Je savais ce qu’elle me dirait, quand je reviendrais. Elle trouve toujours que je mets trop longtemps. Au ton de sa voix et aux sourcils qu’elle fronce, je devine qu’elle est mécontente, et ça ne rate pas : « Et bien, tu en as mis du temps ! ». Elle dit ça d’un ton excédé, et puis : « Va donc manger, ton repas est servi ! », ou bien : « Allez, maintenant, va te brosser les dents. ». Ou encore : « Allons, Cléa, il est l’heure de partir à l’école… ». De toute façon, il y a toujours quelque chose de très urgent à faire. A croire que mes journées sont comptées à la seconde près…
Mais cette fois-là, j’avais quand-même rencontré la Sorcière ! Je ne pouvais pas revenir plus vite… Mais allez expliquer ça à maman !
Maman, c’est simple, elle n’entend rien à ces choses-là. On dirait qu’elle voit tout avec des œillères, des sortes de parois transparentes qui l’empêchent de regarder trop à droite ou trop à gauche, ou trop loin devant. Il y a des tas de choses qu’elle ne voit pas, pas du tout. En tout cas, c’est ce qu’elle dit. « Qu’est-ce que tu racontes, Cléa, il n’y a rien du tout derrière moi ! ». Elle me traite de menteuse, elle dit que j’invente. Elle croit que je fais des farces. Elle ne voit pas du tout la même chose que moi. Ou alors, c’est qu’elle fait semblant, elle fait semblant de ne pas voir, mais je ne sais pas pourquoi…
Parfois, comme elle ne voit pas ce que je lui montre, je lui dessine. Je ne dessine pas trop mal pour mon âge. Je pensais que sur un dessin, elle ne pourrait pas ne pas voir. Eh bien, si ! Elle m’a dit que mon monsieur ne ressemblait pas du tout à monsieur Duval, le directeur de l’école, et que ce n’était pas lui qui arrachait une fleur dans le jardin, une belle fleur rouge.
« Ah ! Quelle imagination débordante tu as ! Mais tu ferais mieux de faire tes devoirs. » : voilà ce qu’elle m’a dit. J’en ai eu marre et je lui ai répondu qu’elle ferait mieux de s’acheter des lunettes, car il se passe des choses autour d’elle qu’elle ne voit pas, beaucoup de choses, des choses drôles et parfois, des choses beaucoup moins drôles. Des choses qu’elle n’aimerait sûrement pas.
Un jour, j’ai compris que maman ne veut pas savoir. Elle esquive. C’est comme quand je lui pose des questions : souvent, elle se débrouille pour ne pas répondre. C’est facile, on est toujours en retard ! « Je t’expliquerai plus tard, Cléa, tu es encore en retard ! ». Une autre de ces phrases que j’entends à longueur de temps…
Mais le jour où j’ai vraiment compris, il s’agissait de papa. J’ai compris aussi que maman était en danger, qu’elle vit dans un danger permanent sans jamais se douter de rien, et qu’on ne peut rien pour elle. Parce qu’on ne peut pas obliger les adultes à voir et à comprendre ce qu’ils n’admettent pas. Je ne sais pas si tous les adultes sont comme maman, mais ceux que j’ai rencontrés qui n’ont pas tout nié en bloc se comptent sur les doigts d’une main.
Tout a commencé il y a déjà plusieurs mois. J’avais remarqué que quelque chose clochait à la maison : papa rentrait de plus en plus tard, et je voyais que maman n’était pas contente, mais elle ne disait rien. J’étais un peu en colère contre lui, parce que, même s’il est aussi un peu naïf, papa accepte de répondre à mes questions plus souvent que maman. Je n’osais pas lui faire de reproches, parce que j’avais le pressentiment, un grand pressentiment, que papa avait de vrais problèmes.
Alors un soir, il venait de sortir une fois de plus après le repas, et il n’avait pas dit au revoir à maman, il ne lui avait même pas jeté un coup d’œil en partant, j’ai eu l’idée d’aller me poster à la fenêtre de ma chambre, et je l’ai vu sortir de l’immeuble. Il faisait presque nuit déjà et je ne voyais pas très bien, mais je l’ai vu quand il a rejoint au coin de la rue une créature bizarre qui avait de grands cheveux noirs et un corps très maigre, qui ressemblait à un squelette. Elle marchait devant lui, et il semblait la suivre aveuglément – comme un petit enfant qui suit sans avoir son mot à dire. Ça me faisait drôle de voir papa se faire diriger, lui qui décide tout d’habitude. Et la créature, elle ressemblait un peu à maman pour les cheveux longs, mais pas du tout pour le squelette et l’aspect répugnant, ni pour la façon de marcher d’un pas sûr et décidé devant papa.
Tout cela a duré très peu de temps, parce que papa et la créature ont vite quitté mon champ de vision, et je ne pouvais plus qu’imaginer la suite. Je suis allée à la cuisine où maman faisait la vaisselle, et je lui ai dit : « Maman, je peux te le jurer : papa est parti avec une créature aux cheveux noirs qui ressemble à un squelette. Je les ai vus par la fenêtre ».
Maman n’a même pas relevé la tête pour me répondre : « Cléa, veux-tu bien arrêter de raconter des histoires ? Papa est parti rejoindre ses amis du travail. »
Elle a continué à laver la vaisselle comme si de rien n’était. J’ai décidé : tant pis pour elle, après tout, si elle ne veut rien savoir. Ça ne sera pas faute de l’avoir prévenue ! J’avais l’esprit tranquille, moi.
Je suis retournée dans ma chambre, et j’ai pris mes poupées pour faire semblant de jouer, mais dans ma tête je pensais à ce que j’avais vu. Et la nuit, dans mon lit, j’ai continué d’y penser et ça faisait peur. J’ai tout de suite eu l’idée d’une dame qui donnerait des ordres à papa et lui qui ne pourrait qu’obéir. J’ai imaginé plein d’histoires dans ma tête, pour essayer de comprendre. D’abord j’ai pensé que cette dame, c’était une extra-terrestre, venue en avion d’une autre planète et échouée sur la Terre. Elle aurait pris papa en otage, au hasard, pour faire des expériences sur l’être humain. Et papa ne peut rien dire, parce que ces extra-terrestres là ont des pouvoirs spéciaux : s’il parle, même dans leur dos, ils l’entendront. Alors papa est obligé de se taire et d’obéir, il ne peut même pas en parler à maman. Mais il y a beaucoup d’autres versions possibles. C’est peut-être une tueuse psychopathe échappée de prison ; elle est maigre parce qu’on l’a privée de nourriture ; elle utilise papa parce qu’elle a des choses très importantes à régler, mais elle est trop affaiblie pour s’en occuper seule. Elle a prévenu papa que s’il en parlait à qui que ce soit, il aurait après lui les pires bandits de la ville. Ça pourrait être aussi bien la femme-vampire, mais je ne vais pas vous raconter tout ce que j’ai pu imaginer, ce serait beaucoup trop long…
Quand je me suis enfin endormie, je me suis mise à rêver. J’ai fait des rêves bizarres, et toujours il y avait la créature. Dans le premier, je la voyais d’abord telle que je l’avais aperçue dans la rue, devant papa, maigre comme un squelette. Et puis elle grossissait un peu, elle devenait normale. Alors elle ressemblait vraiment à maman. Mais ensuite, elle grossissait de nouveau, jusqu’à devenir énorme. Et elle ne ressemblait plus du tout à maman, ni à la créature.
Dans le rêve d’après, la créature était déguisée en sorcière : elle portait une longue cape noire, elle avait mis un nez crochu et elle était vraiment laide. Je crois que je n’ai plus rêvé après ça, ou bien je ne m’en souviens plus. Mais au réveil, j’ai eu une révélation ! J’ai su que même si elle n’en avait pas l’attirail habituel, cette créature était une véritable sorcière, et c’est ainsi que je l’ai baptisée : la Sorcière, tout simplement.
Le lendemain, mes craintes étaient redoublées. Je m’inquiétais vraiment pour papa. Ça ne pouvait rien donner de bon, d’être sous la coupe d’une sorcière !
Je l’ai bien observé toute la journée – on était mercredi et je n’avais pas école – il était encore plus bizarre que les jours précédents. Il ne venait même plus jouer avec moi, il restait assis dans le fauteuil un livre à la main. Et quand je venais lui poser des questions, il prenait un air excédé, comme maman, et il me répondait du bout des lèvres, comme s’il ne voulait pas parler avec moi ! Avec maman, pas plus de communication. C’est là que j’ai commencé à me dire que la sorcière lui avait peut-être vraiment jeté un sort… Papa n’était vraiment pas comme d’habitude.
Les jours qui ont suivi, il y a eu des signes. Ces mystérieux appels téléphoniques. Papa fixait des rendez-vous, et j’entendais une voix féminine à l’autre bout, sans comprendre ses paroles, mais je savais que c’était elle. Et chaque soir, de nouveau, il partait à son rendez-vous.
J’ai essayé d’interroger maman :
« Maman – ai-je commencé doucement pour ne pas la rebuter d’emblée – comment se fait-il que papa sorte tous les soirs, et nous laisse seules ?
— Ton père a le droit de sortir quand il lui plaît, voyons ! Il a des rendez-vous d’affaires. C’est pour son métier, mais c’est trop compliqué pour toi.
— Pourtant je suis sûre que je comprendrais !
— Allons allons, tu vas encore me poser des questions pendant des heures et tu vois bien que je suis occupée ! »
Il n’y avait rien à en tirer.
Chaque fois, je courais à ma fenêtre, et je le voyais s’éloigner avec la créature.
Tout cela a duré longtemps, des mois entiers je crois. Et puis plus récemment, la semaine dernière peut-être, j’ai senti que les choses avaient changé pour toujours, que papa et maman ne m’aimaient plus comme avant. Ils avaient invité des amis et préparé le repas. D’habitude, quand je n’ai pas école le lendemain, j’ai le droit de rester manger avec eux. Mais cette fois-ci, maman m’a fait dîner plus tôt, et m’a envoyée me coucher dès que la sonnette a retenti. En me couchant elle m’a dit que ce n’était pas de mon âge, et que plus tard, quand je serai grande, j’aurai le droit de dîner avec leurs amis. Papa n’est même pas venu me dire bonne nuit. Je suis restée dans mon lit, bien sage, et j’ai écouté le bruit des voix. Il y avait des éclats de rire qui avaient l’air méchants. On n’entendait pas beaucoup maman, et quand elle parlait, elle avait une petite voix, tandis que les autres parlaient fort, fort, fort. Il m’a semblé entendre les mots « femme » et « créature » à plusieurs reprises. Et dans le brouhaha des voix masculines, je crois qu’on ne percevait pas trop celle de papa. J’ai fini par m’endormir épuisée en devinant avec effroi qu’il s’agissait d’une machination, peut-être même de tout un réseau d’agents envoyés par la Sorcière pour régenter la vie de papa et maman, et peut-être les éloigner de moi. Mais je ne savais toujours pas pourquoi…
Et puis, hier, je l’ai vue de près.
Maman préparait la table pour le repas du soir, et elle m’a envoyée chercher une bouteille d’eau à la cave. J’ai obéi sans broncher, même si j’ai horreur d’aller à la cave. Il y fait toujours froid et sombre. Mais j’ai obéi, parce que j’avais peur que maman soit mécontente de moi, une fois de plus. Et j’étais loin d’imaginer ce qui pouvait se tramer en bas.
J’ai ouvert la porte et j’ai mesuré au-dessous de moi la hauteur de l’escalier et l’étendue de l’obscurité. J’avais allumé la lumière mais l’ampoule n’éclairait qu’un espace très réduit autour d’elle. J’ai pris mon courage à deux mains et me suis dit : « Allons, Cléa, tu n’es pas une poule mouillée », et j’ai commencé à descendre les marches une à une et très lentement. La descente m’a semblé durer une éternité. Et puis, à mesure que je descendais, je commençai à percevoir des voix. J’ai reconnu celle de papa. L’autre était une voix de femme assez aiguë et disgracieuse. Elles provenaient d’une pièce adjacente, parce qu’il y a plusieurs pièces dans notre cave, c’est un vrai labyrinthe, c’est pour ça aussi que je n’aime pas y descendre.
Les bouteilles d’eau se trouvaient juste en bas de l’escalier et j’aurais pu remonter aussitôt, mais je voulais savoir avec qui papa parlait. Je me doutais bien qu’il s’agissait de la créature. Je me suis approchée de la porte sans faire de bruit et j’ai collé mon oreille. Je n’arrivais pas à distinguer les paroles. Alors je me suis baissée et j’ai regardé par le trou de la serrure : c’était bien elle, la créature, en face de papa. Elle portait toujours des habits noirs, une longue robe soyeuse qui lui collait au corps. Dedans, elle paraissait encore plus maigre. Elle se penchait au-dessus de mon père d’une façon bizarre.
Je m’étais relevée pour me concentrer sur leurs voix. Ils parlaient à voix basse et je ne pouvais pas comprendre. Et puis, tout à coup, mon père a élevé la voix : « Non, non, je ne peux pas faire ça ! ».
J’ai regardé de nouveau par le trou de la serrure, et la créature s’était transformée, elle avait laissé place à la Sorcière de mon cauchemar, aussi hideuse. Mon cœur s’est mis à battre très vite et j’ai senti l’angoisse monter en moi. C’était la première fois que je voyais une sorcière en vrai. Et j’avais enfin la preuve que j’avais eu raison, que la créature était une sorcière et mon père en proie à ses maléfices. Ça faisait encore plus peur en vrai que dans mon rêve.
La Sorcière s’est mise à rire d’un rire épouvantable. Et puis, après un moment de silence, elle a parlé. Elle a parlé de moi. Elle a dit qu’il fallait qu’ils partent tous les deux et qu’ils m’emmènent, que c’était pour mon bien. Qu’il était stupide de ne pas l’écouter et que ça ne rimait à rien. Qu’elle avait toujours eu le dernier mot et que ça ne changerait pas maintenant. Je ne pourrais pas vous redire exactement ses phrases, mais c’était clair : elle voulait évincer maman, prendre sa place, elle voulait me voler à maman. C’était bien ça.
Je voulais rester plus longtemps, mais tout à coup la voix de maman a retenti :
« Cléaaaaaaa, dépêche-toi ! Mais qu’est-ce qu’elle fabrique ? ».
Il fallait bien que je remonte. J’ai pris en passant la bouteille d’eau, et je lui ai apportée.
« Eh ben alors, tu en mets du temps pour chercher une bouteille à la cave !
— Maman, c’est très grave. Papa est dans la cave avec une sorcière, une sorcière qui veut m’enlever et prendre ta place ! »
Je parlais à toute vitesse et sans reprendre mon souffle. Mais elle m’a coupé la parole.
« Oh, Cléa, ça suffit ces histoires ! Ton père est sorti acheter des cigarettes. Il revient dans un instant. »
J’ai retenu mes larmes et je me suis dit, ah ça alors, elle ne veut jamais me croire, eh bien tant pis pour elle. Cette fois c’est grave, mais tant pis.
Mon père est rentré dix minutes plus tard, mais je n’ai pas fait remarquer à ma mère qu’il aurait très bien pu sortir par l’autre porte, discrètement, sans qu’on le voie, et revenir par la porte d’entrée.
Et ce matin, quand maman est venue me dire que papa partirait quelques jours, qu’il allait prendre ses affaires, mais que je le reverrai bientôt, je n’ai rien dit. Mais je savais.
Charlotte Cayeux