Une scène

« Presque, Léa, c’était presque ça ! »

Le visage d’Antoine Guillemin, jusqu’ici concentré, s’est animé brusquement après le mot « Coupez ! ».

Antoine Guillemin est cinéaste. Il cherche le geste vrai, traque le détail juste, poursuit une image fuyante ; c’est un travail de longue haleine. Au fil des répétitions, on peut l’observer tantôt silencieux, l’œil fixe, les traits du visage tendus par l’attention soutenue, l’expression immobilisée par l’idée fixe qui le travaille ; tantôt volubile, la voix haute et le geste ample. A certains moments, la concentration du visage se relâche imperceptiblement : c’est la dixième fois que l’actrice joue la scène, et on dirait qu’elle stagne. D’autres fois, la surprise fait briller son regard, fugitivement, car très vite est acquise comme une évidence la nouveauté et il faut chercher mieux, ne pas se contenter : un geste auquel il ne s’attendait plus.
Parfois, la parole d’Antoine jaillit et se déverse à flots ininterrompus, comme une certitude. Alors il porte la voix, articule les syllabes, appuie les mots essentiels, explique. Mais il arrive également que le doute s’empare de lui : alors le débit de la voix s’alentit, le volume baisse, des silences ponctuent les phrases. Et, à l’intérieur de ce schéma qui alterne le silence et le bruit, d’infimes variations. Elles révèlent le travail en cours, le processus de création, la fragilité de l’échange.

Face à Antoine il y a Léa, la jeune actrice. Elle est pleine d’entrain à l’idée de jouer. Elle a l’enthousiasme de la jeunesse qui voit l’avenir devant elle, et confiance en ses possibilités. Elle s’est présentée à lui rieuse, légère, pressée de s’adonner au plaisir du jeu, des répétitions. Il a hésité : elle est jolie, comme le veut le personnage. Elle est fraîche, elle sera travailleuse ; peut-être trop lisse, trop frivole ? Ou trop appliquée ? Il a un doute mais prend le risque, conduit par une intuition favorable.

C’est une scène muette. Quelques gestes, seulement, qui s’enchaînent. Des gestes qu’elle a répétés en boucle. La première fois, elle leur a donné un sens spontané, mais creux : elle était une fille, dans un bar, qui boit une bière. Une fille comme beaucoup d’autres filles dans les cafés, qui s’amuse, parfois s’ennuie, qui est toute à l’instant présent. Et puis, pour surmonter les idées toutes faites, porter un regard vierge sur le personnage, il a fallu retrancher : reproduire l’enchaînement des gestes, sans intention préalable, sans fioritures, de la façon la plus mécanique, à la manière de Jean Renoir. Elle répète ces gestes qui ne sont plus que des mouvements dénués de sens, de vie : prendre le verre, l’amener à ses lèvres, en boire une gorgée, le reposer, s’essuyer les lèvres de la main, regarder dans le vide, fixer un point en direction duquel sourire, c’est-à-dire, imprimer aux lèvres un mouvement vers le haut, détourner le regard, un instant, en replaçant une mèche de cheveux derrière l’oreille, et, de nouveau, regarder vers ce point, et sourire. Tenter de ne pas donner une signification, une portée aussi réduite soit-elle à ces gestes est un travail difficile. Un processus de dénudation qui consiste à se dépouiller un à un des oripeaux de l’émotion.
A la fin, après avoir reproduit la scène une dizaine de fois, Léa n’exprime presque plus rien. Mais même alors, il y a un résidu de quelque chose, d’un désir, à peine perceptible, dont Antoine Guillemin renonce à la défaire.

Et puis, sur le vide relatif, peu à peu, on peut construire le personnage.
Antoine Guillemin n’a pas encore donné à lire le scénario à Léa. Par bribes, il lui livre quelques informations sur le personnage, la situation. Une jeune fille, dans un bar. Qui multiplie les aventures. Ce soir-là, une fois de plus, elle partira avec un garçon qui la drague. Pour l’instant, elle est seule, bien qu’entourée, accoudée au comptoir. Il y a beaucoup de bruit : de la musique, assez fort, du rock’n'roll, quelque chose d’entraînant, d’énergique. Les gens parlent, rient, assez nombreux pour qu’on ne puisse qu’avec difficulté suivre l’une ou l’autre des conversations qui se tiennent.
Elle est là, juchée sur un haut tabouret, parmi un petit groupe de personnes qui font cercle. Mais à ce moment-là, elle s’est détachée de la conversation, on dirait qu’elle s’est abstraite du groupe. Il y a un contraste frappant entre sa présence et celle des autres.

Mais, pour le moment, Antoine et Léa se trouvent dans une chambre aménagée en salle de répétition, il n’y a ni bar, ni musique, et personne d’autre qu’eux et le caméraman. Pour l’actrice et le cinéaste, il s’agit d’imaginer une scène qui probablement ne prendra véritablement vie qu’au montage. Pendant le tournage, on triche, on imagine encore. Léa est assise sur une chaise, à côté d’un bureau ; elle dispose d’un verre et de ce qu’elle saisit peu à peu du personnage.

Dans un premier temps, se concentrer sur un aspect du personnage : l’assurance, la séduction. Ne l’envisager d’abord que comme une fille consciente de son pouvoir de séduction. Léa rejoue la scène plusieurs fois, le temps d’intégrer son rôle, qu’il justifie chaque geste. Chacun de ses mouvements exprime une sensualité assumée. La façon qu’elle a de passer la main sur ses lèvres, d’un geste alangui, et de laisser retomber le bras, de le laisser prendre son élan et, tout à coup, se retenir un peu, puis redescendre progressivement, comme s’il prenait conscience de son poids, de sa présence au monde, à l’espace autour d’elle. Et puis, le regard un peu trouble lorsqu’elle aperçoit l’homme hors-champ, dont on ne saura rien, qui n’est peut-être qu’une représentation de la virilité, et le sourire qui s’épanouit et se rétracte avec une lenteur envoûtante. Il y a du pouvoir dans ce regard qui fixe l’autre droit dans les yeux, et l’entraîne.

Mais ce n’est pas elle, Anna, le personnage à qui Antoine a donné vie à l’intérieur d’un scénario, et qu’il s’agit maintenant de faire exister en chair et en os. Elle n’a pas un caractère aussi tranché, ses attitudes ne sont pas univoques. Derrière l’assurance, on pressent la tristesse ; derrière la séduction, le sentiment peut-être d’être méprisée. C’est cela qui a besoin d’être nuancé, qui fait coïncider des sentiments d’apparence contradictoires, qui intéresse Antoine. Alors, geste après geste, il faut retravailler, instiller le doute, la gravité dessous ce qui paraissait anodin. Ne pas reposer le verre simplement ; attendre un peu, un instant seulement, la main enveloppant toujours le verre déjà reposé. Exprimer une fatigue du corps, une difficulté à peine palpable à enchaîner les gestes. Quand elle s’essuie les lèvres, suspendre le mouvement, comme un équilibre précaire, le corps prêt à basculer d’un côté ou de l’autre : continuer ou s’effondrer.
Le sourire : pas un franc sourire de triomphe, mais un sourire qui contienne aussi de la mélancolie, dont la séduction soit à la fois victoire et démission.
Geste après geste, le personnage se transforme, change de couleur, se complexifie. Il y a l’assurance affichée, et une fragilité plus enfouie, qui se décèle si l’on y prend garde, si l’on observe attentivement. Il y a quelque chose d’infime qui nous dit qu’il se joue, dans ce jeu de séduction, un drame sans éclat et sans bruit.

Anna commence à exister. Et puis, Léa rejoue la scène, en entier. Sa durée s’est étirée. Léa lui imprime un rythme nouveau, fait d’attentes, d’hésitations, d’une certaine pesanteur. Antoine imagine le plan, la caméra fixe et, au moment où Anna porte la main à ses lèvres, un zoom avant, et le visage de Léa en gros plan. Et puis, de nouveau, le cadre s’immobilise, jusqu’à la fin. Il entend les bruits diégétiques, la musique, les voix, qui diminuent après le zoom, et en même temps qu’un gros plan du visage, c’est un gros plan sonore dans lequel résonnent, tout à coup, les soupirs d’Anna, le bruit des cheveux qu’elle effleure, le contact de la peau en une caresse fugitive.

« C’était vraiment bien, c’était ça ! »
Antoine s’étonne de la justesse de Léa qui l’a devancé, qui a eu l’intuition de ce qu’il cherchait. Il est sûr, maintenant, qu’elle sera Anna. Anna et Léa se confondent dans son imaginaire comme une certitude, et c’est à une seconde naissance de son personnage qu’il assiste.

La répétition est finie, Léa quitte le rôle d’Anna et reprend celui d’une jeune actrice de bonne volonté flattée d’avoir été choisie parmi tant d’autres. Il s’est passé beaucoup de choses pendant ces quelques heures, Antoine en ressort affermi dans ses convictions de cinéaste. Il garde aussi, ténue au fond de lui, une amertume légère de sentir Anna disparaître derrière Léa, se réfugier de nouveau au fond de son esprit. Il sait que lorsqu’elle en ressortira, ce sera pour intégrer une nouvelle prison - celle du film.

Charlotte Cayeux