Le jeu de Françoise Lebrun dans La Maman et la putain

Le travail de l’acteur, sa relation avec le réalisateur est un des aspects du cinéma qui m’a toujours le plus fascinée. L’équilibre entre le corps de l’acteur, les caractéristiques physiques dont il ne peut se défaire, et ce qu’il parvient à construire avec le cinéaste pour incarner un personnage.
Il existe sans doute autant de types de direction d’acteur que de cinéastes, de celui qui laisse la part belle à l’improvisation et qui pense son cadre en fonction de l’acteur (Renoir, Pialat…) au plus dirigiste (Bresson), travaillant avec l’acteur à partir d’un texte très écrit et d’un découpage préalable. La maman et la putain, réalisé par Jean Eustache en 1973, se classe parmi ces films dont les acteurs travaillent à partir de dialogues écrits à la virgule près.

Je me suis beaucoup intéressée au jeu d’acteur en relation avec le thème du désir féminin, ou d’un point de vue féminin face au désir de l’autre. La maman et la putain est un des films les plus passionnants de ce point de vue de par l’ambivalence du personnage de Veronika. Ambivalence qui passe essentiellement, plus encore que par les dialogues et le scénario, par la présence, les attitudes et la subtilité de jeu de l’actrice Françoise Lebrun.

Alexandre (interprété par Jean-Pierre Léaud) est un jeune intellectuel désœuvré, vivant plus ou moins aux crochets de sa maîtresse, Marie. Un jour, il aperçoit Veronika à la terrasse d’un café, qui le regarde, puis s’éloigne. Alexandre la rattrape et lui demande son numéro. Alors que Marie s’est absentée quelques jours, Alexandre contacte Veronika et entre dans une liaison. Lorsque Marie rentre, elle accepte la présence de Veronika et une sorte de triangle amoureux se met en place, bientôt menacé par les tensions qui se créent.

Le personnage de Veronika se construit au cours du film en quatre phases principales : la première apparition « physique » du personnage puis ses apparitions uniquement sonores, le premier rendez-vous dans le café avec le personnage d’Alexandre, le repas au restaurant et enfin la célèbre scène du monologue de Veronika.

Il n’est pas anodin que la première apparition de Veronika soit uniquement visuelle, et les deux suivantes uniquement sonores.
La première apparition de Veronika, puisqu’elle a lieu sans paroles, fait intervenir l’actrice seulement corporellement, et filmée du point de vue du personnage masculin. Son corps est filmé entièrement et sa présence physique se ressent d’autant plus qu’elle n’est pas accompagnée d’un jeu verbal. La façon qu’elle a de fixer du regard Alexandre est un trait qui se retrouve durant tout le film et dont l’effet particulier provient surtout des qualités « naturelles » de l’actrice : ses grands yeux, la franchise de son regard contrastant avec son aspect fragile. Ces particularités physiques sont très importantes dans la construction du personnage qui repose beaucoup sur cette apparence un peu évanescente (cheveux blonds, peau pâle, corps mince et élancé…). Le maquillage et les vêtements mettent en valeur son caractère soigné et féminin : les traits noirs autour des yeux, très marqués, soulignent les regards appuyés, la jupe et le long châle noir soulignent sa minceur et les mouvements de son corps quand elle marche. Le rôle écrit correspond parfaitement au physique particulier de l’actrice, évoquant douceur et fragilité, et qui mis en rapport avec le texte du personnage et sa « psychologie » crée une sorte de contraste révélant sa complexité.

La première fois que Veronika apparaît, assise à la terrasse d’un café, son attitude et ses gestes créent une manière d’être qu’elle conservera tout au long du film, et qui correspond en quelque sorte au personnage global, indépendamment des scènes particulières. Sa façon de croiser les bras, par exemple, est un geste qui reviendra très souvent. Il exprime un certain repli, ou en tout cas le besoin d’une protection. Effectué en même temps que le regard insistant et presque provocant à l’égard d’Alexandre, il donne d’emblée l’idée d’un personnage à la fois fragile et très cru. Cette impression sera confirmée par les dialogues du personnage, mais elle se dégage d’abord d’une attitude purement corporelle.

Veronika est ensuite filmée de dos, marchant dans la rue, lorsque Alexandre la rattrape pour l’aborder. Il se dégage une certaine grâce de sa façon de marcher, à la fois décidée (elle marche d’un pas rapide, se tenant très droite) et distinguée (elle semble mesurer ses pas, et ses vêtements donnent l’idée de quelqu’un qui travaille son apparence). La grâce qui se dégage d’un tel plan provient essentiellement des données inhérentes à l’actrice : l’impression première qu’a le spectateur en voyant ces plans est liée au corps même de Françoise Lebrun, à sa façon de se mouvoir. Le fait de filmer d’abord le personnage comme un pur corps ne s’exprimant que gestuellement, et le choix du réalisateur de ne pas faire entendre les paroles échangées par les deux personnages lors de cette première rencontre contribuent d’une part au caractère un peu intriguant de cette femme, d’autre part à l’idée d’un corps objet du désir, dont chaque geste est valorisé par la manière de le filmer.

Les deux apparitions suivantes de Veronika ont lieu à l’inverse uniquement par le biais de la voix, lorsque Alexandre lui téléphone pour prendre rendez-vous. Ces premières apparitions où tour à tour un seul sens est « satisfait » placent le spectateur dans un état d’interrogation vis-à-vis de ce personnage qu’il semble difficile d’appréhender.
Là encore, le fait d’entendre la voix hors-champ la met en valeur en tant que phénomène physique, en-dehors du contenu des dialogues. La voix de Françoise Lebrun est douce, plutôt aiguë et assez « fine ». Sa façon de parler ici est plutôt celle d’une voix qui ne porte pas, sans tonus, ce qui appuie l’aspect fragile qui caractérise déjà le timbre de voix lui-même, et d’autant plus par contraste avec la voix du personnage masculin. Souvent, les fins de phrase semblent retomber et rester en suspens, ce qui évoque le côté un peu désabusé de quelqu’un qui n’attend pas grand-chose de ses rencontres. Le jeu des intonations présente une dynamique particulière, mélange de phrases ascendantes et descendantes. Des phrases sont récitées avec nonchalance et tout à coup des mots sont dits avec plus d’entrain. La scène n’est pas jouée dans une seule intention clairement identifiable. On ne sait pas trop par exemple dans quelle mesure le personnage semble enthousiaste ou indifférent. Les intonations données au texte proposent une parole assez musicale. Ce n’est pas une parole rectiligne, elle ne cesse au contraire de monter puis redescendre. Ce type de jeu est d’ailleurs très différent de celui des deux autres personnages féminins importants du film. On peut remarquer aussi un certain contraste entre l’emploi de mots familiers et le ton plutôt « élégant », qui participe de l’ambiguïté du personnage. Cet effet, qui se retrouve dans l’ensemble du film, est dû aussi au texte très écrit, très littéraire, la démarche d’Eustache n’étant pas naturaliste. Et si le jeu des acteurs est expressif il ne cherche pas à « faire vrai ».

Le premier rendez-vous entre Alexandre et Veronika (au bout de quarante-trois minutes de film) est donc le moment où pour la première fois le personnage s’offre au spectateur à la fois physiquement et vocalement. Comme toujours dans le film, ses cheveux lisses sont tirés à l’arrière et ses yeux maquillés. C’est un physique sophistiqué et sa façon de s’exprimer, souvent dans la retenue, participe de l’impression générale d’un personnage un peu éthéré.

On peut constater une évolution du jeu de l’actrice entre le début et la fin de cette scène. Les premières paroles de Veronika sont prononcées sur un ton assez neutre, presque éteint, proche de la tonalité générale de la conversation téléphonique. Ses paroles s’animent peu à peu au fur et à mesure de la conversation, même si sa façon de s’exprimer reste globalement assez retenue, s’opposant au jeu beaucoup plus emphatique de Jean-Pierre Léaud. Les fins de phrase donnent parfois l’impression d’un élan qui retombe, comme une lassitude, qui n’est pas exprimée explicitement par les dialogues assez anodins mais par l’intonation qui leur est donnée. Le côté démonstratif du personnage d’Alexandre qui parle beaucoup, et d’une voix plus assurée, contraste avec la présence réservée de Veronika. Il semble que ses phrases coulent sans que les syllabes soient appuyées, comme s’il n’y avait pas tellement d’implication corporelle dans sa diction (contrairement au personnage de Marie joué par Bernadette Lafont dont les paroles sont toujours très projetées).
Dans cette scène, si c’est le personnage masculin qui s’exprime le plus par la parole, le visage de Veronika est très souvent filmé lorsqu’elle écoute son interlocuteur, ce qui n’est pas vrai dans l’autre sens et focalise l’attention sur elle. L’actrice est particulièrement expressive dans ces plans où ses réactions se lisent sur son visage. Ses regards fixes vers Alexandre, et les sourires qu’elle laisse se dessiner mais toujours brièvement confèrent une certaine gravité à cette première conversation, qui à partir des mêmes dialogues aurait pu être jouée sur un mode beaucoup plus léger, ou plus anecdotique. L’alternance de sourires amusés mais ponctuels et d’une expression qui évoque l’absence de frivolité exprime déjà le caractère complexe du personnage qui ne se livre pas d’emblée mais trahit par certaines attitudes ses contradictions et son mal-être. L’expression grave succédant aux sourires donne l’impression que le personnage participe à la scène et demeure en même temps à distance.
Le jeu de Françoise Lebrun est assez minimaliste, à la fois dans sa présence physique et dans l’utilisation de la parole. Dans cette scène, elle ne bouge quasiment pas, hormis quelques mouvements de tête quand elle parle, et ses regards restent fixés dans une même direction. On est donc très loin d’une expressivité théâtrale. Chaque mouvement ou intonation de voix en ressortent d’autant plus. Par exemple, la prononciation générale du personnage avec des phrases au mouvement descendant (« mais la plupart du temps il ne se passe rien, il n’y a pas de contact ») qui donnent l’impression de se traîner un peu valorise par contraste les moments où la phrase semble s’animer et où le mouvement est ascendant (« Vous n’aimez pas aller dans les boîtes ? »). Le jeu des acteurs et leur présence physique confèrent une profondeur à cette rencontre et à cette conversation a priori banales.
Dans le passage de cette scène où Veronika parle le plus longtemps, les quelques phrases où elle résume sa vie quotidienne, l’aspect littéraire des dialogues se ressent particulièrement. On a conscience d’écouter un texte qui est joué, alors que les autres éléments de mise en scène tendent plutôt vers un certain réalisme. Cela crée une distanciation, la « vérité » des personnages semblant devoir surgir d’un travail sur le corps et la voix qui ne se situe pas dans l’imitation, qui crée une émotion particulière face au constat amer de Veronika sur sa propre vie. A cet égard, il peut être intéressant de relever l’allusion d’Alexandre à une femme qu’il aimerait « par exemple parce qu’elle a joué dans un film de Bresson ». Outre la parenté des deux cinéastes dans la volonté de chasser le naturalisme pour trouver une autre forme de justesse, et bien que le type de jeu obtenu soit très différent chez l’un et l’autre, cette allusion exprime la relation particulière d’un cinéaste à son actrice et le désir de la filmer qui sous-tend le film.

Veronika se livre peu à peu tout au long du film. Un changement dans son attitude corporelle et verbale est visible notamment dans la scène du bar qui suit le repas au restaurant (vers 1h05).

Les deux personnages sont filmés en plan rapproché, ce qui permet de valoriser les gestes de Veronika alors que durant la première rencontre elle était souvent filmée en gros plan et que son corps semblait assez statique. Chacun de ses mouvements, sa façon de tenir sa cigarette ou de bouger la tête au cours de la conversation sont effectués avec une certaine grâce. Même si l’intonation est plus assurée que dans les scènes précédentes, sa voix se caractérise également par sa douceur et sa « féminité » : elle n’est jamais forte et reste globalement dans la même nuance – pas d’impulsions ni de contrastes dans la manière d’émettre les sons – même quand Veronika s’anime ou parle sur un ton amer en évoquant ses expériences sexuelles. Son ton s’anime lorsqu’elle raconte l’anecdote sordide du médecin avec qui elle a couché. Elle insiste alors sur les mots les plus crus (« baiser », …) et appuie davantage les fins de phrases. Ses paroles sont ponctuées par des gestes (changements de direction du regard, mouvements de la main avec la cigarette, …) qui correspondent à une plus grande implication corporelle. Son ton plus assuré et son rire franc traduisent l’intimité qui s’est créée entre les personnages. En même temps, la gestuelle globale de Veronika continue de donner l’impression d’un corps introverti, notamment par sa manière de baisser la tête et de garder ses bras près d’elle (ce geste de garder les bras croisés contre elle même lorsqu’elle marche étant récurrent dans le film). Le jeu de l’actrice exprime une position d’entre deux, celle d’un personnage tiraillé entre des mouvements contraires : la sympathie que lui inspire Alexandre et son histoire personnelle qui la rend réticente.

Le personnage de Veronika est troublant par ce mélange d’expressions crues et directes, d’une liberté de langage lorsqu’elle parle de sexe et de la fragilité qu’elle dégage. Ce contraste correspond à une dualité plus profonde du personnage, à la fois symbole de liberté sexuelle et de son échec.
Lorsqu’elle raconte l’anecdote du médecin, les expressions crues et directes vont de pair avec un ton acerbe que l’actrice emploie dès que le personnage évoque sa vie sexuelle et affective. Ainsi cette façon assez impudique d’en parler n’est pas associée à une idée d’épanouissement liée à une « libération sexuelle » mais au contraire à la lucidité du personnage sur sa vie et ses expériences. Il y a une franchise dérangeante dans le personnage de Veronika, d’autant plus qu’elle contraste avec son caractère réservé, par rapport à une vision masculine toujours fortement ancrée dans la société opposant les « putes » et les « femmes respectables » .
Dans ce passage où c’est Veronika qui raconte, l’émotion naît de cette distance que le caractère littéraire du texte crée vis-à-vis du personnage, et dans la distance du personnage vis-à-vis de lui-même. On évite alors un jeu trop emphatique, et on approche une vérité qui se crée autrement que par des émotions stéréotypées. L’aspect littéraire des dialogues universalise les personnages. Ce qu’ils expriment n’est pas totalement collé à eux et prend un sens plus général.

La fameuse scène du monologue de Veronika, celle où le personnage monopolise le plus longtemps la parole, constitue le moment où la problématique essentielle du film est explicitée à travers son discours : dualités sexe/amour, femme libérée/femme-objet, hommes/femmes et marque une rupture dans le jeu de l’actrice. C’est la scène où le personnage s’extériorise le plus. Elle prononce les phrases en appuyant les syllabes et en marquant les consonnes, notamment celles des mots les plus crus (« pute », « baiser »…). Le corps est aussi très impliqué et offre une manifestation physique et assez impudique de la souffrance : le visage de Veronika qui pleure est presque grimaçant et sa voix très matérialisée (beaucoup de soupirs, sanglots, gémissements et des respirations très marquées).

Le travail de l’actrice sur les intonations divise la scène en différents fragments qui passent d’une émotion à l’autre, la colère notamment (« Mais qu’est-ce que ça veut dire, pute ? »), l’ironie (« Tu baises de ton côté chéri, je baise de l’autre. On est super heureux ensemble. On se retrouve… ») ou la tristesse (« un jour un homme viendra et m’aimera, il me fera un enfant parce qu’il m’aimera. »). Cela donne à la scène un rythme scandé très musical, avec des accélérations et des retombées. La voix de l’actrice est par moments vraiment projetée lorsqu’elle exprime la colère (« et je me fais baiser par n’importe qui et on me baise et je prends mon pied »), parfois les fins de phrase semblent mourir et exprimer l’épuisement du personnage (« si on a envie de faire un enfant qui nous ressemble, on s’aime… »).
Le jeu de Françoise Lebrun est expressif sans être démonstratif. Elle est filmée assise la tête contre un mur durant toute la scène, dans un état de lassitude. Le seul mouvement est celui de sa tête qu’elle tourne sans arrêt d’un côté à l’autre, participant par son insistance du côté très physique et impudique de la scène. La mise en scène très sobre (plans rapprochés, fixité de la caméra et des personnages) la rend plus pesante et concentre l’attention sur le personnage de Veronika.
L’aspect toujours littéraire du texte avec des phrases très construites (« Votre sexe, Alexandre, qui me fait tant jouir, votre sexe n’a pour moi aucune importance », …) place le spectateur dans une posture critique : il a conscience d’être face à un film et une interprétation, les personnages incarnant des problématiques universelles. Cette démarche d’écriture rend impossible un jeu trop démonstratif qui fonctionnerait sur des émotions stéréotypées.

Charlotte Cayeux