nous ne vivons pas dans une civilisation de l’image, sous l’ordre d’une « image » qui nous posséderait. A l’inverse nous sommes (s’il faut emprunter un ton de catastrophe), dans la civilisation d’une imagerie qui déconstruit la textualité imagée. Le problème, si l’on veut en voir un, n’est pas la prolifération des images, mais celle d’images qui, comme le dit Jean Baudrillard, ne montrent rien. L’image sexuelle précisément, l’image fondamentalement truquée de l’excitation et de la séduction érotique, serait peut-être de ces premières images qui se délient de tout rapport à la vérité, qui s’annoncent, tout en jouant d’un effet de réel, comme étant délibérément en-dehors de la vérité ou de tout débat autour de la vérité. » (page 59)

Il nous semble qu’Exhibition met en scène précisément un certain nombre de problématiques formulées par Patrick Baudry. Tout le film travaille à questionner le vide de l’image porno, et son statut ambigu. L’autonomie de la bande sonore et de la bande image- le son des interview qui continue sur des images de scènes sexuelles notamment- correspond à une création qui transcende le simple enregistrement du réel (qui pourrait correspondre aux seules interviews) et se rapproche d’une partition à plusieurs voix, incluant des fragments plus ou moins mis en scène.

Une partie particulièrement intéressante du film à cet égard est celle de la scène lesbienne entre Claudine Beccarie et son amie. Jean-François Davy présente successivement trois « scènes » filmées différemment à partir du même dispositif (c’est-à-dire, à chaque fois, ces deux femmes seules devant la caméra). Dans ces trois scènes le degré de fictionnalité varie.

Dans le premier cas, le cinéaste demande aux deux femmes de faire l’amour devant la caméra. C’est la seule consigne donnée (explicitée dans la scène même, le dispositif étant donc transparent), à partir de laquelle elles sont censées donner libre cours à leurs désirs. La manière de filmer se différencie d’un film porno-type par la rareté des gros plans isolés, le fait que les corps soient filmés dans leur totalité (unifié par les travelling qu’opère la caméra sur les corps), l’absence de musique extra-diégétique ou d’effets sonores. Davy ne cherche absolument pas à effacer la présence d’une caméra voyeuriste – effacement qui conforterait le spectateur dans cette posture. Au contraire, ce dispositif est souligné de façon très brute par le réalisateur hors-champ (« Allez maintenant on va tourner la scène d’amour avec Mandarine. »). Après quelques instants d’ébats, cette présence impudique de la caméra et par là même le regard du spectateur sont à nouveau rappelés par les deux femmes qui se tournent vers l’équipe technique et s’adressent directement à elle (« Vous pourriez nous mettre de la musique ! On se demande ce que vous faites… », « Ils reluquent ! »). La situation est donc l’inverse de celle d’un film porno de fiction qui chercherait à se faire passer pour du porno amateur. Ici, si l’on peut débattre éventuellement de l’intérêt de la démarche, de ces tentatives pour filmer du sexe explicite autrement que ne le fait la pornographie « traditionnelle », cette démarche est au moins claire et mise en question tout au long du film essentiellement par la confrontation (d’images, d’images et de sons) et l’échange franc et direct entre le cinéaste et l’actrice (à de nombreuses reprises Davy est amené à souligner certaines contradictions dans les discours de Beccarie).

Le caractère auto-réflexif du film est encore plus clair lors du plan où les deux actrices à l’issue de cette scène sont interrogées par Davy sur leur démarche : « En fait ce que vous venez de faire c’est un peu une expérience que vous aviez envie de faire toutes les deux ? ». Et Claudine Beccarie de répondre : « Oh non, ça n’a rien à voir avec ce qu’on pourrait faire toutes les deux ! ». Le sentiment de voyeurisme lié à celui de surprendre une intimité est complètement mis à mal, et l’impossibilité pour le cinéma – à moins d’utiliser des images « volées »- d’atteindre un tel objectif est ainsi pointée (la présence connue d’une caméra influant nécessairement sur l’attitude des gens filmés) .
Le statut d’une telle scène est en tout cas difficile à définir. Il est impossible de décider dans quelle mesure les deux femmes se comportent devant la caméra en tant qu’actrices ou en tant qu’amantes. Par ailleurs, on peut dire de la scène qu’elle est improvisée à partir d’une situation totalement fabriquée pour le film. Et le caractère fabriqué de cette situation relativise à la fois son aspect documentaire (on s’éloigne tout à fait du « pris sur le vif », et il y a action directe sur le réel, construction d’une situation dans un but quasi expérimental), et son aspect fictionnel (le fait que cette fabrication soit explicitée annule l’effet de fictionnalisation pour le spectateur). Par ailleurs, même si la situation de départ est fabriquée, la liberté des actrices à l’intérieur de la scène lui confère malgré tout une dimension documentaire relative.

Le deuxième traitement fait par Davy de ce dispositif de départ (filmer une scène d’érotisme entre Claudine Beccarie et son amie) revêt un statut complètement différent. Plusieurs éléments en font une scène qu’on pourrait davantage qualifier de pornographique selon les critères formulés par Patrick Baudry. Les indications données par le cinéaste aux actrices et qu’on entend hors-champ montrent clairement qu’il se livre ici à un réel travail de mise en scène, et que les deux femmes procèdent à un travail d’acteur X, se positionnant selon ces indications. Le type de plan change par la même occasion : gros plans sur les parties génitales, ajout d’une musique étrange et stylisée, sons diégétiques assourdis (en particulier la voix de Davy qui s’adresse aux actrices). Cette « scène » est divisée en deux plans très courts, qui alternent avec les plans de micro-trottoir, donc à l’esthétique complètement opposée, et présente la fugacité d’un fantasme resté obscur. Ici les choses sont renversées, et si l’on peut y déceler une part documentaire, c’est vis-à-vis des désirs de cinéaste de Davy qu’elle se joue.
Dans les plans de micro-trottoir, Jean-François Davy prête en quelque sorte son rôle de cinéaste à Claudine Beccarie, qui prend l’initiative des interview. Ce rôle actif, d’auto-référence distanciée, alterne donc et contraste avec ces plans où son corps est « détaché » de son individualité par le type de cadrage employé. C’est ce montage qui empêche le film à ce moment même de pouvoir être qualifié de pornographique : le contexte documentaire nuit fondamentalement à l’effet pornographique, tel que défini par Patrick Baudry.

Enfin, le troisième type de mise en scène proposé est un peu un mixte entre ces deux types d’images décrits. La caméra filme toujours Claudine Beccarie et son amie, mais cette fois c’est le travail même de mise en scène qui est donné à voir. Ce travail apparaît comme une co-mise en scène faite par Davy et ses actrices. Le cinéaste offre à Beccarie la possibilité de faire les choix esthétiques qui correspondant à sa vision de l’érotisme davantage que les productions qui l’utilisent habituellement. La différence entre érotisme et pornographie est d’ailleurs régulièrement abordée au cours du film, ainsi que la possibilité de réaliser de la pornographie intéressante et acceptable sur un plan éthique, et ces expériences de mise en scène apparaissent comme des éléments de réponse possibles. Et ici, il s’agit d’une certaine façon d’un documentaire sur la fabrication d’une scène de fiction.

L’effet de distanciation et d’auto-réflexion est appuyé par le montage qui fragmente ces scènes et leur alternance avec des scènes d’un tout autre ordre. Celles du micro-trottoir se situent du côté du « pris sur le vif », d’un « cinéma-vérité ». Et tout le film combine ces deux démarches : l’aspect d’ enquête sociologique (les interview essentiellement), et ce qui correspond plutôt aux expériences et fantasmes de cinéaste de Jean-François Davy autour de la question de la représentation du sexe (celles où il met en scène directement des plans érotiques). Les scènes qui mêlent éléments documentaires et fictionnels, comme celles que l’on vient de décrire, complexifient le dispositif et posent vraiment des questions sur les frontières entre ces deux pôles, ces questions appliquées à la représentation du sexe étant particulièrement complexes. Et le travail final de montage mêle également les deux « propos » du film : à la fois, les scènes qui sont plutôt du côté des désirs du cinéaste prennent place à part entière dans le documentaire sur l’actrice (qui porte nécessairement sur les deux dimensions du « personnage », objet et sujet de désir), et les éléments plus sociologiques ont aussi pour objet le mystère de ces désirs (ceux de Davy et ceux de Beccarie).

Ainsi, à travers ces trois utilisations différentes de la scène d’amour lesbien, nous est offert le panel de trois dispositifs possibles entre documentaire et fiction au cinéma, de l’improvisé à partir d’une situation donnée au totalement mis en scène. L’exigence qui demeure dans chacun des cas est la transparence du dispositif : les actrices savent dans le premier cas qu’elles sont filmées et le spectateur sait qu’elles le savent, dans le second cas il sait également que les actrices sont totalement dirigées, et dans le cas intermédiaire la scène se donne clairement à voir comme un documentaire sur la mise en scène elle-même.
On peut se demander si cette exigence de transparence est liée au statut particulier qu’aurait la représentation du sexe par rapport à d’autres types de représentation. Dans son texte En marge de « L’Erotisme au cinéma » (présent dans le recueil Qu’est-ce que le cinéma ?), Bazin se penche sur la question de la représentation de gestes sexuels non simulés, évoquant la conviction de son ami Domarchi selon lequel toute « émotion sexuelle concrète » devant la caméra est incompatible avec « les exigences de l’art ». En effet, cet aspect constitue une donnée à part dans la représentation cinématographique : comme il le remarque, une scène violente par exemple dans un film policier est feinte. On n’exige pas des acteurs qu’ils meurent réellement, bien que la mise en spectacle de la mort ou de la violence existe sous diverses formes, et que Bazin la rapproche de la pornographie. On peut relativiser cet argument cependant en remarquant qu’un acteur pleure ou rit réellement, et que la réalité physique du rire ou des pleurs, même si l’on sait qu’ils sont provoqués par l’acteur, ne nous fait pas conclure à leur obscénité. Le terme d’ « émotion sexuelle concrète » étant de toute façon ambigu vu le nombre d’acteurs porno affirmant n’éprouver aucun plaisir dans le cadre de leur travail. (Il nous semble par ailleurs que des œuvres comme L’Empire des sens de Nagisa Oshima et Je tu il elle de Chantal Akerman ont prouvé depuis l’écriture de ce texte qu’on pouvait filmer de façon non obscène des scènes de sexe explicite.)
Quoi qu’il en soit, la conclusion que tirera Bazin à la fin de ce texte, c’est que l’on peut a priori mettre en scène tout type de relation sexuelle, à condition de recourir aux « conditions d’abstration du cinéma », c’est-à-dire à condition de ne pas tomber dans le documentaire. Il aborde donc la pornographie dans un angle opposé à celui de Patrick Baudry, qui voit le caractère spécifique du genre pornographique au contraire dans son absence de dimension documentaire. On voit que Jean-François Davy pose de façon pratique ces questions. Il les déplace quelque peu en incluant des scènes de pure pornographie en tant qu’éléments documentaires, dont le statut est donc radicalement transformé, et en relativisant par ailleurs le sentiment du spectateur de voir du documentaire par le rappel de la médiation que constitue le filmage.

Cela est particulièrement frappant dans deux scènes d’Exhibition. La première est celle où Jean-François Davy filme Beccarie avec un jeune homme – qui n’apparaît qu’à cette occasion dans le film. Là encore, la visée documentaire est relativisée par les regards du jeune homme vers la caméra à plusieurs moments et les réactions de Beccarie (« C’est par là que ça se passe ! »). Il est donc clair que Davy n’a pas demandé au couple de faire « comme si la caméra n’était pas là ». Et ce pacte entre filmeur et filmés, qui conditionne le pacte de lecture pour le spectateur, relève d’un souci d’honnêteté vis-à-vis du spectateur. Celui-ci n’est pas amené à croire que la scène est absolument documentaire et qu’il assiste à un moment d’intimité vraie. Autrement dit, cette scène propose une réflexion sur son propre statut, et met à jour le fait qu’à partir du moment où des images documentaires ne sont pas volées (c’est-à-dire que les filmés ont conscience de l’être), le film ne peut donner à voir qu’une réalité sur laquelle influe plus ou moins le contexte du filmage, et la scène ne peut rendre compte tout à fait de la « vérité » des personnes dans l’intimité. Ce qu’offre le film, c’est une vérité documentaire dont le contexte de tournage fait partie, qui est donc en partie construite par le film. Et le rapport entre les personnages qui se joue à l’écran est un rapport qui se construit aussi à travers la caméra. C’est une idée qui correspond sûrement, à des degrés divers, à toute scène filmée, mais qui prend une ampleur particulière appliquée à ce qu’on qualifie d’ « intime ». L’intime n’est justement plus intime dès lors qu’il est filmé. Toute la démarche d’Exhibition est prise dans cette contradiction, mais sa force est que celle-ci soit explicitée et mise en scène. Que les problèmes posés par le dispositif même soient assumés.
Si dans cette scène l’absence évidente de direction des « personnages » en-dehors du dispositif de départ (le lieu, la situation) sert la visée documentaire sur les comportements sexuels, l’ajout de la musique extra-diégétique tend à fictionnaliser la scène. Elle correspond à un artifice qui dramatise la scène, lui confère une gravité que ne contiennent pas nécessairement les images en soi. D’autant plus qu’il s’agit d’une musique là encore très stylisée, un peu inquiétante, répétitive et pas vraiment mélodique. Cet ajout donne une résonance particulière aux gestes érotiques qui dépasse leur signification manifeste. C’est donc l’utilisation d’un procédé plutôt associé à la fiction qui insuffle une certaine poésie à une scène documentaire. Ici, l’aspect fantasmatique prend le pas sur l’étude sociologique dont procède la scène au départ. Le type de montage change également avec l’ajout de la musique : la scène n’est plus filmée en continuité et Davy procède à des coupes correspondant à des petites ellipses qui créent un rythme fort. La figuration du mystère qu’est le désir nécessite des moyens qui se rapprochent de ceux qu’utilise la fiction, même si l’alternance avec des moyens plus directement documentaires (essentiellement l’interview) est importante pour ne pas tomber dans une forme de complaisance (c’est-à-dire pour le cinéaste ne plus filmer que selon ses propres fantasmes et éluder la parole de Beccarie).

La scène de masturbation est aussi très intéressante par rapport à la question d’une approche documentaire de la sexualité, et à la situation ambiguë où est placé le spectateur. La scène débute sans introduction par le cinéaste contrairement à la scène homosexuelle, qui aurait sans douté été ici un peu obscène. L’ « intimité » de la situation appelle l’absence de commentaire avant et pendant. La scène est filmée dans sa continuité, en plan séquence, avec des zoom avant et arrière mais sans gros plans et avec une préférence accordée au cadrage de la totalité du corps. Tous ces éléments vont dans le sens d’un effacement relatif du cinéaste derrière la situation filmée, dont la durée notamment doit être respectée par le montage.
Mais en même temps certains éléments contribuent à styliser profondément cette scène, essentiellement par l’utilisation du son : à nouveau, l’ajout d’une musique extra-diégétique expérimentale et très étrange, et les effets d’écho sur les cris de jouissance de Claudine Beccarie, puis sur la voix de Davy l’interrogeant, qui sont des sons très artificiels. Cette scène présente donc à nouveau un double enjeu : filmer la scène de masturbation de façon documentaire en n’intervenant pas sur son déroulement et en ne la fragmentant pas par le montage, et lui ajouter une dimension plus poétique qui relève davantage de la vision personnelle et créatrice du cinéaste. Les mouvements de caméra qui tantôt s’approchent tantôt s’éloignent de l’actrice font bien sûr partie des éléments de fabrication de la mise en scène, qui agissent donc sur la scène filmée, mais semblent correspondre à un point de vue sur Beccarie et la scène filmée, tandis que le plan filmé avec un cadre fixe aurait donné une scène beaucoup plus froide et plus « objective ». Ici au contraire, ces mouvements de caméra incarnent un désir, un regard qui tente d’appréhender le plaisir féminin à travers la « démonstration » de Claudine Beccarie.
On peut donc dire de la scène qu’elle est à la fois documentaire et fortement mise en scène, qu’elle est à la fois la scène telle quelle et investie d’une subjectivité forte. D’une certaine façon, le mélange de ces deux approches dans le film en fait un double documentaire : sur les désirs de Beccarie, et sur ceux du cinéaste lui-même (et, partant, comme on l’a déjà remarqué, sur Beccarie sujet et objet de désirs).
Après la scène de masturbation, et à l’intérieur du même plan-séquence, Davy interroge l’actrice sur ses impressions. A nouveau, transparence du dispositif : rappel de la présence de l’équipe de tournage, distanciation par le discours « à chaud » sur la scène qui vient d’avoir lieu (qui nous rappelle le caractère artificiel de la situation). A la question « C’était bien ? » Beccarie répond « non ! » et explique qu’il lui aurait fallu plus de préparation. L’efficacité documentaire est ainsi remise en question : la part d’interprétation de la part d’une actrice X habituée à simuler l’orgasme et celle de plaisir véritable sont incertaines, mais cette ambiguïté est clairement dite par cet échange qui suit la scène de masturbation.

L’échange continue ensuite en voix off lorsque Davy commence à aborder la question des premières expériences sexuelles, conditionnant toute la vie sexuelle. A l’image on voit des plans sur Beccarie dans le jardin de sa mère, des plans où elle est auprès de sa mère ou de son petit ami. Ce sont des plans apparemment de « pur » documentaire (des images « prises sur le vif »), mais désincarnés par l’absence de son correspondant à ces images. En voix off, Claudine Beccarie nous apprend son viol adolescente, la raison de ses années en maison de correction qu’elle n’avait pas encore dite à Davy. Un tel « aveu » en fin de documentaire pourrait aisément avoir un effet sensationnaliste très gênant. Cette dissociation des sons et des images à ce moment du film apparaît comme une réaction de pudeur nécessaire pour ne pas tomber dans l’obscène – ce qui bouleverse d’ailleurs les notions de pudeur et d’obscène dans un film où abondent les scènes de sexe explicite. Elle confronte les images anodines de Beccarie dans sa vie quotidienne à ce qu’on apprend de son passé, et leur confère ainsi une portée autre. Et en même temps, ces images permettent de recevoir la « confidence » de l’actrice d’une façon qui exprime d’une certaine manière le fait qu’on ne peut donner à voir toute la portée d’un tel témoignage, que la caméra est à ce moment là impuissante et l’image nécessairement insuffisante.

C’est seulement après que Claudine Beccarie ait évoqué explicitement son viol que l’on retrouve son visage filmé en gros plan, pendant qu’elle continue de raconter son adolescence. Puis sa voix redevient off et ce sont d’abord des plans sur différentes équipes de tournage au travail. Puis des images prises pendant le tournage du film de Vecchiali Change pas de main, au cours duquel Jean-François Davy a rencontré et filmé Claudine Beccarie pour la première fois, qui apparaissent. La voix de la personne Claudine Beccarie est directement confrontée à l’image de l’actrice. La scène confronte l’image de l’actrice telle qu’elle est apparue pour la première fois au cinéaste (mais cela le spectateur ne le sait pas nécessairement) et son ultime « confidence » face à la caméra, puis ses sanglots qu’on entend en off et qui contrastent avec l’image de l’actrice sur le plateau qui sourit et s’exhibe ; et cette confrontation sur laquelle le film se termine, ne crée pas une fin « conclusive » comme l’aurait fait le film si la dernière séquence n’avait présenté à l’image que le lieu et le temps correspondant au discours en voix off. C’est une fin ouverte par ce retour à l’image la plus « connue » de Beccarie, qui indique que le mystère du désir, de la représentation du sexe et du monde de la pornographie est loin d’être épuisé. Car le danger de cette dernière scène était évidemment qu’elle apparaisse de façon manichéenne comme donnant les clefs, « la » cause à tous ces comportements. Or la dissociation des images et des voix oblige le spectateur à ne pas s’en tenir là, et en revenant notamment au phénomène collectif du tournage, à des interrogations qui contiennent mais dépassent aussi les histoires individuelles. On discerne tout particulièrement dans cette dernière scène en quoi Exhibition se distingue d’un reportage sensationnaliste. Le refus du « tout montrer » (même si la thématique principale est précisément la pornographie !), de la pseudo objectivité absolue, et le travail actif du montage par la confrontation en font un documentaire dans lequel la subjectivité du regard du cinéaste est assumée (éventuellement à travers des éléments habituellement associés à la fiction) et où les limites mêmes de la démarche documentaire sont mises en scène.
L’avant-dernier plan est un plan de Beccarie accroupie et de profil, commençant à masturber un partenaire hors-champ. Elle se tourne vers la caméra et un raccord-regard nous donne à voir en contre-champ le dernier plan du film, sur l’équipe de tournage. Ce regard-caméra de l’actrice est très lourd de signification, et semble mettre en cause à travers la position de filmeur celle de spectateur, son voyeurisme. Ces deux derniers plans proposent, comme au début du film, une réelle mise en abîme qui interroge le dispositif même du cinéma, à la fois fictionnel (la scène tournée à l’intérieur du film est une scène de fiction) et documentaire (la scène réalisée à partir de cette scène est documentaire). La fin du film avec simplement les bruits de murmures de l’équipe concentrée est très belle : il semble que le film se taise finalement, et admette son incapacité à en dire plus sur le mystère que constitue un être, sur celui de l’érotisme.

Exhibition est une œuvre intéressante par son traitement novateur de la sexualité au sein d’un documentaire, et parce qu’il renouvelle les questionnements sur les frontières entre fiction et documentaire en matière de représentation de la sexualité. La démarche, si elle peut porter à débat, est en tout cas honnête parce qu’elle est explicitée et par là même offerte à la critique et à la réflexion.

Charlotte Cayeux

« La Légende du grand judo » de Kurosawa, produit et reflet du Japon en guerre

Le premier film réalisé par Kurosawa en 1943, La Légende du grand judo, porte de façon assez subtile les traces du contexte historique et des mentalités qui prévalent dans le Japon en guerre. Outre le fait que nous n’ayons à disposition que la version censurée en 1944 (une version donc qui porte les traces les plus matérielles de l’époque), et bien qu’il s’agisse d’un film historique situant son action durant l’ère Meiji, de nombreux éléments du récit rendent compte à la fois de l’influence de valeurs traditionnelles japonaises et de l’émergence de valeurs plus modernes, liées à l’époque de tournage du film. Il mêle certains compromis dus à la forte censure dans la période de guerre et certaines audaces dans le propos de Kurosawa.

Le personnage principal du film, Sugato Sanshiro, est un jeune homme qui pratique le jiu-jitsu. Sa rencontre avec l’inventeur du judo est le point de départ du récit. La thématique centrale du film est ainsi celle du changement d’état d’esprit qui accompagne le passage d’une technique à l’autre, et prend la forme d’une initiation. Un certain nombre de valeurs traditionnelles présentées dans le film font écho à celles qui s’exacerbent dans le Japon en guerre des années 40.

Cette thématique principale est clairement exposée dès la seconde scène. Un groupe d’adeptes de jiujitsu dont une nouvelle recrue discutent. La conversation porte sur le judo, dont le novice ignore l’existence. On lui apprend que le soir même doit avoir lieu un combat contre l’inventeur du judo. Un des hommes a cette formule pour qualifier le projet des adeptes du judo : ils veulent « transformer l’Art de l’agilité en Voie de l’agilité ». Ainsi est d’emblée exprimé le conflit qui oppose l’ancien et le nouvel art martial, lié donc à un changement en termes d’époque et de mentalités. L’expression « Voie de l’agilité » induit l’idée d’un nouvel art lié à une conception plus spirituelle des arts martiaux, s’opposant à l’ « Art de l’agilité » qui prend un sens plus technique. Ce ne sont pas deux techniques différentes qui s’affronteront dans le film, mais bien deux conceptions de l’individu face à son « art ». Or, l’éloge que fait le film d’une discipline valorisant l’équilibre intérieur et la maîtrise de soi plutôt que la force brutale est certainement un sujet de mécontentement pour les censeurs de l’époque, inquiets d’exalter le combat et la force guerrière par tous les biais.
On apprend aussi dans cette scène que l’enjeu se situe autour du poste d’instructeur en arts martiaux que cherche à pourvoir la préfecture de police, et que convoitent les deux écoles. Ce respect profond de l’Ordre que rien ne vient contrecarrer dans le film va au contraire dans le sens d’un certain conservatisme, sûrement renforcé à une époque où une part majoritaire de la population japonaise fait preuve d’une servilité extrême à l’égard de l’Empereur en particulier, des dirigeants en général. On peut dire que le film dans son ensemble se situe dans une certaine tension (en particulier à travers le personnage principal de Sanshiro) entre la représentation de valeurs plutôt réactionnaires, et celles de valeurs plus progressistes.

La scène où Yano de Shudokan, adepte du judo, est attaqué par le groupe d’hommes de la première scène, produit un discours critique vis-à-vis de l’idéologie incarnée par ceux-ci qui peut être mise en parallèle avec celle du Japon en guerre.
De nombreux éléments de mise en scène tendent à figurer d’emblée la « victoire » de la nouvelle idéologie sur l’ancienne. L’opposition entre le personnage de Yano qui se tient seul face aux hommes qui forment une « bande » se redouble ironiquement de l’opposition entre la brutalité hargneuse de ceux-ci (ce sont eux qui attaquent et s’élancent vers le rival l’un après l’autre) et l’efficace stoïcisme de Yano (qui les attend immobile au bord du fleuve). Ce dispositif souligne déjà le caractère vain de l’attaque et de la hargne qui l’accompagne et contient une critique implicite de la démonstration de force (ridiculisée par l’échec cuisant) liée au sentiment de compétition qui caractérise la démarche des adeptes du jiu-jitsu. La supériorité de la nouvelle doctrine s’affirme ici par le calme victorieux de Yano s’opposant à la haine inefficace des attaquants.
La hargne impuissante du groupe d’hommes fait nécessairement écho au comportement des japonais en guerre, à la fois dans sa brutalité extrême, dans son caractère d’engouement collectif et dans sa finalité qui est l’extension de la domination japonaise sur le reste du monde – les motivations des hommes dans le film étant à plus petite échelle la domination de l’idéologie véhiculée implicitement par l’art du judo dans le pays. Dans le Japon en guerre, l’accroissement des territoires dominés passe par la neutralisation des puissances concurrentes occidentales ; de même, dans le contexte de La légende du grand judo, les adeptes du jiujitsu cherchent à réduire l’influence du nouvel art martial concurrent.

Le parallèle avec la situation contemporaine du Japon de 1943 passe aussi par les thèmes de l’obstination et du rapport au suicide. L’obstination aveugle et impuissante qui s’apparente au fanatisme est soulignée par un propos de Yano au chef de la bande : « Tu scelles la défaite des tenants de ton art avec de telles bêtises ». L’attitude des hommes, qui continuent d’attaquer l’un après l’autre malgré les échecs successifs, correspond à celle des militaires japonais qui continuent jusqu’au bout l’offensive malgré la certitude de la défaite. L’acharnement vain du groupe est ici ridiculisé par le biais du personnage de Yano, dont l’art fonctionne sans le recours à la haine.
Le second trait commun est celui du suicide dans lequel se cristallisent les valeurs de l’honneur. Les propos du chef de clan réclamant la mort parce qu’il ne « peut supporter l’humiliation » correspondent à un certain état d’esprit japonais issu d’une longue tradition et qui sera singulièrement exacerbé pendant la guerre du Pacifique, avec les attaques-suicides de plus en plus fréquentes et les nombreux suicides de civils après les défaites, comme après la bataille d’Okinawa, et l’attente par la population prête à se sacrifier, juste après la défaite, de la déclaration de l’Empereur relativement à l’attitude à adopter (cf  Kurosawa Akira, Comme une autobiographie, Cahiers du cinéma, 1997). Dans cette scène, la volonté de mourir pour échapper à la honte est explicitée par le personnage du chef, et, là encore, montrée dans son caractère absurde à travers le point de vue de Yano.

On peut dire par ailleurs de cette scène, comme du film dans son ensemble, qu’elle est loin d’exacerber la violence comme c’est le cas dans nombre de films sur le thème des arts martiaux. Les combats sont ici globalement courts et le fait de lancer les corps dans l’eau ne permet pas d’insister sur la matérialité des corps mis à mal. L’aspect spectaculaire est plutôt centré sur la virtuosité de l’adepte de jiu-jitsu en regard de son calme et de sa froide concentration, qui semblent figurer la dimension plus psychologique de la nouvelle technique. Le regard critique que produit la mise en scène à l’égard du groupe d’attaquants ne correspond certainement pas aux désirs d’un gouvernement lancé dans une guerre conquérante, qui attend de la production cinématographique nationale qu’elle encense les sentiments guerriers, les valeurs du sacrifice et du jusqu’au-boutisme.
A travers cette scène, Kurosawa oppose la raison au fanatisme, la maîtrise de soi à la brutalité aveugle. Les deux idéologies qui s’affrontent dans le film font clairement écho à la situation du Japon des années 40, embourbé dans une passion guerrière aveugle et vouée à l’échec – le ridicule des personnages du groupe dans la scène étant lié aux éléments combinés de l’obstination bornée et de l’impuissance profonde.

Après ces affrontements, le jeune homme qui avait assisté caché à la scène s’élance vers Yano et propose de le reconduire. Pour avancer plus vite, il abandonne ses chaussures, geste qui est appuyé par la musique et prend une signification symbolique : le personnage rompt avec son passé et adhère déjà pleinement au nouvel « art » du judo. Les plans qui se succèdent sur la chaussure déplacée au cours du temps correspond à une ellipse du récit et figure le nouveau départ pris par le personnage ; il y a là exprimée l’opposition tradition/modernité qui, mise en parallèle avec la situation du Japon à l’époque de la réalisation du film, dévoile la complexité des notions mêmes de « tradition » et de « modernité » et interdit une vision de l’histoire purement chronologique et sous le signe du « progrès ».

Un peu plus tard, le personnage principal et le Maître se confrontent au cours d’une scène qui explicite la démarche philosophique de la pratique du judo. Le maître reproche au jeune Sugata d’utiliser la technique du judo à tort et à travers, sans respecter ses règles philosophiques. Yano décrit cette démarche comme « la quête de la Vérité qui régit la nature et le monde », son but ultime étant de pouvoir « mourir paisiblement ». A l’intérieur de cette scène on retrouve le mélange entre l’éloge de valeurs qui s’opposent à l’état d’esprit général du Japon contemporain (dans la doctrine nouvelle, on ne pratique pas les arts martiaux pour le pouvoir mais dans le cadre d’une quête spirituelle) et celui de valeurs qui vont au contraire dans le sens de cet état d’esprit (Sugata prêt à mourir si le maître lui ordonne et qui plonge dans l’étang). L’obéissance à des règles strictes qui passe par la soumission au « maître » fait à nouveau écho à l’obéissance aveugle à l’Empereur qui constitue l’attitude générale des japonais dans ces années 40. Un rapport ambigu à l’individu se fait jour dans cette scène : si la notion de quête philosophique place l’individu et son rapport au monde au cœur de la démarche, le comportement de Sugata tend à effacer l’individualité derrière le Maître et la Voie à suivre. Cette problématique est particulièrement actuelle à l’époque où Kurasawa réalise ce premier film, la culture des japonais étant écartelée entre les traditions très ancrées qui prônent un effacement du moi, et les cultures occidentales qui se diffusent peu à peu et véhiculent une pensée centrée au contraire sur l’individu.
L’épisode de l’étang, dans lequel Sanshiro demeure jusqu’à la « révélation » (figurée par la fleur), transforme de façon là aussi assez ambiguë l’auto-flagellation en méditation révélatrice, dont le maître pressentait la réussite. Les notions de méditation, quête intérieure, etc., s’opposent à nouveau au règne de la brutalité qui caractérise à la fois l’ « ancien » à l’intérieur de la diégèse et l’ « actuel » dans le contexte de réalisation de l’œuvre.

L’élément dramatique à partir duquel se met ensuite en place l’intrigue en tant que telle est le Tournoi de la Police, déjà annoncé dans la séquence du début où les adeptes de jiu-jitsu exprimaient leur désir d’écarter la concurrence de Yano. Le tournoi était donc déjà le moteur de l’action lors de l’attaque. La séquence qui réintroduit cet élément narratif comme enjeu principal se présente sous la forme d’une réunion collective où Yano parle de ce tournoi à ses disciples. Devenir responsable de la section arts martiaux de la police à l’issue de ce tournoi est présenté comme une motivation importante pour affronter les écoles adverses. Ainsi le point commun entre différentes écoles est le désir de s’intégrer aux structures de la police, dans une démarche de profond respect de l’Ordre. La différence principale réside entre la brutalité impulsive des uns et la tranquille assurance des autres ; les éléments de subversion du film tiennent davantage à la conception de l’individu (rompant avec l’obéissance aveugle et accédant au niveau d’une quête individuelle dans laquelle il prend une part active) qu’à celle de l’organisation sociale.

La seconde partie du film est introduite par les sous-titres annonçant l’entrée en scène du personnage de Sayo, la fille du maître de jiu-jitsu contre lequel Sanshiro doit combattre durant le tournoi. Et cette seconde partie va effectivement se centrer davantage sur les états d’âme de Sanshiro, tiraillé entre l’amour qu’il porte à la fille et le « devoir » de s’affronter au père.
Cette problématique est annoncée à un second niveau par le biais du personnage de la fille de Monma, que Sanshiro a tué lors de leur affrontement. Le sentiment de culpabilité de Sanshiro est figuré par le souvenir du visage de la fille après le tournoi. Il apparaît déjà tiraillé entre les exigences de son art et des sentiments de simple humanité, se situant ainsi très loin du fanatisme aveugle dénoncé chez les adeptes de jiu-jitsu au début du film. Il est évident que la mise en scène des remords qui assaillent le personnage et menacent de contrecarrer son « devoir » en tant que disciple ne peut correspondre aux attentes des censeurs, pour qui la priorité de la guerre nécessite précisément la prépondérance du sens du devoir et l’absence d’états d’âme relatifs aux victimes.

La première fois que Sanshiro découvre Sayo, la fille de Murai Hansuke, a lieu sous le signe de la ferveur : Sayo est agenouillée et prie pour son père. Sanshiro et Yano qui se promène à ses côtés ignorent l’identité de la jeune femme. Les deux hommes sont séduits par la beauté de la scène, et le maître de judo loue la perte « de toute conscience » d’être et l’oubli de soi « pour fondre dans la divinité » qu’il lit dans l’attitude de Sayo. On voit que si le nouvel art martial se distingue par sa dimension métaphysique, et le fait que l’individu soit incité à un difficile travail sur soi plutôt qu’à l’obéissance passive, le but ultime demeure bien l’effacement du moi dans l’accession au divin, et la croyance en une transcendance. En ce sens la philosophie qui s’exprime par le biais du personnage de Yano sert l’idéologie toujours dominante à l’époque de la guerre du Pacifique. Là où elle s’en détache, c’est dans le rôle plus actif conféré à l’individu, à qui il ne suffit pas de suivre une ligne toute tracée, et dans le rejet de l’impulsion guerrière.
Cette première confrontation entre Sanshiro et Sayo, dont il ignore alors qu’elle est la fille du maître de jiu-jitsu, exprime la communion des êtres à travers la foi, par-delà les divergences d’écoles différentes. Elle valorise un sentiment de fraternité, et celui de la situation similaire des individus face au divin, sentiments qui s’opposent là aussi à l’idéologie guerrière et xénophobe exacerbée dans le Japon des années 40.

La première rencontre amoureuse, mise en scène de façon très poétique, des deux personnages qui ignorent toujours leur identité mutuelle, produit une image très noble de la naissance du sentiment amoureux, emprunte de pudeur.
La façon dont est dramatisée la révélation de l’identité de Sayo (la réaction très vive de Sanshira qui s’éloigne en courant lorsqu’il comprend, appuyée par la musique qui reprend ses intonations dramatiques après le motif tendre, etc.) contribue à placer le sentiment amoureux au premier plan du récit. Le dilemme constituant le nœud principal du récit apparaît à ce moment là : dilemme entre le désir de judoka de Sanshiro de gagner contre Murai Hansuke, et celui de ne pas blesser Sayo en étant vainqueur. Un tel dilemme contraste par rapport à la majorité des productions japonaises de l’époque, dans lesquelles les « devoirs » du héros prennent nécessairement le pas sur toute histoire d’amour, celui-ce ne pouvant en tout cas être dévoyé par une femme. Le film tranche donc avec ces codes habituels qui se fondent sur un total rejet de l’amour-passion à l’occidentale et sur l’idée que la Cause à laquelle se sacrifient les héros doit être placée au-dessus de tout (cf Tadao Sato, Le cinéma japonais, tome 1, éd. du centre Georges Pompidou, 1997). La phrase adressée par Sanshiro à Sayo, lui souhaitant que son père ne soit pas vaincu, est de ce point de vue particulièrement audacieuse : les sentiments du personnage principal prennent ici le dessus sur le judo.
Dans la séquence qui précède celle du tournoi de la préfecture de police, ce conflit de sentiments est explicité par la suite de plans de Sayo correspondant aux pensées de Sanshiro au moment où il médite. A l’homme qui vient le chercher il présente la jeune femme comme un « obstacle » entre lui et Murai Hansuke. L’amour est donc présenté comme une force qui surpasse la volonté de l’homme, dans ce contexte philosophique où il cherche la maitrise de soi pour tenter d’atteindre le divin. Mais cette force antagoniste prend par la mise en scène un aspect noble, qui participe de l’humanité et de la sensibilité du personnage, et s’oppose à la brutalité de la plupart des rivaux.

Au début de la scène du tournoi notamment, celui-ci est introduit par les injures que s’adressent les adversaires des deux écoles dans le public. A cette agressivité et à ce sentiment violent de compétition s’opposent l’attitude bienveillante des deux hommes qui s’affrontent. Celle-ci apparaît d’abord par le sourire courtois que s’échangent les adversaires avant le début du combat, qui se déroule ensuite dans une atmosphère de respect. On retrouve là cette particularité du film de ne pas accentuer par la mise en scène la violence physique (prépondérance de plans larges, chutes souvent hors-champ, etc.).
Après que Murai épuisé ait renoncé au combat, Sanshiro accourt vers lui pour s’enquérir de son état, et celui-ci le félicite pour ses grandes qualités de judoka. L’échange de champs/contre-champs exprime le respect mutuel des deux hommes et contraste fortement avec l’attitude malveillante des disciples de Monma au début du film. Le récit présente donc comme absurdes les haines de clans qui effacent l’humanité commune sous les différentes étiquettes. Dans le contexte des années 40, ces rivalités d’écoles font bien sûr écho à celles, à plus grande échelle, qui opposent les peuples en guerre.
Plus profondément encore, l’attitude de renoncement de Murai Hansuke, que la construction du récit donne à voir comme une attitude positive, s’oppose à celle prônée par les dirigeants et censeurs du Japon en guerre, qui est celle du sacrifice le plus grand à l’égard d’instances faces auxquelles l’individu doit s’agenouiller (État, Armée, Empereur,…).

La séquence suivante voit se résorber le conflit principal du récit (la position de Sanshiro tiraillé entre son désir de vaincre Murai et la pitié qu’il nourrit pour Sayo) : la fille, le père et Sanshiro sont réunis chez le père, les deux hommes devisant paisiblement. Les propos que Murai Hansuke adressent au jeune homme dénotent à nouveau un état d’esprit qui s’oppose à l’idéologie dominante contemporaine de l’œuvre : il lui exprime le plaisir qu’il a eu d’être vaincu par un judoka si doué. Le caractère d’humilité et de bienveillance envers celui qui le surpasse contrastent fortement avec la notion de l’honneur qui est celle de l’adepte de jiu-jitsu préférant mourir plutôt qu’essuyer un échec. Le comportement loué par le film est bien à l’opposé de celui qu’ont adopté dès 37 les dirigeants et militaires japonais, prêts à tout sacrifier, à commencer par les sentiments d’humanité les plus élémentaires, pour la victoire.

Pendant cette séquence, le nouvel élément perturbateur qui intervient pour relancer le récit est l’arrivée impromptue d’Higaki Gennosuke, l’homme qui voulait remplacer Murai pour le tournoi, et qui vient proposer à Sanshiro un duel à mort. La façon dont est mise en scène cette irruption, sans aucun dialogue et avec des plans rapprochés sur l’expression subitement grave de tous les visages et en particulier de celui de Sayo, exprime le sentiment du destin qui s’abat.
La notion de destin est explicitée par Sanshiro lui-même peu avant le duel, lorsqu’il répond à Maître Linuma qui s’enquière du caractère inévitable d’un tel duel qu’il qualifie de « gâchis » en se référant à cette idée de destin. Cette scène du duel contient encore l’ambivalence fondamentale qui parcourt l’œuvre dans son ensemble. Cette fois, c’est le personnage du témoin – maître Linuma- qui prend en charge un point de vue distancié sur la scène, signifiant indirectement son caractère absurde (« Ce duel est-il vraiment nécessaire ? (..) Quel gâchis ! »). Les deux duellistes, et Sanshiro aussi bien que son adversaire, sont mûs par leur adhésion aux valeurs de l’honneur, prêts à risquer leur vie pour l’honneur. L’intervention de maître Linuma rend le point de vue global de la séquence ambigu : elle oscille entre l’admiration pour le courage et la ténacité de Sanshiro (prêt à tout pour demeurer dans la « Voie »), et le sentiment d’une obstination bornée, celui du « gâchis » même que formule le témoin. Pendant le duel lui-même, les plans sur Sayo terrifiée et l’expression répétée par le témoin : « Quel gachis… », achèvent de créer une distance critique vis-à-vis de l’idéologie fataliste qu’affichent Sanshiro et Gennosuke.

Les allusions au moment de la « révélation » dans l’étang aux lotus au début du film (l’image de la fleur qui figure le souvenir de Sanshiro durant le duel, le plan du pieu dans l’étang pour faire la transition avec la séquence suivante, …) insistent sur le caractère d’initiation du récit, sur la dimension spirituelle de la pratique du judo, et donc sur le travail sur soi fourni par le novice. Les moyens autant que les buts diffèrent de ceux que présentent les disciples de Monma au début du film : l’opposition se distingue à la fois sous l’angle rôle actif de l’individu/obéissance passive et méditation/démonstration de force, et sous l’angle quête spirituelle/recherche du pouvoir. Dans le contexte de la seconde guerre mondiale où l’armée japonaise s’est distinguée par ses multiples exactions et par une cruauté particulièrement répandue (cf Margolin Jean-Louis, L’armée de l’Empereur : violences et crimes du Japon en guerre, 1937-1945, Armand Collin, 2007),   ces oppositions que La légende du grand judo met en place sur toute sa longueur acquièrent une portée plus large, qui met indirectement en cause l’attitude fanatique des militaires japonais.

Dans la séquence qui suit celle du duel et après une ellipse indéterminée, on retrouve le personnage de Yano avec deux de ses disciples, évoquant le voyage entreprit par Sanshiro. On apprend au cours de cet échange qu’Higaki n’est pas mort, et que les deux hommes ne gardent pas rancune l’un envers l’autre. Cet élément du récit donne un poids supplémentaire à la distance critique qu’introduisaient les propos du personnage du témoin dans la scène du duel. Ce duel apparaît effectivement, par le ton amusé et détaché qu’emploient les trois hommes en l’évoquant et par son issue, comme une folie de jeunesse qui heureusement finit bien. Impression appuyée par la réplique empreinte de tendresse paternelle de Yano au sujet de Sanshiro : « Il restera longtemps un nourrisson ».

La séquence finale met en scène le couple Sayo/Sanshiro dans le train qui emmène le judoka vers une destination inconnue. Les rapports des jeunes gens, pleins de réserve attendrie (elle n’ose montrer qu’elle pleure, lui la console pudiquement en promettant un retour rapide, …). correspond bien à la pudeur qu’exigent les censeurs contemporains en matière de représentation des sentiments amoureux. Mais le fait d’achever le récit sur cette vision du couple, dans l’atmosphère générale d’insouciance produite par la conversation du maître dans la scène précédente, contribue à offrir une image positive de l’amour, qui n’est pas sacrifié aux devoirs de l’homme.

La légende du grand judo présente donc, malgré les coupures dont il a été l’objet, un certain nombre d’éléments scénaristiques et de mise en scène qui le rendent peu orthodoxe dans ce contexte où les japonais au pouvoir attendent de la production culturelle nationale qu’elle participe plus ou moins directement à exalter le patriotisme et produire une image positive de la guerre. A travers son récit historique, Kurosawa parvient à aborder des problématiques toujours actuelles, qui mettent en cause de façon indirecte la situation du Japon au moment de la conception de l’œuvre. La forte censure de l’époque, et peut-être l’état d’esprit même du cinéaste pris entre différentes cultures, a imposé au film une certaine ambivalence entre audaces et compromis, traditionalisme et modernisme.

Charlotte Cayeux

Les figures de l’exil dans « Lost Highway » de David Lynch

Lost Highway a pour thème central la quête identitaire d’un homme. Le titre évoque d’emblée l’idée d’une route perdue, non clairement identifiable. Ce terme, « perdue », prend ici deux sens : il peut se référer aux chemins tortueux de l’inconscient que le personnage principal est amené à découvrir au long du film, ou exprimer l’idée que le personnage en question s’est éloigné de la route, a en quelque sorte « déraillé ». Dans un sens comme dans l’autre, l’idée commune est celle d’un parcours effectué à travers les méandres d’une route qui ne correspond pas à un lieu géographique clair, mais suggérerait plutôt l’idée d’un voyage psychique.
Il est intéressant de voir comment le thème de l’exil, exploré dans le film dans son sens plus abstrait d’exil intérieur, est figuré à la fois par la structure narrative et différents éléments de la mise en scène.

Le film présente une structure narrative assez déroutante, qui place d’emblée le spectateur en situation d’exil par rapport au récit. On peut distinguer trois grandes parties, qui correspondent à trois changements dans l’identité des personnages.
La première engloberait à peu près la première moitié du film jusqu’au changement d’identité du personnage masculin dans la prison où il est envoyé, accusé du meurtre de sa femme : Fred disparaît pour laisser place à Pete, qui ne présente pas du tout les mêmes caractéristiques que Fred (il est beaucoup plus jeune et vit toujours chez ses parents). La seconde partie s’achève vers la fin du film lors de l’épisode dans le désert, où la transformation inverse a lieu : Fred réapparaît.
Le personnage féminin suit les mêmes évolutions: nommée Renée au début du film où elle est la femme de Fred, elle devient Alice dans la partie centrale où elle est l’amante de Pete et change radicalement d’apparence (le personnage froid du début se transformant en une blonde aguicheuse). Enfin, elle redevient Renée et la femme de Fred dans la dernière partie.
On peut considérer le récit comme retraçant l’évolution mentale du personnage principal qu’est Fred. Le changement d’identité qui fait basculer le récit correspondrait à ses fantasmes, et le retournement de la fin à un retour au réel déclenché par la réplique d’Alice: « Tu ne m’auras jamais ».
Ainsi, le récit fonctionne sur plusieurs degrés, et la fin du film reste ouverte : les liens entre ces différents niveaux de récit ne sont jamais établis clairement et seul un travail d’interprétation peut permettre de repérer un enchaînement causal.

La sensation d’étrangeté que ressent le spectateur est accrue par le fait que les deux récits présentent un jeu subtil de parallélismes. Les personnages et leurs relations sont tout-à-fait différents dans la première et dans la seconde partie : le personnage d’Alice paraît beaucoup plus sensuel que Renée, et la relation des amants du moins au début de la seconde partie semble plus épanouie. De la même manière, l’univers social des personnages semble tout-à-fait différent dans les deux récits. Cependant de nombreux motifs fonctionnent comme des échos d’une partie à l’autre : la perte de mémoire de Pete répond à celle de Fred après la mort de sa femme, Alice a fréquenté les mêmes personnages que Renée (Andy…) et a été amenée à travailler pour lui en tant qu’actrice de films pornographiques, Renée ayant parlé d’un travail à Fred sans précision dans la première partie. La seconde partie met en jeu au fur et à mesure des éléments plus directement reliés à la première partie, avec la maison d’Andy notamment. Il apparaît ainsi que les angoisses et les interrogations de Fred concernant sa femme sont explicitées dans la « partie Pete », celle-ci fonctionnant comme une sorte de révélateur des éléments participant du non-dit de la première partie.
Ainsi, ce statut de la seconde partie par rapport à la première, qui n’offre aucun rapport explicite – aucun lien direct entre les deux personnages masculins ne pouvant être fait – mais présente de nombreux échos, procure un mélange d’étrangeté et de familiarité qui accentue l’aspect déroutant d’une telle structure narrative. C’est précisément le fait que de nombreux éléments se recoupent sans que puisse être établi de lien logique qui crée un certain malaise.
Le sentiment d’exil qui peut être ressenti par le spectateur peut provenir aussi de la fin ouverte et de la forme en boucle du récit, avec les scènes de l’interphone et du « Dick Laurent is dead » et la réapparition de la même route à la fin du film : ainsi, le spectateur sort du film avec davantage de questions que de réponses, et cette structure en boucle semble signifier que la quête identitaire du personnage demeure inachevée, comme s’il n’y avait aucun moyen d’atteindre une vérité stable et définitive. A la fin, le spectateur est incapable de réorganiser rationnellement l’enchaînement du récit, de rétablir des liens de causalité sûrs et se trouve ainsi en quelque sorte exilé du récit, sans repères stables. La situation du spectateur par rapport au récit rejoint celle du personnage principal par rapport à ses propres obsessions, et cet effet est dû en grande partie aux jeux sur le point de vue, qui font s’identifier le spectateur au personnage (utilisation d’images mentales, atmosphère sonore et visuelle non « réaliste » qui exprime l’univers intérieur du personnage…) alors même qu’il demeure complètement obscur (on n’a pas d’informations sur le personnage qui nous seraient communiquées par une instance narrative – on ne sait rien de son passé – et le film ne nous place que très rarement dans le point de vue d’un autre personnage qui apporterait une vision extérieure).
L’impossibilité pour le spectateur de départager clairement ce qui relèverait du réel ou de l’imaginaire du récit le place dans une sorte de non-lieu, indéfinissable.

Dès le générique est exprimé le thème de la route comme déplacement et transition : comme si nous étions à la place d’un conducteur de voiture, nous voyons défiler la ligne jaune de la route. Il est significatif que cette ligne est au centre de l’image, comme si la voiture ainsi suggérée roulait en plein milieu de la route au lieu de rouler à la place qui lui est normalement assignée. Ce simple élément apporte une sensation d’étrangeté et déjà l’idée d’exil. L’image est en mouvement (on le voit pas les mouvements de la ligne jaune), mais le contenu dans le cadre n’évolue pas et ne s’achève pas : autrement dit, elle fait du sur-place, comme une traversée qui ne pourrait jamais aboutir.
L’image présente aussi une ligne qui scinde l’écran en deux, comme le film révélera la scission du personnage de Fred, figurée par l’utilisation de deux personnages différents et de deux niveaux de récit.
Une autre fonction de ce plan est d’entraîner le spectateur dans le film : la vitesse de défilement de la ligne crée un mouvement hypnotique, et la subjectivité du plan, même si nous ne savons qu’à la fin du film qu’il peut être associé au personnage de Fred, invite à une participation sensorielle du spectateur. Il lui fait partager du coup cette sensation de ne pas être à la bonne place, ou du moins à la place ordinaire.
Les noms du générique apparaissent systématiquement de biais, figurant là aussi plastiquement l’idée de décalage. Leur couleur jaune redouble celle de la ligne, créant un effet visuel très tonique, presque agressif, accentué par le grossissement très rapide des mots du générique.
Le type de musique appuie l’impression générale de grande agitation, le volume sonore s’associant naturellement à l’idée de vitesse. Les paroles de la chanson («  Je suis dérangé… ») fonctionnent comme une annonce de ce qui arrivera au personnage dans le film.

Tous ces éléments qui suggèrent la frénésie du voyage créent un fort contraste avec le silence qui s’installe dès les premières images. On entend alors un son sourd continu, présent dans quasiment toutes les scènes de la première partie, dont on ne sait pas bien s’il est du domaine du bruit ou de la musique. Ce son apporte une dimension inquiétante aux images qui, prises isolément, pourraient sembler plus anodines. Les sons précis qui ponctuent cette première scène (bruit de la cigarette, du volet, de l’interphone…) font résonner le silence et l’alourdissent.
Les premières images sont des gros plans sur le visage de Fred, pris de différents angles : ils coupent souvent le visage et figurent la fragmentation du personnage. Le visage est éclairé brièvement par la lumière de la cigarette puis retombe dans l’obscurité, à plusieurs reprises. Ces forts contrastes et la lumière rougeoyante expriment l’aspect trouble de la personnalité du personnage.

L’opposition que la mise en scène produit ensuite entre l’espace intérieur où se trouve Fred et l’espace extérieur est à nouveau une manière de figurer l’exil. Le volet qui éclaire brusquement le visage de Fred et produit un effet assez violent, le caractère inquiétant de l’intervention hors-champ par le biais de l’interphone (« Dick Laurent is dead »), le plan sur l’extérieur du point de vue de Fred puis ceux sur la maison du personnage vus de l’extérieur sont autant de façons de signifier cette opposition. La phrase prononcée hors-champ acquiert de ce fait une certaine puissance, comme une force supérieure agissant sur le personnage, et les plans finals de l’extérieur sur Fred dans ce contexte peuvent apparaître comme des plans de surveillance. Ils impliquent en tous cas l’idée que le personnage est épié et menacé, et créent une dynamique voyeuriste – qui sera prise en charge également par les nombreux films à l’intérieur du film. Ces plans d’ensemble sur Fred, parce qu’ils suivent une vue subjective du personnage qui ne voit personne dans la rue, accentuent le sentiment d’un danger. Mais ce sont aussi des plans qui donnent l’impression de nous placer dans la vue subjective d’un personnage hors-champ, et qui amplifient ainsi l’effet produit par la voix acousmatique entendue à l’interphone juste avant, et la puissance que l’absence d’image lui correspondant lui confère.
Il faut noter également le changement d’atmosphère sonore (le son continu s’estompe peu à peu jusqu’à devenir quasi-inaudible) qui marque aussi l’opposition des deux espaces tout en maintenant une certaine unité, comme un voile sonore qui recouvre tous les plans et participe de la transition d’une scène à l’autre. Du coup, il n’y a guère de plan vraiment « objectif » et le sentiment d’étrangeté contamine tous les plans. L’utilisation du son dans le film et particulièrement dans la première partie contribue ainsi à brouiller la frontière entre le monde réel, « objectif » et l’univers subjectif d’un personnage. Celle de fondus enchaînés quasi systématiques pour passer d’une scène à l’autre produit le même effet : la sensation de fluidité qui en découle participe de l’atmosphère onirique.
La question de l’exil se manifeste ici dans l’instauration par la mise en scène de plusieurs niveaux de réel, la plupart des scènes présentant un aspect fantasmatique, non forcément en elles-mêmes mais par les transitions, l’ambiance sonore ou certains effets plastiques. Le spectateur se trouve dans une position ambiguë, un peu similaire à celle du rêveur, à la fois proche et extérieur aux scènes qui se déroulent devant lui.

A plusieurs reprises cette première partie du film fait alterner des plans qui facilitent l’identification au personnage et nous font ressentir l’angoisse (comme ces gros plans d’ouverture), et des plans vus de l’extérieur qui figurent les menaces qui pèsent sur lui. De façon générale, la rareté des dialogues du personnage et l’absence totale d’informations sur son passé nous empêchent de nous identifier totalement et accentuent le mystère du film.

La scène qui suit confronte les personnages de Fred et Renée. Elle s’ouvre avec un nouveau plan de la maison vue de l’extérieur et en contre-plongée, annonçant les images filmées à leur insu. Le personnage de Fred vient de sa salle de musique lorsqu’il rejoint sa femme dans leur chambre, et pénètre ainsi de l’obscurité, celle-ci étant souvent associée à lui dans le film (comme dans une scène un peu plus loin où Fred pénètre dans un espace sombre de la maison, et où quelque temps après Renée l’appelle mais demeure au seuil de cet espace : ainsi, l’utilisation de la lumière et de l’obscurité permet de signifier l’opposition entre ces deux personnages et la folie où sombre Fred).
Le jeu des acteurs crée un climat inquiétant: les deux ne parlent que très doucement, comme s’ils manquaient d’implication physique (ce qui leur confère un aspect un peu fantomatique) et chaque phrase est suivie d’un assez long silence. Ces silences rendent les propos échangés ambigus, comme la phrase de Fred : « C’est pour ça que je t’ai épousée », prononcée sur un ton très doux et intime peut sembler dans ce contexte menaçante. L’attitude de la femme et sa coiffure avec les cheveux qui encadrent sévèrement le visage dénotent une certaine rigidité, comme le fait qu’elle reste immobile debout durant cette scène. L’homme évoque plutôt une sorte de lassitude ironique, notamment avec la lenteur de ses déplacements et sa façon de rire. Plusieurs répliques de Fred (« Qu’est-ce que tu vas faire? », « Content de voir que je te fais encore rire »), révèlent les non-dits et une certaine distance entre les personnages.
De la même manière, les lampes allumées font ressortir l’obscurité de la chambre, associant l’intime et l’inquiétant. Par ces éléments s’exprime encore une forme d’exil des personnages, qui semblent étrangers dans l’espace le plus intime. Cette dialectique intimité/étrangeté apparaîtra à plusieurs reprises dans le film et constitue une de ses thématiques principales.

Une autre scène intéressante sur cette question est celle qui a lieu un peu plus tard, lorsque Fred et Renée rentrent de leur soirée, et que Fred pénètre dans la maison avant sa femme pour vérifier que tout est en ordre. Il ne se passe rien du point de vue du récit, mais ce passage met plutôt en scène la transformation de l’espace intime en espace menaçant.
Assez subtilement, le cadrage crée l’impression d’une présence étrangère, la caméra épousant par moments un point de vue extérieur sur le personnage qui semble incarner cette présence. Dans le premier plan, Fred entre et ferme la porte : la caméra le filme en plan rapproché. Puis on passe à un second plan où la caméra est placée à l’intérieur de la pièce où va pénétrer le personnage : c’est-à-dire qu’on ne voit pas d’abord Fred, caché par un poteau, et qu’il entre dans le champ au bout de quelques secondes. Ainsi la caméra a « pris de l’avance » sur lui et semble tout à coup incarner l’Autre, une entité non identifiée qui guette le personnage.

Cette sensation est encore plus forte vers la fin de la scène, lorsque la caméra devenue autonome s’est éloignée et du personnage et de sa vision subjective, et après quelques mouvements qui balaient l’espace où est posé le téléphone puis le rideau rouge, s’approche par un travelling avant du personnage qui regarde un moment droit vers la caméra. Le travelling est accompagné d’un accent fort de la musique et d’un bruit étrange évoquant un grognement animal, qui tend à matérialiser davantage la présence incarnée par la caméra. On a vraiment la sensation que quelqu’un s’approche du personnage, et que celui-ci l’a vu.
Le statut de la caméra à ces deux moments précis est une manière formelle de signifier l’altérité et la fragmentation du personnage, harcelé par ses fantasmes refoulés. C’est en ce sens qu’on peut dire que Lost Highway figure une forme d’exil psychique : le personnage ne se reconnaît pas lui-même, et ici ne reconnaît pas l’espace le plus intime (de la même manière que dans une scène précédente il se réveille terrifié et ne reconnaît pas sa femme). L’exil est lié ici aux troubles de l’identité.

Les autres images de la scène alternent entre des plans sur Fred et des plans en vue subjective, qui nous font participer aux angoisses du personnage. Le téléphone et le rideau rouge sont deux éléments du décor sur lesquels la mise en scène insiste : on les voit d’abord an vue subjective (le téléphone filmé en gros plan, prenant ainsi une force d’attraction particulière). Puis le téléphone se met à sonner – et ce son paraît excessivement fort par rapport aux sons graves qui constituent l’ambiance sonore durant toute la scène, et c’est à ce moment que la caméra semble se détacher du personnage et opère plusieurs mouvements latéraux, partant du téléphone puis se focalisant sur le rideau rouge. Ce sont des plans très dynamiques qui contrastent avec la pesanteur instaurée par le jeu de l’acteur et la mise en scène du début.. Il semble que la caméra à ce moment agit comme un avertissement, exprimant l’angoisse de Fred mais matérialisant aussi les forces qui enferment le personnage. A travers le travelling avant qui suit et le regard de Fred vers la caméra, le film propose tout-à-coup un point de vue extérieur sur le personnage, appuyant le sentiment du spectateur d’être « étranger ».
Il est à noter aussi que cet enchaînement de plans offre une vision totalement déstructurée de l’espace: il est impossible de recomposer mentalement une unité spatiale à partir d’eux. Cela confère aux « forces » que représente la caméra à ce moment-là un pouvoir d’omniprésence, accru par la vitesse et la souplesse de ses mouvements.

Le téléphone est un motif récurrent dans le film. Il y a déjà ces plans dans la maison vide où sonne le téléphone, lorsque Fred essaie d’appeler sa femme depuis le lieu où il travaille. A ce moment là, l’insistance de la mise en scène sur le téléphone qu’on ne décroche pas manifeste la jalousie de Fred et son angoisse d’être trompé, l’idée aussi qu’il connaît mal sa femme et d’un grand vide entre les personnages. Lors de la fête, juste avant la scène étudiée, l’étrange personnage au visage blanc prête son téléphone portable à Fred et le fait appeler chez lui, où c’est lui-même qui décroche, marquant son don d’ubiquité. On peut penser que ce personnage représente la part refoulée de Fred, son inconscient, et que le téléphone qui sonne dans la scène qui nous intéresse représente à nouveau l’appel de cette partie oubliée de la personnalité. Par la répétition de la sonnerie criarde, il signifie le harcèlement des désirs et fantasmes de Fred.
Dans la deuxième partie du film, le motif du téléphone intervient à nouveau de façon signifiante. Deux occurrences s’opposent : les appels d’Alice à Pete, et l’appel menaçant de monsieur Eddy. Ce dernier fait l’objet d’une mise en scène particulière : ce sont les parents de Pete qui l’appellent tout affolés pour lui dire qu’on le demande au téléphone, et restent postés à côté de lui durant toute la conversation. Cette situation appuie le caractère inquiétant de l’appel, M. Eddy signifiant à Pete qu’il vaudrait mieux ne plus chercher à fréquenter Alice. On pourrait faire une lecture plus psychanalytique de ces appels, celui de M. Eddy représentant en quelque sorte le sur-moi du personnage, renforcé par la présence des parents comme instances répressives, et ceux d’Alice qui l’incite à la rejoindre dans des hôtels représentant la force des pulsions du personnage. Ces deux forces antagonistes représentant elles-mêmes l’éclatement du « moi ».

L’autre motif important dans la scène qu’est le rideau rouge rappelle le rideau de théâtre. En effet, dans la scène il constitue une sorte de frontière derrière laquelle ni le personnage, ni la caméra ne passent. Comme au théâtre où le rideau marque une barrière entre le monde « réel » et le monde fictif de la pièce, il oppose ici deux mondes : le monde réel objectif, et un monde sous-jacent, que certains signes manifeste mais qui ne peut se donner à voir directement. Par un retournement provoqué par la mise en scène, le statut des deux niveaux de réel n’est plus très clair : par certains aspects le monde réel est celui qui devient le monde des illusions, et l’autre niveau de réalité caché derrière le rideau rouge (qui donne sur la chambre et suggère par là la question de la libido) semble contenir des vérités profondes sur l’être. En même temps, l’attraction exercée sur le personnage par ce qui se trouve derrière le rideau rouge le conduit à la folie, à une inadéquation totale avec le monde « réel ».
Cette problématique est explicitée par le personnage de Fred au début du film, pendant la visite des policiers, lorsqu’il explique pourquoi il n’aime pas les caméras : il préfère garder son « propre souvenir des choses, et pas nécessairement ce qui a vraiment été ».

L’interaction de deux niveaux de réalité est mis en scène de façon frappante dans la scène de la soirée – qui précède celle que nous venons d’étudier- et où a lieu la première rencontre entre Fred et l’étrange personnage au visage blanc.
Les procédés de mise en scène utilisés marquent bien l’opposition de ces niveaux. D’abord, le très long plan qui ouvre la scène est interrompu par l’irruption de l’homme au visage blanc. L’unité est alors bridée et laisse place à un morcellement par le découpage des plans, notamment avec le champ contre champ qui intervient juste après. Ce morcellement vient figurer la fragmentation mentale du personnage principal, alors que l’ambiance qui correspond à la situation générale (des gens riches qui s’amusent) suggère plutôt l’idée de facilité – rendue plastiquement entre autres par l’utilisation de ce long plan mobile, la caméra passant avec souplesse d’un personnage à l’autre.

On peut noter ensuite des différences très nettes au niveau de l’image et du son au moment où l’échange se produit : la musique diégétique de la fête est remplacée par les sons continus et inquiétants quasi omniprésents dans cette première partie, et les figures autour des deux personnages principaux deviennent floues.
Comme pendant la conversation entre Fred et Renée qui ouvre le film, lors de cet échange chaque phrase est séparée des autres par un moment de silence. Ainsi la conversation semble t-elle « hachée », comme si les blancs correspondaient à autant de non-dits, de mystères. Le fait que chaque interlocuteur ne prononce à peu près qu’une phrase à la fois, puis attende la réponse de l’autre, crée le sentiment d’une sorte de duel par le langage, l’un des personnages cherchant à prouver à l’autre la vérité de ses assertions. Cependant une relation de domination s’instaure par le type de phrases utilisées : le discours de l’homme étrange est constitué surtout d’affirmations et d’injonctions (« Nous nous sommes déjà rencontrés », « Prenez mon téléphone. Appelez-moi »), tandis que celui de Fred fonctionne essentiellement par interrogations, exprimant l’égarement et les incertitudes du personnage (« Comment avez-vous fait ça ? », etc.).
Ces différences se retrouvent dans la prononciation des deux acteurs : l’homme étrange parle en appuyant les voyelles, très clairement, et en portant la voix. Au contraire, Fred parle beaucoup moins fort, et moins distinctement, comme quelqu’un qui manque de maîtrise de soi. L’autre personnage fait ressortir par contraste sa nervosité et le fait qu’il semble submergé par ses émotions.

La façon de cadrer les deux personnages est également signifiante de ce point de vue: l’homme étrange est filmé avec des plans plus rapprochés que Fred, son pouvoir étant ainsi marqué plastiquement. Contrairement à son interlocuteur, Fred est filmé avec une légère contre-plongée, qui s’accentue lorsqu’il parle au téléphone. C’est une façon de suggérer le trouble de ce personnage, alors que l’autre, sûr de lui, est du côté de la certitude.
La disparition de la musique diégétique derrière l’ambiance sonore extra-diégétique confère à tous les personnages autour un air fantomatique, en fait des sortes de pantins qui gesticulent dans le vide. Cette impression est renforcée au moment où Fred appelle chez lui et que la caméra opère un léger travelling avant tout en accentuant la contre-plongée : on ne voit plus alors qu’un bout de la tête des invités autour, qui apparaissent comme des figures abstraites. Cet effet tend à opposer au personnage de Fred l’aspect superficiel des autres invités. Il est le seul dont le visage, déformé par les froncements de sourcils et les mouvements nerveux des lèvres, ne paraît pas tout lisse. A cette mobilité du visage de Fred s’oppose le visage de l’homme au téléphone, lissé par le maquillage blanc et dont les yeux ne semblent jamais cligner – ces éléments de physionomie participant à l’aspect déshumanisé du personnage.
Outre le flou des figures à l’arrière-plan, les couleurs également sont modifiées et révèlent la frivolité des mondanités : les couleurs très vives dans le cours « normal » de la scène semblent tout-à-coup délavées, perdant leur intensité.

Lorsque Fred va parler au personnage d’Andy, l’ami de sa femme, certains procédés réapparaissent : à partir du moment où Andy prononce le nom « Dick Laurent », la musique diégétique diminue de volume et on entend à nouveau le son grave continu qui figure dans le film les forces mystérieuses et angoissantes de l’inconscient. A nouveau aussi l’arrière-plan se brouille, et l’apparente tranquillité de la scène est troublée. D’une certaine manière, la subjectivité du personnage vient s’ajouter et remplace momentanément la réalité extérieure dans laquelle il évolue. Là encore se manifeste la situation d’exil de Fred : il ne peut adhérer au monde réel qui l’entoure, et celui plus inquiétant qui l’habite le rend comme étranger à lui même. Il évolue ainsi dans un perpétuel entre-deux, où il n’est jamais « chez lui ».

Ces procédés signifient la disparition du réel face à l’univers fantasmatique du personnage de Fred. L’attitude du personnage durant toute la scène – il paraît absent avant l’apparition de l’homme, et fortement angoissé après – et l’hétérogénéité de celle-ci avec ces deux atmosphères contrastées mettent clairement en scène la question de l’exil du personnage, en signifiant son impossibilité à adhérer totalement à l’un ou l’autre monde.
La construction de la scène également – avec une structure en A-B-A – figure une position d’« entre-deux » plutôt que l’opposition claire de deux univers. Ils se trouvent davantage dans une position d’enchevêtrement, ce que figure le fait que l’homme étrange continue d’exister dans le « monde réel » de la soirée après sa confrontation avec Fred. Ainsi ce sont les éléments communs aux deux univers eux-mêmes qui suscitent la perte des repères et la difficulté à reconnaître l’univers familier – pour le personnage mais aussi d’une certaine façon pour le spectateur qui ne peut pas clairement opposer dans le film des scènes fantastiques à des scènes réalistes.

Plus globalement dans le film, l’utilisation de certains lieux apparentés par leur connotation évoque clairement le thème du passage. La prison, où a lieu le basculement d’une identité à l’autre, est un lieu transitoire, un lieu d’exclusion où l’on exile justement les gens considérés comme inadaptés à la société. Or l’exil du personnage dans la deuxième partie du film apparaît aussi comme un exil de la société : cela se manifeste par la présence des policiers qui le surveillent à plusieurs moments. Ce regard extérieur porté sur lui – par des personnages qui ne sont pas du tout individualisés mais représentent une fonction – décrit son exil mais cette fois par d’autres points de vue que le sien : ce ne sont plus ses propres impressions mais le fait qu’on l’exile qui est ainsi souligné. C’est essentiellement ce jeu sur le point de vue, lors des quelques plans où la caméra quitte le personnage principal et reste quelques instants avec les policiers, qui fait intervenir un autre niveau d’exil dans le film. Même si cette approche-là n’est pas celle qu’exploite le plus Lynch, elle appuie encore davantage le sentiment d’enfermement associé au personnage, et l’idée qu’il n’est pas « chez lui », ni dans la société ni dans l’espace intime de la vie de couple.

Un autre type d’espace fonctionnant comme « lieu de passage » est l’hôtel. Plusieurs hôtels apparaissent dans la seconde partie du film, lors des rencontres entre Alice et Pete. Ce motif est intéressant parce qu’il s’oppose à l’espace familial de Pete – espace du « réel » auquel le personnage fantasmé d’Alice ne peut être associé. Le fait que les rencontres amoureuses se produisent dans des hôtels marque leur côté transgressif et introduit implicitement le thème de la culpabilité (porté aussi par l’appel de monsieur Eddy, déjà évoqué), la deuxième partie du film pouvant être interprétée comme la réalisation fantasmatique des désirs refoulés du personnage.
La prison comme l’hôtel sont des lieux transitoires, anonymes. Tous deux sont filmés à chaque fois d’une façon qui souligne cet aspect impersonnel, avec des plans assez larges ne focalisant jamais l’attention du spectateur sur un objet précis de ces lieux. Ce sont des lieux en quelque sorte vierges, traversés indifféremment par une multitude d’individus dont il ne reste trace. Ils expriment la perte d’identité qui menace le personnage, son impossibilité à se localiser définitivement et à « faire corps » avec le monde. Le désert où se retrouvent Alice et Pete à la fin agit de la même manière : il est un lieu vierge par excellence où semblent se cristalliser les craintes et fantasmes du personnage. C’est l’image de la cabane dans ce désert, apparaissant comme une image mentale du personnage, qui introduit le basculement d’une partie du film à l’autre, comme si le cheminement mental de Fred tendait à une perte totale de tout repère, à un « vide » de l’être. C’est effectivement dans ce désert que « les masques tombent » et que le personnage de Pete cède à nouveau la place à celui de Fred : le personnage s’aperçoit de la fausseté d’Alice et des illusions qui l’entouraient. Les repères fantasmés disparaissent à ce moment-là mais ne sont pas remplacés par des repères « réalistes ».
A la fin du film le personnage de Fred prend une chambre dans un hôtel dont le nom est « Lost Highway », et où sa femme rencontre l’homme avec qui elle le trompe. Les motifs de la route et de l’hôtel sont directement mis en parallèle : l’exil spatial qu’ils suggèrent représentant l’exil psychique de Fred.

Un autre motif filmique exprimant le problème de l’identification à un niveau plus abstrait est celui que constituent les diverses « images dans l’image ». Il y a d’abord les vidéos que reçoit le couple au début du film et qu’il visionne. Ces images de la maison puis du couple présentent une texture qui les différencie radicalement des images lisses du film au premier niveau : celles des vidéos sont fortement granuleuses et de mauvaise qualité. Cette différence purement technique instaure comme un second regard porté sur l’univers quotidien du couple, et rejoint par là une des thématiques récurrentes de Lynch : donner à voir la laideur qui se cache derrière l’aspect lisse des choses.
Avant que Fred soit arrêté pour meurtre, ce sont des images de ce type qui lui révèlent la scène oubliée. Sa connaissance de l’évènement devient purement abstraite, comme s’il ne l’avait jamais réellement vécu. Elle ne peut passer que par une représentation de cet évènement qui le scinde en deux, devenant lui-même objet de son propre regard, comme un « moi » étranger. Les images manquantes, qui ne sont prises en charge que par une représentation à un second niveau (les images dans l’image), figurent par leur absence même le vide de la mémoire. C’est donc aussi une sorte d’exil mémoriel que le travail plastique et l’hétérogénéité des matériaux met en place : le personnage a perdu une part de son identité.

Les images pornographiques d’Alice dans la seconde partie du film, lorsque ils se rendent chez Andy et le tuent, constituent également un film dans le film exprimant l’ambiguïté du réel. Ces images révèlent le personnage féminin comme une pure image de fantasme, ce qu’elle est effectivement pour le personnage de Fred-Pete. Elles interviennent au moment où Pete comprend qu’Alice se sert de lui, et fonctionnent du coup comme la figuration du mensonge, qui correspond lui-même aux craintes que nourrit Fred à l’égard de sa femme dans la partie « réelle ».
A nouveau ces images posent la question de l’ambiguïté du réel : quelle vérité nouvelle l’image dévoile t-elle de l’évènement représenté? A quel moment Alice « joue » t-elle le plus: devant Pete ou face à la caméra ?
Ici, les images pornographiques posent également la question de l’altérité. La taille même de l’écran – démesurée – dans la pièce où sont Pete et Alice, semble écraser les personnages présents physiquement. Comme si l’image prenait le pas sur la réalité charnelle, notamment lors du plan où Pete est cadré en plan rapproché et où l’écran second derrière prend les dimensions de l’écran « réel ». Le fait que ces images ne soient pas accompagnées de son accentue leur aspect désincarné, et les met plus directement en opposition avec la situation censée être réelle de la scène. Le passage du sujet à l’objet apparaît comme un thème sous-jacent de la séquence.
Deux plans sur cet écran qui fonctionnent en vision subjective – la première fois qu’il apparaît puis lorsqu’Alice va se pencher sur le corps d’Andy mort – figurent clairement une relation de voyeurisme/exhibitionnisme et le mélange de fascination et de dégoût exercé sur Pete par l’« autre-objet ». La deuxième fois, cette image est suivie d’une autre image subjective déformée qui donne à voir la « vraie » Alice puis, par un mouvement de caméra vers le haut, l’écran au-dessus du personnage. Alice et son image sont alors réunies dans le cadre dans un plan qui par sa déformation figure la perte de repères du personnage de Pete et la frontière floue entre réel et fantasme. Cette idée est exprimée aussi par la présence de la photographie où sont représentées Alice et Renée, et qui figure clairement le dédoublement du personnage féminin dans la vision du personnage masculin, et la difficulté à assigner le sujet à une place définitive et stable.
Ce type de mise en scène de l’écran second semble signifier la mise en danger du « moi » (celui du personnage principal) par l’altérité. Ce que le film dans son ensemble raconte, c’est aussi le vide entre les êtres et l’Autre inquiétant, insaisissable. A travers cette relation impossible se joue l’exil individuel : Fred ne reconnaît pas l’autre, comme il ne se reconnaît pas lui-même, devenant lui-même un « autre ».

La présence récurrente de l’écrit dans l’image pour désigner certains lieux n’est pas anodine. A plusieurs reprises, avant de nous faire pénétrer quelque part la caméra filme l’enseigne portant le nom du lieu : la boîte où joue Fred au début, le garage où travaille Pete, l’hôtel à la fin, etc. Cette insistance sur la nomination semble une tentative pour compenser l’impossibilité de localiser sûrement. En effet, nous ne savons ni dans quelles villes se déroule le récit, ni si ce sont des lieux « réels » ou imaginaires. L’insistance sur la nomination de quelques lieux particuliers (qui ne sont jamais des lieux d’habitation, ceux-là n’étant pas situés géographiquement), fait justement ressortir le flou qui entoure le récit et la problématique du film qui tourne autour de l’identification.
Cette tentative appuyée de localisation par les gros plans d’enseignes s’oppose au traitement des espaces auxquels elles correspondent. Que ce soit pour le lieu où joue Fred, le garage ou les hôtels, l’espace n’est jamais filmé entièrement. Nous ne pouvons jamais avoir de vision d’ensemble qui conférerait aux lieux une certaine réalité, une cohérence et une unité. En même temps, on ne nous présente quasiment pas de plans rapprochés sur des détails du décor, qui leur donnerait une plus grande matérialité. Le type de montage choisi pour filmer ces espaces entretient le sentiment d’irréalité, d’espaces abstraits. Les corps des personnages ne semblent pas contenus dans un cadre défini, et la compensation par les noms est une manière aussi de signifier la prédominance de l’imaginaire (ce sont des mots, des représentations avant d’être des lieux tangibles).
L’échec de la tentative de localisation apparaît plus explicitement à la fin du film, où l’enseigne « Lost Highway » est associée au dernier hôtel – comme on l’a vu, lieu de transition par excellence. L’idée de perdition, de non-lieu que contient le nom de l’hôtel contredit la nomination elle-même, qui échoue à « faire être » ailleurs que dans le fantasme. Les mots, comme les images, ne peuvent combler le manque (images manquantes du moment du meurtre, informations manquantes sur le personnage pour le spectateur, perte des repères et caractère schizophrène du personnage, …).

A la fois par sa structure narrative et les éléments plastiques qu’il met en œuvre, Lost Highway travaille la question de l’exil, à la fois temporel (impossibilité de reconstituer le récit chronologiquement), spatial (profusion de lieux de passage) et mémoriel (impossibilité pour le personnage de se souvenir d’un moment traumatique). Le film met en scène l’exil psychique du personnage, lié à un processus de dépersonnalisation, mais par le type de construction qu’il présente place aussi le spectateur dans une situation d’exil vis-à-vis du récit, qui ne se laisse pas « raconter ». Au-delà d’une thématique explicite de l’œuvre, l’exil s’exprime par son écriture même.

Charlotte Cayeux