« A l’Ouest des rails » : le style de Wang Bing

Le film documentaire de Wang Bing A l’Ouest des rails, tourné dans un quartier industriel chinois en passe de désaffection entre 1999 et 2001 et proposant neuf heures de projection divisées en quatre parties, constitue un cas intéressant sur la question du style. Si d’un point de vue formel et thématique le film est en réalité constitué de trois parties principales (Rouille, qui se concentre sur les usines de Sheniang et leurs ouvriers, Vestiges qui filme le quartier d’habitation des ouvriers et Rails qui s’intéresse au chemin de fer qui traverse le complexe industriel), on peut déceler la présence d’un style très personnel sur la durée de l’œuvre entière.

L’influence de la culture chinoise du cinéaste sur son style se ressent à plusieurs niveaux, mais pas de la même façon en fonction des différentes parties, tournées pourtant de façon non chronologique.
Vestiges et davantage encore Rails présentent une facture relativement plus « occidentale » avec l’utilisation plus fréquente de gros plans ou plans rapprochés sur les visages des personnages (quasi absents de Rouille 1 et Rouille 2) et une narration plus centrée sur quelques protagonistes.
Mais dans chacune des parties le montage et le cadrage en particulier semblent très marqués par le phénomène de décentrement propre à l’art asiatique. Deux types de plan sont récurrents. Dans Rouille 2, un plan situé à environ 06 minutes 09 reprend une structure qui revient régulièrement dans l’ensemble de l’œuvre (mais surtout dans Rouille 1 et 2). C’est un plan fixe et un plan de demi-ensemble assez long (mais avec de légers mouvements de caméra car filmé sans pied), et qui donne à voir un petit groupe d’ouvriers discutant dans une salle de repos. Le cadrage ne donne l’avantage à aucun personnage, se situant ainsi dans l’héritage d’une non hiérarchisation des protagonistes. Dans cette partie notamment, ce qui intéresse Wang Bing c’est en effet le devenir collectif des hommes qu’il filme. L’individu au premier plan est situé dos à la caméra, n’étant ainsi pas plus « visible » que ceux situés au fond du plan. La caméra demeure à la même place durant l’échange entre les hommes, n’intervenant donc pas de façon didactique sur la scène, ne « forçant » pas le sens.

Dans Rouille 1, on trouve le même type de plan vers 10 minutes 04 par exemple. Là encore, Wang Bing filme en un plan très large de façon à donner à voir l’ensemble de la salle où sont réunis des ouvriers de Shenyang, et depuis un point unique pendant plusieurs minutes. La caméra n’effectuera des mouvements panoramiques qu’à la fin du plan, lorsqu’une dispute éclate et que la caméra se tourne un moment sur l’homme qui hausse le ton et exprime physiquement sa colère. Auparavant, la caméra ne bougeait pas et le passage de personnages au premier plan par exemple semblait absolument aléatoire. Le dispositif plaçait ainsi l’intérêt du spectateur davantage sur le rapport des corps à l’espace et entre eux que sur les dialogues, du côté de la quotidienneté plus que de l’ « évènement ». Aussi, lorsque la caméra se tourne pour cadrer l’ouvrier qui s’énerve puis un autre qui s’est avancé vers celui-ci, ce qui semble motiver ces mouvements de caméra est la modification de la disposition des corps dans l’espace (non pas gratuitement mais en tant qu’ils sont révélateurs de la vie et du comportement de ces hommes), qui s’improvise devant la caméra, plutôt qu’une volonté du cinéaste qui choisirait de mettre l’accent sur tel ou tel personnage de façon à tenir un discours sur celui-ci. On peut voir cette posture de témoin neutre comme liée en partie à un héritage culturel : pas de posture d’Auteur filmant les scènes de façon à servir un discours préalable ou de façon trop psychologisante.

L’autre type de plan récurrent est le plan – séquence mobile, où la caméra circule d’un personnage à l’autre de façon relativement autonome. C’est le cas dans Rouille 2 , dans le plan qui débute au bout de 26 minutes. Le point de vue choisi est à nouveau un point de vue à distance des personnages et dans un cadre large, permettant de les visualiser dans la profondeur de la salle. La caméra opère des panoramiques pour passer de temps en temps d’un personnage à l’autre, mais pas nécessairement en fonction du dialogue : le personnage qui parle demeure parfois hors-champ. L’absence de coupes et la lenteur de la caméra qui balaie l’espace fonctionnent aussi à partir du décentrage, qui opère à deux niveaux : dans cette non-coïncidence parfaite entre le cadrage et le personnage qui parle, mais aussi en déplaçant le sens et l’émotion en quelque sorte entre les images. Ce type de filmage nous rappelle ce qui se joue de façon plus implicite entre les scènes qui se succèdent sans « discours » apparent (la chute de l’industrie chinoise, la perte des illusions liées à un régime communiste et le passage au système capitaliste, l’avenir incertain de ses victimes, etc.).
L’absence de centrage sur les personnages, en particulier dans les trois premières parties – la quatrième étant relativement plus « centrée » – prend plusieurs formes. Dans Vestiges, à environ deux heures, un long plan fixe nous donne à voir quelques personnages. Celui qui est au premier plan est au centre de la discussion, mais il apparaît complètement dans l’ombre et ses traits sont indiscernables durant tout l’échange. De même, la femme qui s’exprime le plus au cours de cette scène est coupée par le cadre. Là encore, l’attention du spectateur est décentrée et le film prend une gravité plus universelle, quand le réflexe dans la tradition occidentale et aussi en documentaire est plutôt de filmer les protagonistes, surtout lorsqu’ils parlent, de façon à ce que leur visage soit tout à fait visible (plan rapproché, de face, bien éclairé,…).
On voit que si ces éléments de style semblent fortement liés à l’héritage culturel de Wang Bing, ils prennent ici un sens particulier dans le cadre d’une approche documentaire, qui prend la forme d’une réflexion sur un état de la société dans lequel il s’inscrit.

D’autres éléments stylistiques du film semblent correspondre davantage aux désirs plus mystérieux du cinéaste. Beaucoup présentent des effets esthétiques qui ajoutent à la forme documentaire une dimension à la fois plus physique et plus poétique.
Très fréquemment les plans – en particulier ceux sur des personnages – sont cadrés légèrement de biais. Cet effet, associé au léger tremblement continu lié au choix de la caméra à l’épaule, procure un sentiment de déséquilibre, d’inconfort qui appuie la rupture d’avec le documentaire didactique.
On trouve un tel cadrage par exemple dans Vestiges, à une heure trente minutes. Il s’agit d’un long plan fixe sur un homme qui s’adresse à la caméra à propos du relogement forcé dont sont victimes les habitants du quartier. Le cadre demeure légèrement incliné tout au long de ce plan, que beaucoup auraient spontanément filmé droit et « harmonieux ». Ce type de plan pourrait être perçu de façon plus intellectuelle comme la figuration du thème de la perte, des incertitudes qui touchent le pays et ses habitants, mais ce cadrage en biais revient de façon à la fois trop insistante et trop discrète (pas de sentiment de démonstration formelle dans ces plans) pour que son origine ne soit considérée comme bien plus physique et personnelle. Il revient dans les scènes les plus anecdotiques, comme celle dans Rails où Wang Bing filme le vieil homme faisant la vaisselle (à environ 41 minutes vingt) : le cadre instille subtilement dans de tels plans la sensation d’une perte de repères et de fixité.

Découlant de ce type de cadrage, la figure géométrique de la ligne en diagonale est présente tout au long du film et apparaît comme un pur motif plastique. Dans Rouille 2, un plan filmant un homme attablé (vers 24 minutes 08) et cadré de biais fait ressortir deux lignes en entonnoir, celle du placard en haut et au-dessous celle de la table. Dans le plan suivant, Wang Bing filme les placards sous un angle différent, et constitue cette même figure géométrique, avec les lignes à angle aigu formées par celle du plafond et celle du placard en-dessous. On pourrait multiplier ces exemples dans les quatre parties. Dans Rails, lorsque Wang Bing filme le vieux Du et son fils au restaurant, le cadre penché associé à une contre-plongée donne une grande importance visuelle à la ligne du plafond qui traverse le plan toujours en diagonale. Ces éléments récurrents – cadrage penché, lignes diagonales,… – superposent à l’aspect documentaire, « pris sur le vif », du film une dimension esthétique presque géométrique plus proche d’un art purement formel et qui semble correspondre en tout cas à une implication très physique du cinéaste dans l’espace qu’il filme, qui n’est pas que de pure « documentation ». Ce motif visuel semble associé avant tout à un pur désir de cinéaste.

D’autres éléments visuels semblent avoir une origine encore plus personnelle et se différencier du parti pris artistique. Par rapport à la lumière notamment, on pourrait relever deux « stylèmes ». Un type de cadrage très fréquent en contre-plongée dans les scènes en intérieur qui permet de faire entrer dans le champ et de mettre en évidence les sources lumineuses – généralement les ampoules suspendues au plafond.
Dans Rouille 1, le plan situé à vingt minutes fonctionne comme cela : la contre-plongée est associée à un cadrage de biais et fait entrer dans le cadre la lumière très vive de l’ampoule. Un tel plan présente une structure géométrique forte, avec des lignes très visibles et une lumière crue qui ne sont pas « confortables » pour le regard. Cette structure de plan revient très régulièrement dans des configurations diverses.
Dans cette même partie, vers 55 minutes 40, un plan présente un agencement un peu différent mais qui crée la même sensation : personnage au premier plan filmé complètement de biais de façon à créer une ligne diagonale, contre-plongée laissant pénétrer dans le cadre la grosse tache lumineuse de l’ampoule. C’est par ce type de plan que le cinéaste, qui n’intervient pas directement dans les scènes ni par un discours verbal, infuse au film son regard et sa présence physique dans les lieux, mêlant à sa démarche documentaire une stylistique basée sur des effets habituellement associés au fictionnel. La mise en scène produit souvent un effet paradoxal, à la fois brute (démarche du « pris sur le vif », caméra à l’épaule, non-interventionnisme du cinéaste,…) et parfois presque abstractionniste par cette esthétique forte.
L’autre « stylème » lié à la lumière apparaît dans nombre de plans où les reflets produisent des taches de lumière à l’écran (ces reflets correspondent d’abord à un effet technique mais le choix au moment du montage de conserver autant de plans présentant cet effet est bien sûr lié à la stylistique du cinéaste). Cet élément visuel se retrouve aussi bien dans des plans en extérieur – par exemple dans Rails à 4 minutes 36, où le phare du train produit une traînée lumineuse qui traverse le cadre et le personnage – que dans des scènes tournées en intérieur – comme dans Rouille 1, vers 8 minutes 10, où la lampe de la salle de repos crée également des traces de lumière qui esthétisent la scène en même temps qu’elles agissent comme d’autres éléments « parasites » du point de vue de la seule visibilité. Là encore, ces effets lumineux ont tendance à infuser une dimension plus abstraite aux images, et leur confèrent une émotion particulière peut-être liée paradoxalement au sentiment de la présence physique de la caméra et de celui qui filme mais aussi au sentiment de l’éphémère.
D’autres plans reviennent fréquemment qui soulignent la dimension technique du filmage et la présence de la caméra, notamment ceux filmés en hiver où la neige s’agglutine sur le viseur. Cet effet est présent au début de Rouille 1, vers 6 minutes 30, dans les travelling successifs depuis le train, à diverses reprises dans Vestiges, par exemple aux alentours de 2 heures 8 minutes lorsque Wang Bing suit des personnages dans les rues enneigées. Ces éléments mettent en avant la plasticité de l’image et l’idée d’une médiation entre les scènes et le spectateur. L’effet de caméra embuée qui masque complètement les personnages (Rails, 1 heure 13) va également dans ce sens.

Dans une interview filmée intégrée au coffret DVD d’ A l’Ouest des rails, Wang Bing explique l’origine du désir de faire ce film qui correspond au départ au désir de filmer les lieux – notamment le caractère d’immensité et de vide des usines – et non à un discours pré-construit. D’où l’abondance de plans purement contemplatifs qui alternent avec les scènes dans lesquelles une action se produit. Ce sont les nombreux plans d’usines sans ouvriers, les nombreux travelling depuis les trains, etc.
Le travelling est une figure importante dans la totalité de l’œuvre. Il se décline de deux façons principales. Dans ces travelling pris depuis des trains, qui sont particulièrement présents dans la partie Rails, puisque correspondant à l’univers quotidien des personnages filmés, mais structurent déjà Rouille 1 (ils l’ouvrent et le terminent), sans que cela corresponde à un besoin narratif. La particularité de ce mouvement est qu’il ne se dirige vers aucun but précis, qu’il pourrait durer des heures et que son arrêt est uniquement déterminé par une nécessité de rythme, donc une nécessité avant tout corporelle.
L’autre type de travelling récurrent est celui qui consiste à suivre des personnages de dos, qui souvent mènent le cinéaste à l’intérieur de leur maison ; comme dans Vestiges aux alentours de 13 minutes 38 où l’on suit Bobo quelques instants avant de pénétrer chez lui. Ces plans ne sont pas non plus nécessités par la diégèse et semblent relever surtout d’un désir de rythme, qui n’a pas de valeur didactique et capte uniquement les rapports des corps – des personnages comme du filmeur – à leur environnement.

Au niveau du montage, la structure rythmique qui revient fréquemment est celle qui fonctionne d’abord sur un long plan mobile dont on s’attend à ce qu’il forme un plan-séquence, dont la continuité est finalement rompue par un raccord qui dynamise la scène. Un exemple particulièrement parlant de ce type de montage se trouve dans Rails, vers 1 heure 09, lorsque le fils du vieux Du montre ses photos à la caméra puis pleure l’absence de son père. Pendant assez longtemps la caméra opère des allers-retours entre le visage et les mains du personnage sans qu’il y ait de montage. Vers la fin de la scène, un raccord dans l’axe sur son visage (type de raccord très rare dans le film par ailleurs) détruit brusquement la continuité. Il s’agit à la fois d’installer une durée qui corresponde vraiment à celle que vivent les personnages, et de rappeler finalement le travail de création à l’œuvre. Là encore le rythme semble dicté davantage par le rapport du cinéaste aux lieux et aux êtres qui y évoluent que par un montage intellectuel.

A l’Ouest des rails me semble mettre en place une stylistique directement liée au changement de société dont ils se fait le témoin, aussi bien par ses choix plus généraux (absence de commentaires et de musique extra-diégétique, …) que par ces différents stylèmes que nous avons relevés et qui produisent une lecture non marxiste des événements, ne s’appuyant pas sur l’idée d’un sens de l’Histoire. Il semble au contraire que la construction en parties non chronologiques, en scènes qui ne se concluent pas mais apparaissent comme des fragments parmi d’autres (pas de lecture didactique), les travelling sans but déterminé et la sensation de déséquilibre produite par divers éléments de cadre ou de montage constituent la forme trouvée par Wang Bing pour rendre compte d’une conception des individus et des sociétés qui ne peut plus s’appuyer sur aucun déterminisme, quand ces individus trahis par les régimes pseudo-communistes se voient soumis à l’aléatoire indifférent du capitalisme.

Charlotte Cayeux