Lost Highway a pour thème central la quête identitaire d’un homme. Le titre évoque d’emblée l’idée d’une route perdue, non clairement identifiable. Ce terme, « perdue », prend ici deux sens : il peut se référer aux chemins tortueux de l’inconscient que le personnage principal est amené à découvrir au long du film, ou exprimer l’idée que le personnage en question s’est éloigné de la route, a en quelque sorte « déraillé ». Dans un sens comme dans l’autre, l’idée commune est celle d’un parcours effectué à travers les méandres d’une route qui ne correspond pas à un lieu géographique clair, mais suggérerait plutôt l’idée d’un voyage psychique.
Il est intéressant de voir comment le thème de l’exil, exploré dans le film dans son sens plus abstrait d’exil intérieur, est figuré à la fois par la structure narrative et différents éléments de la mise en scène.
Le film présente une structure narrative assez déroutante, qui place d’emblée le spectateur en situation d’exil par rapport au récit. On peut distinguer trois grandes parties, qui correspondent à trois changements dans l’identité des personnages.
La première engloberait à peu près la première moitié du film jusqu’au changement d’identité du personnage masculin dans la prison où il est envoyé, accusé du meurtre de sa femme : Fred disparaît pour laisser place à Pete, qui ne présente pas du tout les mêmes caractéristiques que Fred (il est beaucoup plus jeune et vit toujours chez ses parents). La seconde partie s’achève vers la fin du film lors de l’épisode dans le désert, où la transformation inverse a lieu : Fred réapparaît.
Le personnage féminin suit les mêmes évolutions: nommée Renée au début du film où elle est la femme de Fred, elle devient Alice dans la partie centrale où elle est l’amante de Pete et change radicalement d’apparence (le personnage froid du début se transformant en une blonde aguicheuse). Enfin, elle redevient Renée et la femme de Fred dans la dernière partie.
On peut considérer le récit comme retraçant l’évolution mentale du personnage principal qu’est Fred. Le changement d’identité qui fait basculer le récit correspondrait à ses fantasmes, et le retournement de la fin à un retour au réel déclenché par la réplique d’Alice: « Tu ne m’auras jamais ».
Ainsi, le récit fonctionne sur plusieurs degrés, et la fin du film reste ouverte : les liens entre ces différents niveaux de récit ne sont jamais établis clairement et seul un travail d’interprétation peut permettre de repérer un enchaînement causal.
La sensation d’étrangeté que ressent le spectateur est accrue par le fait que les deux récits présentent un jeu subtil de parallélismes. Les personnages et leurs relations sont tout-à-fait différents dans la première et dans la seconde partie : le personnage d’Alice paraît beaucoup plus sensuel que Renée, et la relation des amants du moins au début de la seconde partie semble plus épanouie. De la même manière, l’univers social des personnages semble tout-à-fait différent dans les deux récits. Cependant de nombreux motifs fonctionnent comme des échos d’une partie à l’autre : la perte de mémoire de Pete répond à celle de Fred après la mort de sa femme, Alice a fréquenté les mêmes personnages que Renée (Andy…) et a été amenée à travailler pour lui en tant qu’actrice de films pornographiques, Renée ayant parlé d’un travail à Fred sans précision dans la première partie. La seconde partie met en jeu au fur et à mesure des éléments plus directement reliés à la première partie, avec la maison d’Andy notamment. Il apparaît ainsi que les angoisses et les interrogations de Fred concernant sa femme sont explicitées dans la « partie Pete », celle-ci fonctionnant comme une sorte de révélateur des éléments participant du non-dit de la première partie.
Ainsi, ce statut de la seconde partie par rapport à la première, qui n’offre aucun rapport explicite – aucun lien direct entre les deux personnages masculins ne pouvant être fait – mais présente de nombreux échos, procure un mélange d’étrangeté et de familiarité qui accentue l’aspect déroutant d’une telle structure narrative. C’est précisément le fait que de nombreux éléments se recoupent sans que puisse être établi de lien logique qui crée un certain malaise.
Le sentiment d’exil qui peut être ressenti par le spectateur peut provenir aussi de la fin ouverte et de la forme en boucle du récit, avec les scènes de l’interphone et du « Dick Laurent is dead » et la réapparition de la même route à la fin du film : ainsi, le spectateur sort du film avec davantage de questions que de réponses, et cette structure en boucle semble signifier que la quête identitaire du personnage demeure inachevée, comme s’il n’y avait aucun moyen d’atteindre une vérité stable et définitive. A la fin, le spectateur est incapable de réorganiser rationnellement l’enchaînement du récit, de rétablir des liens de causalité sûrs et se trouve ainsi en quelque sorte exilé du récit, sans repères stables. La situation du spectateur par rapport au récit rejoint celle du personnage principal par rapport à ses propres obsessions, et cet effet est dû en grande partie aux jeux sur le point de vue, qui font s’identifier le spectateur au personnage (utilisation d’images mentales, atmosphère sonore et visuelle non « réaliste » qui exprime l’univers intérieur du personnage…) alors même qu’il demeure complètement obscur (on n’a pas d’informations sur le personnage qui nous seraient communiquées par une instance narrative – on ne sait rien de son passé – et le film ne nous place que très rarement dans le point de vue d’un autre personnage qui apporterait une vision extérieure).
L’impossibilité pour le spectateur de départager clairement ce qui relèverait du réel ou de l’imaginaire du récit le place dans une sorte de non-lieu, indéfinissable.
Dès le générique est exprimé le thème de la route comme déplacement et transition : comme si nous étions à la place d’un conducteur de voiture, nous voyons défiler la ligne jaune de la route. Il est significatif que cette ligne est au centre de l’image, comme si la voiture ainsi suggérée roulait en plein milieu de la route au lieu de rouler à la place qui lui est normalement assignée. Ce simple élément apporte une sensation d’étrangeté et déjà l’idée d’exil. L’image est en mouvement (on le voit pas les mouvements de la ligne jaune), mais le contenu dans le cadre n’évolue pas et ne s’achève pas : autrement dit, elle fait du sur-place, comme une traversée qui ne pourrait jamais aboutir.
L’image présente aussi une ligne qui scinde l’écran en deux, comme le film révélera la scission du personnage de Fred, figurée par l’utilisation de deux personnages différents et de deux niveaux de récit.
Une autre fonction de ce plan est d’entraîner le spectateur dans le film : la vitesse de défilement de la ligne crée un mouvement hypnotique, et la subjectivité du plan, même si nous ne savons qu’à la fin du film qu’il peut être associé au personnage de Fred, invite à une participation sensorielle du spectateur. Il lui fait partager du coup cette sensation de ne pas être à la bonne place, ou du moins à la place ordinaire.
Les noms du générique apparaissent systématiquement de biais, figurant là aussi plastiquement l’idée de décalage. Leur couleur jaune redouble celle de la ligne, créant un effet visuel très tonique, presque agressif, accentué par le grossissement très rapide des mots du générique.
Le type de musique appuie l’impression générale de grande agitation, le volume sonore s’associant naturellement à l’idée de vitesse. Les paroles de la chanson (« Je suis dérangé… ») fonctionnent comme une annonce de ce qui arrivera au personnage dans le film.
Tous ces éléments qui suggèrent la frénésie du voyage créent un fort contraste avec le silence qui s’installe dès les premières images. On entend alors un son sourd continu, présent dans quasiment toutes les scènes de la première partie, dont on ne sait pas bien s’il est du domaine du bruit ou de la musique. Ce son apporte une dimension inquiétante aux images qui, prises isolément, pourraient sembler plus anodines. Les sons précis qui ponctuent cette première scène (bruit de la cigarette, du volet, de l’interphone…) font résonner le silence et l’alourdissent.
Les premières images sont des gros plans sur le visage de Fred, pris de différents angles : ils coupent souvent le visage et figurent la fragmentation du personnage. Le visage est éclairé brièvement par la lumière de la cigarette puis retombe dans l’obscurité, à plusieurs reprises. Ces forts contrastes et la lumière rougeoyante expriment l’aspect trouble de la personnalité du personnage.
L’opposition que la mise en scène produit ensuite entre l’espace intérieur où se trouve Fred et l’espace extérieur est à nouveau une manière de figurer l’exil. Le volet qui éclaire brusquement le visage de Fred et produit un effet assez violent, le caractère inquiétant de l’intervention hors-champ par le biais de l’interphone (« Dick Laurent is dead »), le plan sur l’extérieur du point de vue de Fred puis ceux sur la maison du personnage vus de l’extérieur sont autant de façons de signifier cette opposition. La phrase prononcée hors-champ acquiert de ce fait une certaine puissance, comme une force supérieure agissant sur le personnage, et les plans finals de l’extérieur sur Fred dans ce contexte peuvent apparaître comme des plans de surveillance. Ils impliquent en tous cas l’idée que le personnage est épié et menacé, et créent une dynamique voyeuriste – qui sera prise en charge également par les nombreux films à l’intérieur du film. Ces plans d’ensemble sur Fred, parce qu’ils suivent une vue subjective du personnage qui ne voit personne dans la rue, accentuent le sentiment d’un danger. Mais ce sont aussi des plans qui donnent l’impression de nous placer dans la vue subjective d’un personnage hors-champ, et qui amplifient ainsi l’effet produit par la voix acousmatique entendue à l’interphone juste avant, et la puissance que l’absence d’image lui correspondant lui confère.
Il faut noter également le changement d’atmosphère sonore (le son continu s’estompe peu à peu jusqu’à devenir quasi-inaudible) qui marque aussi l’opposition des deux espaces tout en maintenant une certaine unité, comme un voile sonore qui recouvre tous les plans et participe de la transition d’une scène à l’autre. Du coup, il n’y a guère de plan vraiment « objectif » et le sentiment d’étrangeté contamine tous les plans. L’utilisation du son dans le film et particulièrement dans la première partie contribue ainsi à brouiller la frontière entre le monde réel, « objectif » et l’univers subjectif d’un personnage. Celle de fondus enchaînés quasi systématiques pour passer d’une scène à l’autre produit le même effet : la sensation de fluidité qui en découle participe de l’atmosphère onirique.
La question de l’exil se manifeste ici dans l’instauration par la mise en scène de plusieurs niveaux de réel, la plupart des scènes présentant un aspect fantasmatique, non forcément en elles-mêmes mais par les transitions, l’ambiance sonore ou certains effets plastiques. Le spectateur se trouve dans une position ambiguë, un peu similaire à celle du rêveur, à la fois proche et extérieur aux scènes qui se déroulent devant lui.
A plusieurs reprises cette première partie du film fait alterner des plans qui facilitent l’identification au personnage et nous font ressentir l’angoisse (comme ces gros plans d’ouverture), et des plans vus de l’extérieur qui figurent les menaces qui pèsent sur lui. De façon générale, la rareté des dialogues du personnage et l’absence totale d’informations sur son passé nous empêchent de nous identifier totalement et accentuent le mystère du film.
La scène qui suit confronte les personnages de Fred et Renée. Elle s’ouvre avec un nouveau plan de la maison vue de l’extérieur et en contre-plongée, annonçant les images filmées à leur insu. Le personnage de Fred vient de sa salle de musique lorsqu’il rejoint sa femme dans leur chambre, et pénètre ainsi de l’obscurité, celle-ci étant souvent associée à lui dans le film (comme dans une scène un peu plus loin où Fred pénètre dans un espace sombre de la maison, et où quelque temps après Renée l’appelle mais demeure au seuil de cet espace : ainsi, l’utilisation de la lumière et de l’obscurité permet de signifier l’opposition entre ces deux personnages et la folie où sombre Fred).
Le jeu des acteurs crée un climat inquiétant: les deux ne parlent que très doucement, comme s’ils manquaient d’implication physique (ce qui leur confère un aspect un peu fantomatique) et chaque phrase est suivie d’un assez long silence. Ces silences rendent les propos échangés ambigus, comme la phrase de Fred : « C’est pour ça que je t’ai épousée », prononcée sur un ton très doux et intime peut sembler dans ce contexte menaçante. L’attitude de la femme et sa coiffure avec les cheveux qui encadrent sévèrement le visage dénotent une certaine rigidité, comme le fait qu’elle reste immobile debout durant cette scène. L’homme évoque plutôt une sorte de lassitude ironique, notamment avec la lenteur de ses déplacements et sa façon de rire. Plusieurs répliques de Fred (« Qu’est-ce que tu vas faire? », « Content de voir que je te fais encore rire »), révèlent les non-dits et une certaine distance entre les personnages.
De la même manière, les lampes allumées font ressortir l’obscurité de la chambre, associant l’intime et l’inquiétant. Par ces éléments s’exprime encore une forme d’exil des personnages, qui semblent étrangers dans l’espace le plus intime. Cette dialectique intimité/étrangeté apparaîtra à plusieurs reprises dans le film et constitue une de ses thématiques principales.
Une autre scène intéressante sur cette question est celle qui a lieu un peu plus tard, lorsque Fred et Renée rentrent de leur soirée, et que Fred pénètre dans la maison avant sa femme pour vérifier que tout est en ordre. Il ne se passe rien du point de vue du récit, mais ce passage met plutôt en scène la transformation de l’espace intime en espace menaçant.
Assez subtilement, le cadrage crée l’impression d’une présence étrangère, la caméra épousant par moments un point de vue extérieur sur le personnage qui semble incarner cette présence. Dans le premier plan, Fred entre et ferme la porte : la caméra le filme en plan rapproché. Puis on passe à un second plan où la caméra est placée à l’intérieur de la pièce où va pénétrer le personnage : c’est-à-dire qu’on ne voit pas d’abord Fred, caché par un poteau, et qu’il entre dans le champ au bout de quelques secondes. Ainsi la caméra a « pris de l’avance » sur lui et semble tout à coup incarner l’Autre, une entité non identifiée qui guette le personnage.
Cette sensation est encore plus forte vers la fin de la scène, lorsque la caméra devenue autonome s’est éloignée et du personnage et de sa vision subjective, et après quelques mouvements qui balaient l’espace où est posé le téléphone puis le rideau rouge, s’approche par un travelling avant du personnage qui regarde un moment droit vers la caméra. Le travelling est accompagné d’un accent fort de la musique et d’un bruit étrange évoquant un grognement animal, qui tend à matérialiser davantage la présence incarnée par la caméra. On a vraiment la sensation que quelqu’un s’approche du personnage, et que celui-ci l’a vu.
Le statut de la caméra à ces deux moments précis est une manière formelle de signifier l’altérité et la fragmentation du personnage, harcelé par ses fantasmes refoulés. C’est en ce sens qu’on peut dire que Lost Highway figure une forme d’exil psychique : le personnage ne se reconnaît pas lui-même, et ici ne reconnaît pas l’espace le plus intime (de la même manière que dans une scène précédente il se réveille terrifié et ne reconnaît pas sa femme). L’exil est lié ici aux troubles de l’identité.
Les autres images de la scène alternent entre des plans sur Fred et des plans en vue subjective, qui nous font participer aux angoisses du personnage. Le téléphone et le rideau rouge sont deux éléments du décor sur lesquels la mise en scène insiste : on les voit d’abord an vue subjective (le téléphone filmé en gros plan, prenant ainsi une force d’attraction particulière). Puis le téléphone se met à sonner – et ce son paraît excessivement fort par rapport aux sons graves qui constituent l’ambiance sonore durant toute la scène, et c’est à ce moment que la caméra semble se détacher du personnage et opère plusieurs mouvements latéraux, partant du téléphone puis se focalisant sur le rideau rouge. Ce sont des plans très dynamiques qui contrastent avec la pesanteur instaurée par le jeu de l’acteur et la mise en scène du début.. Il semble que la caméra à ce moment agit comme un avertissement, exprimant l’angoisse de Fred mais matérialisant aussi les forces qui enferment le personnage. A travers le travelling avant qui suit et le regard de Fred vers la caméra, le film propose tout-à-coup un point de vue extérieur sur le personnage, appuyant le sentiment du spectateur d’être « étranger ».
Il est à noter aussi que cet enchaînement de plans offre une vision totalement déstructurée de l’espace: il est impossible de recomposer mentalement une unité spatiale à partir d’eux. Cela confère aux « forces » que représente la caméra à ce moment-là un pouvoir d’omniprésence, accru par la vitesse et la souplesse de ses mouvements.
Le téléphone est un motif récurrent dans le film. Il y a déjà ces plans dans la maison vide où sonne le téléphone, lorsque Fred essaie d’appeler sa femme depuis le lieu où il travaille. A ce moment là, l’insistance de la mise en scène sur le téléphone qu’on ne décroche pas manifeste la jalousie de Fred et son angoisse d’être trompé, l’idée aussi qu’il connaît mal sa femme et d’un grand vide entre les personnages. Lors de la fête, juste avant la scène étudiée, l’étrange personnage au visage blanc prête son téléphone portable à Fred et le fait appeler chez lui, où c’est lui-même qui décroche, marquant son don d’ubiquité. On peut penser que ce personnage représente la part refoulée de Fred, son inconscient, et que le téléphone qui sonne dans la scène qui nous intéresse représente à nouveau l’appel de cette partie oubliée de la personnalité. Par la répétition de la sonnerie criarde, il signifie le harcèlement des désirs et fantasmes de Fred.
Dans la deuxième partie du film, le motif du téléphone intervient à nouveau de façon signifiante. Deux occurrences s’opposent : les appels d’Alice à Pete, et l’appel menaçant de monsieur Eddy. Ce dernier fait l’objet d’une mise en scène particulière : ce sont les parents de Pete qui l’appellent tout affolés pour lui dire qu’on le demande au téléphone, et restent postés à côté de lui durant toute la conversation. Cette situation appuie le caractère inquiétant de l’appel, M. Eddy signifiant à Pete qu’il vaudrait mieux ne plus chercher à fréquenter Alice. On pourrait faire une lecture plus psychanalytique de ces appels, celui de M. Eddy représentant en quelque sorte le sur-moi du personnage, renforcé par la présence des parents comme instances répressives, et ceux d’Alice qui l’incite à la rejoindre dans des hôtels représentant la force des pulsions du personnage. Ces deux forces antagonistes représentant elles-mêmes l’éclatement du « moi ».
L’autre motif important dans la scène qu’est le rideau rouge rappelle le rideau de théâtre. En effet, dans la scène il constitue une sorte de frontière derrière laquelle ni le personnage, ni la caméra ne passent. Comme au théâtre où le rideau marque une barrière entre le monde « réel » et le monde fictif de la pièce, il oppose ici deux mondes : le monde réel objectif, et un monde sous-jacent, que certains signes manifeste mais qui ne peut se donner à voir directement. Par un retournement provoqué par la mise en scène, le statut des deux niveaux de réel n’est plus très clair : par certains aspects le monde réel est celui qui devient le monde des illusions, et l’autre niveau de réalité caché derrière le rideau rouge (qui donne sur la chambre et suggère par là la question de la libido) semble contenir des vérités profondes sur l’être. En même temps, l’attraction exercée sur le personnage par ce qui se trouve derrière le rideau rouge le conduit à la folie, à une inadéquation totale avec le monde « réel ».
Cette problématique est explicitée par le personnage de Fred au début du film, pendant la visite des policiers, lorsqu’il explique pourquoi il n’aime pas les caméras : il préfère garder son « propre souvenir des choses, et pas nécessairement ce qui a vraiment été ».
L’interaction de deux niveaux de réalité est mis en scène de façon frappante dans la scène de la soirée – qui précède celle que nous venons d’étudier- et où a lieu la première rencontre entre Fred et l’étrange personnage au visage blanc.
Les procédés de mise en scène utilisés marquent bien l’opposition de ces niveaux. D’abord, le très long plan qui ouvre la scène est interrompu par l’irruption de l’homme au visage blanc. L’unité est alors bridée et laisse place à un morcellement par le découpage des plans, notamment avec le champ contre champ qui intervient juste après. Ce morcellement vient figurer la fragmentation mentale du personnage principal, alors que l’ambiance qui correspond à la situation générale (des gens riches qui s’amusent) suggère plutôt l’idée de facilité – rendue plastiquement entre autres par l’utilisation de ce long plan mobile, la caméra passant avec souplesse d’un personnage à l’autre.
On peut noter ensuite des différences très nettes au niveau de l’image et du son au moment où l’échange se produit : la musique diégétique de la fête est remplacée par les sons continus et inquiétants quasi omniprésents dans cette première partie, et les figures autour des deux personnages principaux deviennent floues.
Comme pendant la conversation entre Fred et Renée qui ouvre le film, lors de cet échange chaque phrase est séparée des autres par un moment de silence. Ainsi la conversation semble t-elle « hachée », comme si les blancs correspondaient à autant de non-dits, de mystères. Le fait que chaque interlocuteur ne prononce à peu près qu’une phrase à la fois, puis attende la réponse de l’autre, crée le sentiment d’une sorte de duel par le langage, l’un des personnages cherchant à prouver à l’autre la vérité de ses assertions. Cependant une relation de domination s’instaure par le type de phrases utilisées : le discours de l’homme étrange est constitué surtout d’affirmations et d’injonctions (« Nous nous sommes déjà rencontrés », « Prenez mon téléphone. Appelez-moi »), tandis que celui de Fred fonctionne essentiellement par interrogations, exprimant l’égarement et les incertitudes du personnage (« Comment avez-vous fait ça ? », etc.).
Ces différences se retrouvent dans la prononciation des deux acteurs : l’homme étrange parle en appuyant les voyelles, très clairement, et en portant la voix. Au contraire, Fred parle beaucoup moins fort, et moins distinctement, comme quelqu’un qui manque de maîtrise de soi. L’autre personnage fait ressortir par contraste sa nervosité et le fait qu’il semble submergé par ses émotions.
La façon de cadrer les deux personnages est également signifiante de ce point de vue: l’homme étrange est filmé avec des plans plus rapprochés que Fred, son pouvoir étant ainsi marqué plastiquement. Contrairement à son interlocuteur, Fred est filmé avec une légère contre-plongée, qui s’accentue lorsqu’il parle au téléphone. C’est une façon de suggérer le trouble de ce personnage, alors que l’autre, sûr de lui, est du côté de la certitude.
La disparition de la musique diégétique derrière l’ambiance sonore extra-diégétique confère à tous les personnages autour un air fantomatique, en fait des sortes de pantins qui gesticulent dans le vide. Cette impression est renforcée au moment où Fred appelle chez lui et que la caméra opère un léger travelling avant tout en accentuant la contre-plongée : on ne voit plus alors qu’un bout de la tête des invités autour, qui apparaissent comme des figures abstraites. Cet effet tend à opposer au personnage de Fred l’aspect superficiel des autres invités. Il est le seul dont le visage, déformé par les froncements de sourcils et les mouvements nerveux des lèvres, ne paraît pas tout lisse. A cette mobilité du visage de Fred s’oppose le visage de l’homme au téléphone, lissé par le maquillage blanc et dont les yeux ne semblent jamais cligner – ces éléments de physionomie participant à l’aspect déshumanisé du personnage.
Outre le flou des figures à l’arrière-plan, les couleurs également sont modifiées et révèlent la frivolité des mondanités : les couleurs très vives dans le cours « normal » de la scène semblent tout-à-coup délavées, perdant leur intensité.
Lorsque Fred va parler au personnage d’Andy, l’ami de sa femme, certains procédés réapparaissent : à partir du moment où Andy prononce le nom « Dick Laurent », la musique diégétique diminue de volume et on entend à nouveau le son grave continu qui figure dans le film les forces mystérieuses et angoissantes de l’inconscient. A nouveau aussi l’arrière-plan se brouille, et l’apparente tranquillité de la scène est troublée. D’une certaine manière, la subjectivité du personnage vient s’ajouter et remplace momentanément la réalité extérieure dans laquelle il évolue. Là encore se manifeste la situation d’exil de Fred : il ne peut adhérer au monde réel qui l’entoure, et celui plus inquiétant qui l’habite le rend comme étranger à lui même. Il évolue ainsi dans un perpétuel entre-deux, où il n’est jamais « chez lui ».
Ces procédés signifient la disparition du réel face à l’univers fantasmatique du personnage de Fred. L’attitude du personnage durant toute la scène – il paraît absent avant l’apparition de l’homme, et fortement angoissé après – et l’hétérogénéité de celle-ci avec ces deux atmosphères contrastées mettent clairement en scène la question de l’exil du personnage, en signifiant son impossibilité à adhérer totalement à l’un ou l’autre monde.
La construction de la scène également – avec une structure en A-B-A – figure une position d’« entre-deux » plutôt que l’opposition claire de deux univers. Ils se trouvent davantage dans une position d’enchevêtrement, ce que figure le fait que l’homme étrange continue d’exister dans le « monde réel » de la soirée après sa confrontation avec Fred. Ainsi ce sont les éléments communs aux deux univers eux-mêmes qui suscitent la perte des repères et la difficulté à reconnaître l’univers familier – pour le personnage mais aussi d’une certaine façon pour le spectateur qui ne peut pas clairement opposer dans le film des scènes fantastiques à des scènes réalistes.
Plus globalement dans le film, l’utilisation de certains lieux apparentés par leur connotation évoque clairement le thème du passage. La prison, où a lieu le basculement d’une identité à l’autre, est un lieu transitoire, un lieu d’exclusion où l’on exile justement les gens considérés comme inadaptés à la société. Or l’exil du personnage dans la deuxième partie du film apparaît aussi comme un exil de la société : cela se manifeste par la présence des policiers qui le surveillent à plusieurs moments. Ce regard extérieur porté sur lui – par des personnages qui ne sont pas du tout individualisés mais représentent une fonction – décrit son exil mais cette fois par d’autres points de vue que le sien : ce ne sont plus ses propres impressions mais le fait qu’on l’exile qui est ainsi souligné. C’est essentiellement ce jeu sur le point de vue, lors des quelques plans où la caméra quitte le personnage principal et reste quelques instants avec les policiers, qui fait intervenir un autre niveau d’exil dans le film. Même si cette approche-là n’est pas celle qu’exploite le plus Lynch, elle appuie encore davantage le sentiment d’enfermement associé au personnage, et l’idée qu’il n’est pas « chez lui », ni dans la société ni dans l’espace intime de la vie de couple.
Un autre type d’espace fonctionnant comme « lieu de passage » est l’hôtel. Plusieurs hôtels apparaissent dans la seconde partie du film, lors des rencontres entre Alice et Pete. Ce motif est intéressant parce qu’il s’oppose à l’espace familial de Pete – espace du « réel » auquel le personnage fantasmé d’Alice ne peut être associé. Le fait que les rencontres amoureuses se produisent dans des hôtels marque leur côté transgressif et introduit implicitement le thème de la culpabilité (porté aussi par l’appel de monsieur Eddy, déjà évoqué), la deuxième partie du film pouvant être interprétée comme la réalisation fantasmatique des désirs refoulés du personnage.
La prison comme l’hôtel sont des lieux transitoires, anonymes. Tous deux sont filmés à chaque fois d’une façon qui souligne cet aspect impersonnel, avec des plans assez larges ne focalisant jamais l’attention du spectateur sur un objet précis de ces lieux. Ce sont des lieux en quelque sorte vierges, traversés indifféremment par une multitude d’individus dont il ne reste trace. Ils expriment la perte d’identité qui menace le personnage, son impossibilité à se localiser définitivement et à « faire corps » avec le monde. Le désert où se retrouvent Alice et Pete à la fin agit de la même manière : il est un lieu vierge par excellence où semblent se cristalliser les craintes et fantasmes du personnage. C’est l’image de la cabane dans ce désert, apparaissant comme une image mentale du personnage, qui introduit le basculement d’une partie du film à l’autre, comme si le cheminement mental de Fred tendait à une perte totale de tout repère, à un « vide » de l’être. C’est effectivement dans ce désert que « les masques tombent » et que le personnage de Pete cède à nouveau la place à celui de Fred : le personnage s’aperçoit de la fausseté d’Alice et des illusions qui l’entouraient. Les repères fantasmés disparaissent à ce moment-là mais ne sont pas remplacés par des repères « réalistes ».
A la fin du film le personnage de Fred prend une chambre dans un hôtel dont le nom est « Lost Highway », et où sa femme rencontre l’homme avec qui elle le trompe. Les motifs de la route et de l’hôtel sont directement mis en parallèle : l’exil spatial qu’ils suggèrent représentant l’exil psychique de Fred.
Un autre motif filmique exprimant le problème de l’identification à un niveau plus abstrait est celui que constituent les diverses « images dans l’image ». Il y a d’abord les vidéos que reçoit le couple au début du film et qu’il visionne. Ces images de la maison puis du couple présentent une texture qui les différencie radicalement des images lisses du film au premier niveau : celles des vidéos sont fortement granuleuses et de mauvaise qualité. Cette différence purement technique instaure comme un second regard porté sur l’univers quotidien du couple, et rejoint par là une des thématiques récurrentes de Lynch : donner à voir la laideur qui se cache derrière l’aspect lisse des choses.
Avant que Fred soit arrêté pour meurtre, ce sont des images de ce type qui lui révèlent la scène oubliée. Sa connaissance de l’évènement devient purement abstraite, comme s’il ne l’avait jamais réellement vécu. Elle ne peut passer que par une représentation de cet évènement qui le scinde en deux, devenant lui-même objet de son propre regard, comme un « moi » étranger. Les images manquantes, qui ne sont prises en charge que par une représentation à un second niveau (les images dans l’image), figurent par leur absence même le vide de la mémoire. C’est donc aussi une sorte d’exil mémoriel que le travail plastique et l’hétérogénéité des matériaux met en place : le personnage a perdu une part de son identité.
Les images pornographiques d’Alice dans la seconde partie du film, lorsque ils se rendent chez Andy et le tuent, constituent également un film dans le film exprimant l’ambiguïté du réel. Ces images révèlent le personnage féminin comme une pure image de fantasme, ce qu’elle est effectivement pour le personnage de Fred-Pete. Elles interviennent au moment où Pete comprend qu’Alice se sert de lui, et fonctionnent du coup comme la figuration du mensonge, qui correspond lui-même aux craintes que nourrit Fred à l’égard de sa femme dans la partie « réelle ».
A nouveau ces images posent la question de l’ambiguïté du réel : quelle vérité nouvelle l’image dévoile t-elle de l’évènement représenté? A quel moment Alice « joue » t-elle le plus: devant Pete ou face à la caméra ?
Ici, les images pornographiques posent également la question de l’altérité. La taille même de l’écran – démesurée – dans la pièce où sont Pete et Alice, semble écraser les personnages présents physiquement. Comme si l’image prenait le pas sur la réalité charnelle, notamment lors du plan où Pete est cadré en plan rapproché et où l’écran second derrière prend les dimensions de l’écran « réel ». Le fait que ces images ne soient pas accompagnées de son accentue leur aspect désincarné, et les met plus directement en opposition avec la situation censée être réelle de la scène. Le passage du sujet à l’objet apparaît comme un thème sous-jacent de la séquence.
Deux plans sur cet écran qui fonctionnent en vision subjective – la première fois qu’il apparaît puis lorsqu’Alice va se pencher sur le corps d’Andy mort – figurent clairement une relation de voyeurisme/exhibitionnisme et le mélange de fascination et de dégoût exercé sur Pete par l’« autre-objet ». La deuxième fois, cette image est suivie d’une autre image subjective déformée qui donne à voir la « vraie » Alice puis, par un mouvement de caméra vers le haut, l’écran au-dessus du personnage. Alice et son image sont alors réunies dans le cadre dans un plan qui par sa déformation figure la perte de repères du personnage de Pete et la frontière floue entre réel et fantasme. Cette idée est exprimée aussi par la présence de la photographie où sont représentées Alice et Renée, et qui figure clairement le dédoublement du personnage féminin dans la vision du personnage masculin, et la difficulté à assigner le sujet à une place définitive et stable.
Ce type de mise en scène de l’écran second semble signifier la mise en danger du « moi » (celui du personnage principal) par l’altérité. Ce que le film dans son ensemble raconte, c’est aussi le vide entre les êtres et l’Autre inquiétant, insaisissable. A travers cette relation impossible se joue l’exil individuel : Fred ne reconnaît pas l’autre, comme il ne se reconnaît pas lui-même, devenant lui-même un « autre ».
La présence récurrente de l’écrit dans l’image pour désigner certains lieux n’est pas anodine. A plusieurs reprises, avant de nous faire pénétrer quelque part la caméra filme l’enseigne portant le nom du lieu : la boîte où joue Fred au début, le garage où travaille Pete, l’hôtel à la fin, etc. Cette insistance sur la nomination semble une tentative pour compenser l’impossibilité de localiser sûrement. En effet, nous ne savons ni dans quelles villes se déroule le récit, ni si ce sont des lieux « réels » ou imaginaires. L’insistance sur la nomination de quelques lieux particuliers (qui ne sont jamais des lieux d’habitation, ceux-là n’étant pas situés géographiquement), fait justement ressortir le flou qui entoure le récit et la problématique du film qui tourne autour de l’identification.
Cette tentative appuyée de localisation par les gros plans d’enseignes s’oppose au traitement des espaces auxquels elles correspondent. Que ce soit pour le lieu où joue Fred, le garage ou les hôtels, l’espace n’est jamais filmé entièrement. Nous ne pouvons jamais avoir de vision d’ensemble qui conférerait aux lieux une certaine réalité, une cohérence et une unité. En même temps, on ne nous présente quasiment pas de plans rapprochés sur des détails du décor, qui leur donnerait une plus grande matérialité. Le type de montage choisi pour filmer ces espaces entretient le sentiment d’irréalité, d’espaces abstraits. Les corps des personnages ne semblent pas contenus dans un cadre défini, et la compensation par les noms est une manière aussi de signifier la prédominance de l’imaginaire (ce sont des mots, des représentations avant d’être des lieux tangibles).
L’échec de la tentative de localisation apparaît plus explicitement à la fin du film, où l’enseigne « Lost Highway » est associée au dernier hôtel – comme on l’a vu, lieu de transition par excellence. L’idée de perdition, de non-lieu que contient le nom de l’hôtel contredit la nomination elle-même, qui échoue à « faire être » ailleurs que dans le fantasme. Les mots, comme les images, ne peuvent combler le manque (images manquantes du moment du meurtre, informations manquantes sur le personnage pour le spectateur, perte des repères et caractère schizophrène du personnage, …).
A la fois par sa structure narrative et les éléments plastiques qu’il met en œuvre, Lost Highway travaille la question de l’exil, à la fois temporel (impossibilité de reconstituer le récit chronologiquement), spatial (profusion de lieux de passage) et mémoriel (impossibilité pour le personnage de se souvenir d’un moment traumatique). Le film met en scène l’exil psychique du personnage, lié à un processus de dépersonnalisation, mais par le type de construction qu’il présente place aussi le spectateur dans une situation d’exil vis-à-vis du récit, qui ne se laisse pas « raconter ». Au-delà d’une thématique explicite de l’œuvre, l’exil s’exprime par son écriture même.
Charlotte Cayeux