« La Légende du grand judo » de Kurosawa, produit et reflet du Japon en guerre

Le premier film réalisé par Kurosawa en 1943, La Légende du grand judo, porte de façon assez subtile les traces du contexte historique et des mentalités qui prévalent dans le Japon en guerre. Outre le fait que nous n’ayons à disposition que la version censurée en 1944 (une version donc qui porte les traces les plus matérielles de l’époque), et bien qu’il s’agisse d’un film historique situant son action durant l’ère Meiji, de nombreux éléments du récit rendent compte à la fois de l’influence de valeurs traditionnelles japonaises et de l’émergence de valeurs plus modernes, liées à l’époque de tournage du film. Il mêle certains compromis dus à la forte censure dans la période de guerre et certaines audaces dans le propos de Kurosawa.

Le personnage principal du film, Sugato Sanshiro, est un jeune homme qui pratique le jiu-jitsu. Sa rencontre avec l’inventeur du judo est le point de départ du récit. La thématique centrale du film est ainsi celle du changement d’état d’esprit qui accompagne le passage d’une technique à l’autre, et prend la forme d’une initiation. Un certain nombre de valeurs traditionnelles présentées dans le film font écho à celles qui s’exacerbent dans le Japon en guerre des années 40.

Cette thématique principale est clairement exposée dès la seconde scène. Un groupe d’adeptes de jiujitsu dont une nouvelle recrue discutent. La conversation porte sur le judo, dont le novice ignore l’existence. On lui apprend que le soir même doit avoir lieu un combat contre l’inventeur du judo. Un des hommes a cette formule pour qualifier le projet des adeptes du judo : ils veulent « transformer l’Art de l’agilité en Voie de l’agilité ». Ainsi est d’emblée exprimé le conflit qui oppose l’ancien et le nouvel art martial, lié donc à un changement en termes d’époque et de mentalités. L’expression « Voie de l’agilité » induit l’idée d’un nouvel art lié à une conception plus spirituelle des arts martiaux, s’opposant à l’ « Art de l’agilité » qui prend un sens plus technique. Ce ne sont pas deux techniques différentes qui s’affronteront dans le film, mais bien deux conceptions de l’individu face à son « art ». Or, l’éloge que fait le film d’une discipline valorisant l’équilibre intérieur et la maîtrise de soi plutôt que la force brutale est certainement un sujet de mécontentement pour les censeurs de l’époque, inquiets d’exalter le combat et la force guerrière par tous les biais.
On apprend aussi dans cette scène que l’enjeu se situe autour du poste d’instructeur en arts martiaux que cherche à pourvoir la préfecture de police, et que convoitent les deux écoles. Ce respect profond de l’Ordre que rien ne vient contrecarrer dans le film va au contraire dans le sens d’un certain conservatisme, sûrement renforcé à une époque où une part majoritaire de la population japonaise fait preuve d’une servilité extrême à l’égard de l’Empereur en particulier, des dirigeants en général. On peut dire que le film dans son ensemble se situe dans une certaine tension (en particulier à travers le personnage principal de Sanshiro) entre la représentation de valeurs plutôt réactionnaires, et celles de valeurs plus progressistes.

La scène où Yano de Shudokan, adepte du judo, est attaqué par le groupe d’hommes de la première scène, produit un discours critique vis-à-vis de l’idéologie incarnée par ceux-ci qui peut être mise en parallèle avec celle du Japon en guerre.
De nombreux éléments de mise en scène tendent à figurer d’emblée la « victoire » de la nouvelle idéologie sur l’ancienne. L’opposition entre le personnage de Yano qui se tient seul face aux hommes qui forment une « bande » se redouble ironiquement de l’opposition entre la brutalité hargneuse de ceux-ci (ce sont eux qui attaquent et s’élancent vers le rival l’un après l’autre) et l’efficace stoïcisme de Yano (qui les attend immobile au bord du fleuve). Ce dispositif souligne déjà le caractère vain de l’attaque et de la hargne qui l’accompagne et contient une critique implicite de la démonstration de force (ridiculisée par l’échec cuisant) liée au sentiment de compétition qui caractérise la démarche des adeptes du jiu-jitsu. La supériorité de la nouvelle doctrine s’affirme ici par le calme victorieux de Yano s’opposant à la haine inefficace des attaquants.
La hargne impuissante du groupe d’hommes fait nécessairement écho au comportement des japonais en guerre, à la fois dans sa brutalité extrême, dans son caractère d’engouement collectif et dans sa finalité qui est l’extension de la domination japonaise sur le reste du monde – les motivations des hommes dans le film étant à plus petite échelle la domination de l’idéologie véhiculée implicitement par l’art du judo dans le pays. Dans le Japon en guerre, l’accroissement des territoires dominés passe par la neutralisation des puissances concurrentes occidentales ; de même, dans le contexte de La légende du grand judo, les adeptes du jiujitsu cherchent à réduire l’influence du nouvel art martial concurrent.

Le parallèle avec la situation contemporaine du Japon de 1943 passe aussi par les thèmes de l’obstination et du rapport au suicide. L’obstination aveugle et impuissante qui s’apparente au fanatisme est soulignée par un propos de Yano au chef de la bande : « Tu scelles la défaite des tenants de ton art avec de telles bêtises ». L’attitude des hommes, qui continuent d’attaquer l’un après l’autre malgré les échecs successifs, correspond à celle des militaires japonais qui continuent jusqu’au bout l’offensive malgré la certitude de la défaite. L’acharnement vain du groupe est ici ridiculisé par le biais du personnage de Yano, dont l’art fonctionne sans le recours à la haine.
Le second trait commun est celui du suicide dans lequel se cristallisent les valeurs de l’honneur. Les propos du chef de clan réclamant la mort parce qu’il ne « peut supporter l’humiliation » correspondent à un certain état d’esprit japonais issu d’une longue tradition et qui sera singulièrement exacerbé pendant la guerre du Pacifique, avec les attaques-suicides de plus en plus fréquentes et les nombreux suicides de civils après les défaites, comme après la bataille d’Okinawa, et l’attente par la population prête à se sacrifier, juste après la défaite, de la déclaration de l’Empereur relativement à l’attitude à adopter (cf  Kurosawa Akira, Comme une autobiographie, Cahiers du cinéma, 1997). Dans cette scène, la volonté de mourir pour échapper à la honte est explicitée par le personnage du chef, et, là encore, montrée dans son caractère absurde à travers le point de vue de Yano.

On peut dire par ailleurs de cette scène, comme du film dans son ensemble, qu’elle est loin d’exacerber la violence comme c’est le cas dans nombre de films sur le thème des arts martiaux. Les combats sont ici globalement courts et le fait de lancer les corps dans l’eau ne permet pas d’insister sur la matérialité des corps mis à mal. L’aspect spectaculaire est plutôt centré sur la virtuosité de l’adepte de jiu-jitsu en regard de son calme et de sa froide concentration, qui semblent figurer la dimension plus psychologique de la nouvelle technique. Le regard critique que produit la mise en scène à l’égard du groupe d’attaquants ne correspond certainement pas aux désirs d’un gouvernement lancé dans une guerre conquérante, qui attend de la production cinématographique nationale qu’elle encense les sentiments guerriers, les valeurs du sacrifice et du jusqu’au-boutisme.
A travers cette scène, Kurosawa oppose la raison au fanatisme, la maîtrise de soi à la brutalité aveugle. Les deux idéologies qui s’affrontent dans le film font clairement écho à la situation du Japon des années 40, embourbé dans une passion guerrière aveugle et vouée à l’échec – le ridicule des personnages du groupe dans la scène étant lié aux éléments combinés de l’obstination bornée et de l’impuissance profonde.

Après ces affrontements, le jeune homme qui avait assisté caché à la scène s’élance vers Yano et propose de le reconduire. Pour avancer plus vite, il abandonne ses chaussures, geste qui est appuyé par la musique et prend une signification symbolique : le personnage rompt avec son passé et adhère déjà pleinement au nouvel « art » du judo. Les plans qui se succèdent sur la chaussure déplacée au cours du temps correspond à une ellipse du récit et figure le nouveau départ pris par le personnage ; il y a là exprimée l’opposition tradition/modernité qui, mise en parallèle avec la situation du Japon à l’époque de la réalisation du film, dévoile la complexité des notions mêmes de « tradition » et de « modernité » et interdit une vision de l’histoire purement chronologique et sous le signe du « progrès ».

Un peu plus tard, le personnage principal et le Maître se confrontent au cours d’une scène qui explicite la démarche philosophique de la pratique du judo. Le maître reproche au jeune Sugata d’utiliser la technique du judo à tort et à travers, sans respecter ses règles philosophiques. Yano décrit cette démarche comme « la quête de la Vérité qui régit la nature et le monde », son but ultime étant de pouvoir « mourir paisiblement ». A l’intérieur de cette scène on retrouve le mélange entre l’éloge de valeurs qui s’opposent à l’état d’esprit général du Japon contemporain (dans la doctrine nouvelle, on ne pratique pas les arts martiaux pour le pouvoir mais dans le cadre d’une quête spirituelle) et celui de valeurs qui vont au contraire dans le sens de cet état d’esprit (Sugata prêt à mourir si le maître lui ordonne et qui plonge dans l’étang). L’obéissance à des règles strictes qui passe par la soumission au « maître » fait à nouveau écho à l’obéissance aveugle à l’Empereur qui constitue l’attitude générale des japonais dans ces années 40. Un rapport ambigu à l’individu se fait jour dans cette scène : si la notion de quête philosophique place l’individu et son rapport au monde au cœur de la démarche, le comportement de Sugata tend à effacer l’individualité derrière le Maître et la Voie à suivre. Cette problématique est particulièrement actuelle à l’époque où Kurasawa réalise ce premier film, la culture des japonais étant écartelée entre les traditions très ancrées qui prônent un effacement du moi, et les cultures occidentales qui se diffusent peu à peu et véhiculent une pensée centrée au contraire sur l’individu.
L’épisode de l’étang, dans lequel Sanshiro demeure jusqu’à la « révélation » (figurée par la fleur), transforme de façon là aussi assez ambiguë l’auto-flagellation en méditation révélatrice, dont le maître pressentait la réussite. Les notions de méditation, quête intérieure, etc., s’opposent à nouveau au règne de la brutalité qui caractérise à la fois l’ « ancien » à l’intérieur de la diégèse et l’ « actuel » dans le contexte de réalisation de l’œuvre.

L’élément dramatique à partir duquel se met ensuite en place l’intrigue en tant que telle est le Tournoi de la Police, déjà annoncé dans la séquence du début où les adeptes de jiu-jitsu exprimaient leur désir d’écarter la concurrence de Yano. Le tournoi était donc déjà le moteur de l’action lors de l’attaque. La séquence qui réintroduit cet élément narratif comme enjeu principal se présente sous la forme d’une réunion collective où Yano parle de ce tournoi à ses disciples. Devenir responsable de la section arts martiaux de la police à l’issue de ce tournoi est présenté comme une motivation importante pour affronter les écoles adverses. Ainsi le point commun entre différentes écoles est le désir de s’intégrer aux structures de la police, dans une démarche de profond respect de l’Ordre. La différence principale réside entre la brutalité impulsive des uns et la tranquille assurance des autres ; les éléments de subversion du film tiennent davantage à la conception de l’individu (rompant avec l’obéissance aveugle et accédant au niveau d’une quête individuelle dans laquelle il prend une part active) qu’à celle de l’organisation sociale.

La seconde partie du film est introduite par les sous-titres annonçant l’entrée en scène du personnage de Sayo, la fille du maître de jiu-jitsu contre lequel Sanshiro doit combattre durant le tournoi. Et cette seconde partie va effectivement se centrer davantage sur les états d’âme de Sanshiro, tiraillé entre l’amour qu’il porte à la fille et le « devoir » de s’affronter au père.
Cette problématique est annoncée à un second niveau par le biais du personnage de la fille de Monma, que Sanshiro a tué lors de leur affrontement. Le sentiment de culpabilité de Sanshiro est figuré par le souvenir du visage de la fille après le tournoi. Il apparaît déjà tiraillé entre les exigences de son art et des sentiments de simple humanité, se situant ainsi très loin du fanatisme aveugle dénoncé chez les adeptes de jiu-jitsu au début du film. Il est évident que la mise en scène des remords qui assaillent le personnage et menacent de contrecarrer son « devoir » en tant que disciple ne peut correspondre aux attentes des censeurs, pour qui la priorité de la guerre nécessite précisément la prépondérance du sens du devoir et l’absence d’états d’âme relatifs aux victimes.

La première fois que Sanshiro découvre Sayo, la fille de Murai Hansuke, a lieu sous le signe de la ferveur : Sayo est agenouillée et prie pour son père. Sanshiro et Yano qui se promène à ses côtés ignorent l’identité de la jeune femme. Les deux hommes sont séduits par la beauté de la scène, et le maître de judo loue la perte « de toute conscience » d’être et l’oubli de soi « pour fondre dans la divinité » qu’il lit dans l’attitude de Sayo. On voit que si le nouvel art martial se distingue par sa dimension métaphysique, et le fait que l’individu soit incité à un difficile travail sur soi plutôt qu’à l’obéissance passive, le but ultime demeure bien l’effacement du moi dans l’accession au divin, et la croyance en une transcendance. En ce sens la philosophie qui s’exprime par le biais du personnage de Yano sert l’idéologie toujours dominante à l’époque de la guerre du Pacifique. Là où elle s’en détache, c’est dans le rôle plus actif conféré à l’individu, à qui il ne suffit pas de suivre une ligne toute tracée, et dans le rejet de l’impulsion guerrière.
Cette première confrontation entre Sanshiro et Sayo, dont il ignore alors qu’elle est la fille du maître de jiu-jitsu, exprime la communion des êtres à travers la foi, par-delà les divergences d’écoles différentes. Elle valorise un sentiment de fraternité, et celui de la situation similaire des individus face au divin, sentiments qui s’opposent là aussi à l’idéologie guerrière et xénophobe exacerbée dans le Japon des années 40.

La première rencontre amoureuse, mise en scène de façon très poétique, des deux personnages qui ignorent toujours leur identité mutuelle, produit une image très noble de la naissance du sentiment amoureux, emprunte de pudeur.
La façon dont est dramatisée la révélation de l’identité de Sayo (la réaction très vive de Sanshira qui s’éloigne en courant lorsqu’il comprend, appuyée par la musique qui reprend ses intonations dramatiques après le motif tendre, etc.) contribue à placer le sentiment amoureux au premier plan du récit. Le dilemme constituant le nœud principal du récit apparaît à ce moment là : dilemme entre le désir de judoka de Sanshiro de gagner contre Murai Hansuke, et celui de ne pas blesser Sayo en étant vainqueur. Un tel dilemme contraste par rapport à la majorité des productions japonaises de l’époque, dans lesquelles les « devoirs » du héros prennent nécessairement le pas sur toute histoire d’amour, celui-ce ne pouvant en tout cas être dévoyé par une femme. Le film tranche donc avec ces codes habituels qui se fondent sur un total rejet de l’amour-passion à l’occidentale et sur l’idée que la Cause à laquelle se sacrifient les héros doit être placée au-dessus de tout (cf Tadao Sato, Le cinéma japonais, tome 1, éd. du centre Georges Pompidou, 1997). La phrase adressée par Sanshiro à Sayo, lui souhaitant que son père ne soit pas vaincu, est de ce point de vue particulièrement audacieuse : les sentiments du personnage principal prennent ici le dessus sur le judo.
Dans la séquence qui précède celle du tournoi de la préfecture de police, ce conflit de sentiments est explicité par la suite de plans de Sayo correspondant aux pensées de Sanshiro au moment où il médite. A l’homme qui vient le chercher il présente la jeune femme comme un « obstacle » entre lui et Murai Hansuke. L’amour est donc présenté comme une force qui surpasse la volonté de l’homme, dans ce contexte philosophique où il cherche la maitrise de soi pour tenter d’atteindre le divin. Mais cette force antagoniste prend par la mise en scène un aspect noble, qui participe de l’humanité et de la sensibilité du personnage, et s’oppose à la brutalité de la plupart des rivaux.

Au début de la scène du tournoi notamment, celui-ci est introduit par les injures que s’adressent les adversaires des deux écoles dans le public. A cette agressivité et à ce sentiment violent de compétition s’opposent l’attitude bienveillante des deux hommes qui s’affrontent. Celle-ci apparaît d’abord par le sourire courtois que s’échangent les adversaires avant le début du combat, qui se déroule ensuite dans une atmosphère de respect. On retrouve là cette particularité du film de ne pas accentuer par la mise en scène la violence physique (prépondérance de plans larges, chutes souvent hors-champ, etc.).
Après que Murai épuisé ait renoncé au combat, Sanshiro accourt vers lui pour s’enquérir de son état, et celui-ci le félicite pour ses grandes qualités de judoka. L’échange de champs/contre-champs exprime le respect mutuel des deux hommes et contraste fortement avec l’attitude malveillante des disciples de Monma au début du film. Le récit présente donc comme absurdes les haines de clans qui effacent l’humanité commune sous les différentes étiquettes. Dans le contexte des années 40, ces rivalités d’écoles font bien sûr écho à celles, à plus grande échelle, qui opposent les peuples en guerre.
Plus profondément encore, l’attitude de renoncement de Murai Hansuke, que la construction du récit donne à voir comme une attitude positive, s’oppose à celle prônée par les dirigeants et censeurs du Japon en guerre, qui est celle du sacrifice le plus grand à l’égard d’instances faces auxquelles l’individu doit s’agenouiller (État, Armée, Empereur,…).

La séquence suivante voit se résorber le conflit principal du récit (la position de Sanshiro tiraillé entre son désir de vaincre Murai et la pitié qu’il nourrit pour Sayo) : la fille, le père et Sanshiro sont réunis chez le père, les deux hommes devisant paisiblement. Les propos que Murai Hansuke adressent au jeune homme dénotent à nouveau un état d’esprit qui s’oppose à l’idéologie dominante contemporaine de l’œuvre : il lui exprime le plaisir qu’il a eu d’être vaincu par un judoka si doué. Le caractère d’humilité et de bienveillance envers celui qui le surpasse contrastent fortement avec la notion de l’honneur qui est celle de l’adepte de jiu-jitsu préférant mourir plutôt qu’essuyer un échec. Le comportement loué par le film est bien à l’opposé de celui qu’ont adopté dès 37 les dirigeants et militaires japonais, prêts à tout sacrifier, à commencer par les sentiments d’humanité les plus élémentaires, pour la victoire.

Pendant cette séquence, le nouvel élément perturbateur qui intervient pour relancer le récit est l’arrivée impromptue d’Higaki Gennosuke, l’homme qui voulait remplacer Murai pour le tournoi, et qui vient proposer à Sanshiro un duel à mort. La façon dont est mise en scène cette irruption, sans aucun dialogue et avec des plans rapprochés sur l’expression subitement grave de tous les visages et en particulier de celui de Sayo, exprime le sentiment du destin qui s’abat.
La notion de destin est explicitée par Sanshiro lui-même peu avant le duel, lorsqu’il répond à Maître Linuma qui s’enquière du caractère inévitable d’un tel duel qu’il qualifie de « gâchis » en se référant à cette idée de destin. Cette scène du duel contient encore l’ambivalence fondamentale qui parcourt l’œuvre dans son ensemble. Cette fois, c’est le personnage du témoin – maître Linuma- qui prend en charge un point de vue distancié sur la scène, signifiant indirectement son caractère absurde (« Ce duel est-il vraiment nécessaire ? (..) Quel gâchis ! »). Les deux duellistes, et Sanshiro aussi bien que son adversaire, sont mûs par leur adhésion aux valeurs de l’honneur, prêts à risquer leur vie pour l’honneur. L’intervention de maître Linuma rend le point de vue global de la séquence ambigu : elle oscille entre l’admiration pour le courage et la ténacité de Sanshiro (prêt à tout pour demeurer dans la « Voie »), et le sentiment d’une obstination bornée, celui du « gâchis » même que formule le témoin. Pendant le duel lui-même, les plans sur Sayo terrifiée et l’expression répétée par le témoin : « Quel gachis… », achèvent de créer une distance critique vis-à-vis de l’idéologie fataliste qu’affichent Sanshiro et Gennosuke.

Les allusions au moment de la « révélation » dans l’étang aux lotus au début du film (l’image de la fleur qui figure le souvenir de Sanshiro durant le duel, le plan du pieu dans l’étang pour faire la transition avec la séquence suivante, …) insistent sur le caractère d’initiation du récit, sur la dimension spirituelle de la pratique du judo, et donc sur le travail sur soi fourni par le novice. Les moyens autant que les buts diffèrent de ceux que présentent les disciples de Monma au début du film : l’opposition se distingue à la fois sous l’angle rôle actif de l’individu/obéissance passive et méditation/démonstration de force, et sous l’angle quête spirituelle/recherche du pouvoir. Dans le contexte de la seconde guerre mondiale où l’armée japonaise s’est distinguée par ses multiples exactions et par une cruauté particulièrement répandue (cf Margolin Jean-Louis, L’armée de l’Empereur : violences et crimes du Japon en guerre, 1937-1945, Armand Collin, 2007),   ces oppositions que La légende du grand judo met en place sur toute sa longueur acquièrent une portée plus large, qui met indirectement en cause l’attitude fanatique des militaires japonais.

Dans la séquence qui suit celle du duel et après une ellipse indéterminée, on retrouve le personnage de Yano avec deux de ses disciples, évoquant le voyage entreprit par Sanshiro. On apprend au cours de cet échange qu’Higaki n’est pas mort, et que les deux hommes ne gardent pas rancune l’un envers l’autre. Cet élément du récit donne un poids supplémentaire à la distance critique qu’introduisaient les propos du personnage du témoin dans la scène du duel. Ce duel apparaît effectivement, par le ton amusé et détaché qu’emploient les trois hommes en l’évoquant et par son issue, comme une folie de jeunesse qui heureusement finit bien. Impression appuyée par la réplique empreinte de tendresse paternelle de Yano au sujet de Sanshiro : « Il restera longtemps un nourrisson ».

La séquence finale met en scène le couple Sayo/Sanshiro dans le train qui emmène le judoka vers une destination inconnue. Les rapports des jeunes gens, pleins de réserve attendrie (elle n’ose montrer qu’elle pleure, lui la console pudiquement en promettant un retour rapide, …). correspond bien à la pudeur qu’exigent les censeurs contemporains en matière de représentation des sentiments amoureux. Mais le fait d’achever le récit sur cette vision du couple, dans l’atmosphère générale d’insouciance produite par la conversation du maître dans la scène précédente, contribue à offrir une image positive de l’amour, qui n’est pas sacrifié aux devoirs de l’homme.

La légende du grand judo présente donc, malgré les coupures dont il a été l’objet, un certain nombre d’éléments scénaristiques et de mise en scène qui le rendent peu orthodoxe dans ce contexte où les japonais au pouvoir attendent de la production culturelle nationale qu’elle participe plus ou moins directement à exalter le patriotisme et produire une image positive de la guerre. A travers son récit historique, Kurosawa parvient à aborder des problématiques toujours actuelles, qui mettent en cause de façon indirecte la situation du Japon au moment de la conception de l’œuvre. La forte censure de l’époque, et peut-être l’état d’esprit même du cinéaste pris entre différentes cultures, a imposé au film une certaine ambivalence entre audaces et compromis, traditionalisme et modernisme.

Charlotte Cayeux