Réalisé en 1975, Exhibition est un documentaire de Jean-François Davy sur l’actrice X Claudine Beccarie et sur le milieu de la pornographie. Par son travail de montage et le type de croyance qu’il installe chez le spectateur vis-à-vis du sujet filmé, Davy met à jour la complexité et les ambiguïtés du « personnage » de Beccarie et met en question la notion même de vérité documentaire, notamment par la mise en place de situations plus ou moins fictionnelles.
D’entrée de jeu, le film se présente en tant que fabrication cinématographique sous forme d’une mise en abîme qui se met en place dès le générique. Les premiers plans donnent à voir le montage du film en train de se faire et la première figure du film à apparaître est celle de la monteuse au travail. La toute première image est celle du clap qui donne le signal du commencement de la prise, et correspond donc à ce qui normalement n’apparaît pas à l’image. Ici, son intégration dans le montage semble signifier : « Ce que vous allez voir est un documentaire, mais pas un travail de pur enregistrement de la réalité telle qu’elle est ; c’est une vérité construite et subjective que le film produit. »
Le découpage alterne ensuite des gros plans sur différents éléments techniques : la table de montage, la pellicule, l’écran sur lequel apparaissent des images de Beccarie déjà tournées et qui s’offrent donc à nous par une double médiation, à l’intérieur d’un écran second. Autrement dit, son double statut d’image est ici mis en scène : l’image de Beccarie qui est interrogée dans le film et qui correspond à son métier d’actrice porno, et celle qui est nécessairement créée par le contexte de tournage à l’intérieur du film Exhibition. L’utopie d’une « interview-vérité », d’une vérité de l’être qui puisse être captée par la caméra, est d’emblée mise à mal par ce dispositif : parce que la présence même de la caméra influe sur le comportement de la personne filmée, et parce que la vérité de l’être est pour lui-même relative, pleine de trous et en partie informulable. Au mieux, la caméra peut offrir la vérité d’une attitude, d’un corps, qui vaut pour un instant donné et sur lequel joue nécessairement le contexte du tournage.
Durant tout le générique, la caméra s’attache à filmer les mains de la monteuse et leurs mouvements. C’est sur l’aspect le plus artisanal de la fabrication du film que cette ouverture met l’accent, et sur ce qui touche à l’assemblage, à la production de sens après tournage, donc sur l’idée que le sens des images n’est pas donné d’emblée et de façon suffisante à la caméra mais produit en grande partie par la confrontation des images entre elles, des images et des sons, et par le montage.
Au niveau du son, le spectateur peut entendre quelques indications données par le réalisateur – qui apparaît à l’image mais dont on ne voit d’abord pas le visage, c’est-à-dire que l’accent n’est pas d’abord mis sur la figure de l’Auteur mais sur la dimension plus pragmatique et matérielle du cinéma- à sa monteuse. Ce qui là aussi souligne l’importance des choix de montage en vue de produire un certain effet (« Ça va faire trop haché »), qui lui-même contribuera à produire un certain sens. Le film s’éloigne par là du mythe télévisé de l’immédiateté.
Les voix enregistrées de Davy et Beccarie qui se font entendre transformées par les ralentis et les accélérations sont présentées dans leur pure matérialité, et comme matière techniquement manipulable. Avant de se concentrer sur les discours produits par ces voix, le spectateur est amené à prendre en compte leur statut d’élément transposable au sein d’une composition. L’effet de ce type de dispositif est de placer le spectateur dans une situation un peu distancée, particulièrement salutaire dans un film qui aborde des questions telles que la pornographie et le désir et risquerait aisément de tomber dans une certaine complaisance.
Dans toute cette première séquence de la salle de montage, les images déjà filmées qui défilent sur l’écran de la monteuse changent régulièrement de statut : parfois, les plans présentent la structure d’un cadre dans le cadre (on voit l’écran au milieu de la pièce), parfois les images dans l’image deviennent autonomes et prennent la taille de notre écran (le second cadre disparaît). Il y a donc toute une phase transitionnelle qui s’effectue avant de pouvoir « plonger » dans ces scènes déjà tournées, et pendant laquelle le spectateur prend conscience du rôle que joue dans la création de ce documentaire le regard de Davy et ses fantasmes, et l’écart possible entre les émotions profondes de Beccarie et la façon dont elle se met en scène face à la caméra. Trois sensibilités subjectives s’enchaînent pour que le film existe : celui de l’actrice qui cherche à se définir, celui du cinéaste qui ne peut s’abstraire totalement de ce qu’il filme, et celui du spectateur qui va combiner en quelque sorte l’expression de ces deux désirs avec le sien propre.
La présence ensuite de Claudine Beccarie auprès de Davy et de sa monteuse va dans ce sens. La caméra filme ses réactions à la vision de ces plans déjà tournés. Elle exprime physiquement puis verbalement le malaise que crée pour elle la confrontation d’images pornographiques – la mettant en scène comme actrice X – et de plans de portrait – la mettant en scène comme personne racontant son métier. Le fait d’inclure dans le résultat final la réaction première de Beccarie face à cette confrontation d’images relève d’un souci d’honnêteté morale de la part du cinéaste : c’est permettre à l’actrice d’exprimer ses réactions face au résultat (donc la faire participer aussi de façon active) et mettre à jour le rapport nécessairement ambigu entre le réalisateur et l’actrice au moment du tournage. En effet, si Beccarie sait qu’elle est filmée et participe à un documentaire dont elle est le sujet principal, ce n’est que partiellement qu’elle s’exprime en connaissance de cause, ignorant les rapprochements et la production de sens que Davy opérera par le biais du montage. Loin de chercher à masquer cette ambiguïté, il la met en scène dès l’ouverture et tout au long du film le spectateur restera conscient de ce travail « actif » du cinéaste sur son sujet. On est donc loin du cinéaste – témoin et réceptacle passif des évènements qui se déroulent devant la caméra.
Les deux premières images qui apparaissent dans l’écran second sont d’abord l’image d’une scène à caractère pornographique où figure Claudine Beccarie, puis une image où elle est interviewée par Davy. Gros plan sur les parties génitales de Beccarie et de son partenaire, puis gros plan avec travelling avant sur son visage. Ce sont là déjà les deux types d’images qui alterneront tout au long du film et qui visent à confronter l’actrice à la personne.
Le dialogue entre le cinéaste et l’actrice au cours de cette première séquence, durant lequel il lui explique sa démarche en filmant ses réactions puis où elle lui formule son sentiment face à ce montage, rend en quelque sorte transparente la méthode de travail du cinéaste. Il explicite le type de relation qui lie Davy à Beccarie en cours de tournage et crée d’une certaine façon un niveau documentaire supérieur : il documente sur le travail documentaire lui-même.
La suite de la séquence va faire alterner trois types d’images et trois niveaux de temporalité. D’une part les plans sur Beccarie qui correspondent à un « présent » du tournage, d’autre part les plans où l’on voit les images visionnées par Beccarie mais à travers un écran dans l’écran, où se superpose donc à ce présent le passé des plans déjà montés, et enfin ces plans « du passé » qui reviennent au présent par l’effacement du contexte de la salle de montage. Ces différentes temporalités induisent à nouveau une distance par rapport aux images vis-à-vis desquelles le spectateur ne peut être dans une illusion d’immédiateté, et bizarrement c’est presque un sentiment de fictionnalisation que cela produit : on pénètre dans l’univers du film comme dans un univers unifié dont le prologue nous révélerait auparavant le caractère fabriqué. Cela se ressent particulièrement au niveau du son : lorsque les images dans l’image prennent les dimensions de l’écran et reparaissent au présent de l’action, le bruit de la machine qui constituait la présence sonore de la salle de montage disparaît et laisse place à une sensation de vide sonore, qui paraît presque artificiel, comme le silence qui s’installe dans une salle de théâtre après l’ouverture du rideau. Paradoxalement, c’est ici une distanciation qui est associée au sentiment de fabrication, de mise en scène, et qui permet de recevoir les images de sexe explicite avec un regard critique qui annule ou atténue leur effet pornographique, les interroge plutôt.
Ce qui est intéressant, c’est que ce filme interroge le statut même de l’image pornographique, difficilement situable entre les catégories de fiction et de documentaire. Dans son ouvrage La pornographie et ses images, Patrick Baudry décrit le film pornographique comme se situant « hors documentaire ».
« Des producteurs ont d’abord exclu le documentaire des séances de cinéma. Puis c’est le film qui a pu se trouver expurgé du documentaire, de ce récit de la vie, dont parlait Maurice Merleau-Ponty. La voie était ainsi ouverte au film hors documentaire : c’est-à-dire, tendanciellement, au film pornographique. » (La pornographie et ses images, page 201.)
La dimension « hors documentaire » du film pornographique pour Patrick Baudry est liée directement à sa dimension « hors-sens ». C’est dans cette optique qu’il s’applique à démontrer que la nullité du film porno, du scénario de film porno, sont des éléments à part entière de la pornographie et constituent des « ingrédients » nécessaires à son efficacité. La dimension fictionnelle du cinéma porno est liée aussi au fait que la sexualité représentée s’éloigne radicalement de la sexualité vécue, notamment par le caractère d’immédiateté qui s’y joue :
« Un film X ne consiste pas seulement en une visualisation de scènes sexuelles. C’est en fait la non-narrativité du sexe qui s’y trouve mise en images : qui colle parfaitement, immédiatement, à des images non représentatives. » (page 176)
Et Patrick Baudry examine plus en profondeur ce rapport ambigu au réel :« Nous ne vivons pas dans une civilisation de l’image, sous l’ordre d’une « image » qui nous posséderait. A l’inverse nous sommes (s’il faut emprunter un ton de catastrophe), dans la civilisation d’une imagerie qui déconstruit la textualité imagée. Le problème, si l’on veut en voir un, n’est pas la prolifération des images, mais celle d’images qui, comme le dit Jean Baudrillard, ne montrent rien. L’image sexuelle précisément, l’image fondamentalement truquée de l’excitation et de la séduction érotique, serait peut-être de ces premières images qui se délient de tout rapport à la vérité, qui s’annoncent, tout en jouant d’un effet de réel, comme étant délibérément en-dehors de la vérité ou de tout débat autour de la vérité. » (page 59)
Il nous semble qu’Exhibition met en scène précisément un certain nombre de problématiques formulées par Patrick Baudry. Tout le film travaille à questionner le vide de l’image porno, et son statut ambigu. L’autonomie de la bande sonore et de la bande image- le son des interview qui continue sur des images de scènes sexuelles notamment- correspond à une création qui transcende le simple enregistrement du réel (qui pourrait correspondre aux seules interviews) et se rapproche d’une partition à plusieurs voix, incluant des fragments plus ou moins mis en scène.
Une partie particulièrement intéressante du film à cet égard est celle de la scène lesbienne entre Claudine Beccarie et son amie. Jean-François Davy présente successivement trois « scènes » filmées différemment à partir du même dispositif (c’est-à-dire, à chaque fois, ces deux femmes seules devant la caméra). Dans ces trois scènes le degré de fictionnalité varie.
Dans le premier cas, le cinéaste demande aux deux femmes de faire l’amour devant la caméra. C’est la seule consigne donnée (explicitée dans la scène même, le dispositif étant donc transparent), à partir de laquelle elles sont censées donner libre cours à leurs désirs. La manière de filmer se différencie d’un film porno-type par la rareté des gros plans isolés, le fait que les corps soient filmés dans leur totalité (unifié par les travelling qu’opère la caméra sur les corps), l’absence de musique extra-diégétique ou d’effets sonores. Davy ne cherche absolument pas à effacer la présence d’une caméra voyeuriste – effacement qui conforterait le spectateur dans cette posture. Au contraire, ce dispositif est souligné de façon très brute par le réalisateur hors-champ (« Allez maintenant on va tourner la scène d’amour avec Mandarine. »). Après quelques instants d’ébats, cette présence impudique de la caméra et par là même le regard du spectateur sont à nouveau rappelés par les deux femmes qui se tournent vers l’équipe technique et s’adressent directement à elle (« Vous pourriez nous mettre de la musique ! On se demande ce que vous faites… », « Ils reluquent ! »). La situation est donc l’inverse de celle d’un film porno de fiction qui chercherait à se faire passer pour du porno amateur. Ici, si l’on peut débattre éventuellement de l’intérêt de la démarche, de ces tentatives pour filmer du sexe explicite autrement que ne le fait la pornographie « traditionnelle », cette démarche est au moins claire et mise en question tout au long du film essentiellement par la confrontation (d’images, d’images et de sons) et l’échange franc et direct entre le cinéaste et l’actrice (à de nombreuses reprises Davy est amené à souligner certaines contradictions dans les discours de Beccarie).
Le caractère auto-réflexif du film est encore plus clair lors du plan où les deux actrices à l’issue de cette scène sont interrogées par Davy sur leur démarche : « En fait ce que vous venez de faire c’est un peu une expérience que vous aviez envie de faire toutes les deux ? ». Et Claudine Beccarie de répondre : « Oh non, ça n’a rien à voir avec ce qu’on pourrait faire toutes les deux ! ». Le sentiment de voyeurisme lié à celui de surprendre une intimité est complètement mis à mal, et l’impossibilité pour le cinéma – à moins d’utiliser des images « volées »- d’atteindre un tel objectif est ainsi pointée (la présence connue d’une caméra influant nécessairement sur l’attitude des gens filmés) .
Le statut d’une telle scène est en tout cas difficile à définir. Il est impossible de décider dans quelle mesure les deux femmes se comportent devant la caméra en tant qu’actrices ou en tant qu’amantes. Par ailleurs, on peut dire de la scène qu’elle est improvisée à partir d’une situation totalement fabriquée pour le film. Et le caractère fabriqué de cette situation relativise à la fois son aspect documentaire (on s’éloigne tout à fait du « pris sur le vif », et il y a action directe sur le réel, construction d’une situation dans un but quasi expérimental), et son aspect fictionnel (le fait que cette fabrication soit explicitée annule l’effet de fictionnalisation pour le spectateur). Par ailleurs, même si la situation de départ est fabriquée, la liberté des actrices à l’intérieur de la scène lui confère malgré tout une dimension documentaire relative.
Le deuxième traitement fait par Davy de ce dispositif de départ (filmer une scène d’érotisme entre Claudine Beccarie et son amie) revêt un statut complètement différent. Plusieurs éléments en font une scène qu’on pourrait davantage qualifier de pornographique selon les critères formulés par Patrick Baudry. Les indications données par le cinéaste aux actrices et qu’on entend hors-champ montrent clairement qu’il se livre ici à un réel travail de mise en scène, et que les deux femmes procèdent à un travail d’acteur X, se positionnant selon ces indications. Le type de plan change par la même occasion : gros plans sur les parties génitales, ajout d’une musique étrange et stylisée, sons diégétiques assourdis (en particulier la voix de Davy qui s’adresse aux actrices). Cette « scène » est divisée en deux plans très courts, qui alternent avec les plans de micro-trottoir, donc à l’esthétique complètement opposée, et présente la fugacité d’un fantasme resté obscur. Ici les choses sont renversées, et si l’on peut y déceler une part documentaire, c’est vis-à-vis des désirs de cinéaste de Davy qu’elle se joue.
Dans les plans de micro-trottoir, Jean-François Davy prête en quelque sorte son rôle de cinéaste à Claudine Beccarie, qui prend l’initiative des interview. Ce rôle actif, d’auto-référence distanciée, alterne donc et contraste avec ces plans où son corps est « détaché » de son individualité par le type de cadrage employé. C’est ce montage qui empêche le film à ce moment même de pouvoir être qualifié de pornographique : le contexte documentaire nuit fondamentalement à l’effet pornographique, tel que défini par Patrick Baudry.
Enfin, le troisième type de mise en scène proposé est un peu un mixte entre ces deux types d’images décrits. La caméra filme toujours Claudine Beccarie et son amie, mais cette fois c’est le travail même de mise en scène qui est donné à voir. Ce travail apparaît comme une co-mise en scène faite par Davy et ses actrices. Le cinéaste offre à Beccarie la possibilité de faire les choix esthétiques qui correspondant à sa vision de l’érotisme davantage que les productions qui l’utilisent habituellement. La différence entre érotisme et pornographie est d’ailleurs régulièrement abordée au cours du film, ainsi que la possibilité de réaliser de la pornographie intéressante et acceptable sur un plan éthique, et ces expériences de mise en scène apparaissent comme des éléments de réponse possibles. Et ici, il s’agit d’une certaine façon d’un documentaire sur la fabrication d’une scène de fiction.
L’effet de distanciation et d’auto-réflexion est appuyé par le montage qui fragmente ces scènes et leur alternance avec des scènes d’un tout autre ordre. Celles du micro-trottoir se situent du côté du « pris sur le vif », d’un « cinéma-vérité ». Et tout le film combine ces deux démarches : l’aspect d’ enquête sociologique (les interview essentiellement), et ce qui correspond plutôt aux expériences et fantasmes de cinéaste de Jean-François Davy autour de la question de la représentation du sexe (celles où il met en scène directement des plans érotiques). Les scènes qui mêlent éléments documentaires et fictionnels, comme celles que l’on vient de décrire, complexifient le dispositif et posent vraiment des questions sur les frontières entre ces deux pôles, ces questions appliquées à la représentation du sexe étant particulièrement complexes. Et le travail final de montage mêle également les deux « propos » du film : à la fois, les scènes qui sont plutôt du côté des désirs du cinéaste prennent place à part entière dans le documentaire sur l’actrice (qui porte nécessairement sur les deux dimensions du « personnage », objet et sujet de désir), et les éléments plus sociologiques ont aussi pour objet le mystère de ces désirs (ceux de Davy et ceux de Beccarie).
Ainsi, à travers ces trois utilisations différentes de la scène d’amour lesbien, nous est offert le panel de trois dispositifs possibles entre documentaire et fiction au cinéma, de l’improvisé à partir d’une situation donnée au totalement mis en scène. L’exigence qui demeure dans chacun des cas est la transparence du dispositif : les actrices savent dans le premier cas qu’elles sont filmées et le spectateur sait qu’elles le savent, dans le second cas il sait également que les actrices sont totalement dirigées, et dans le cas intermédiaire la scène se donne clairement à voir comme un documentaire sur la mise en scène elle-même.
On peut se demander si cette exigence de transparence est liée au statut particulier qu’aurait la représentation du sexe par rapport à d’autres types de représentation. Dans son texte En marge de « L’Erotisme au cinéma » (présent dans le recueil Qu’est-ce que le cinéma ?), Bazin se penche sur la question de la représentation de gestes sexuels non simulés, évoquant la conviction de son ami Domarchi selon lequel toute « émotion sexuelle concrète » devant la caméra est incompatible avec « les exigences de l’art ». En effet, cet aspect constitue une donnée à part dans la représentation cinématographique : comme il le remarque, une scène violente par exemple dans un film policier est feinte. On n’exige pas des acteurs qu’ils meurent réellement, bien que la mise en spectacle de la mort ou de la violence existe sous diverses formes, et que Bazin la rapproche de la pornographie. On peut relativiser cet argument cependant en remarquant qu’un acteur pleure ou rit réellement, et que la réalité physique du rire ou des pleurs, même si l’on sait qu’ils sont provoqués par l’acteur, ne nous fait pas conclure à leur obscénité. Le terme d’ « émotion sexuelle concrète » étant de toute façon ambigu vu le nombre d’acteurs porno affirmant n’éprouver aucun plaisir dans le cadre de leur travail. (Il nous semble par ailleurs que des œuvres comme L’Empire des sens de Nagisa Oshima et Je tu il elle de Chantal Akerman ont prouvé depuis l’écriture de ce texte qu’on pouvait filmer de façon non obscène des scènes de sexe explicite.)
Quoi qu’il en soit, la conclusion que tirera Bazin à la fin de ce texte, c’est que l’on peut a priori mettre en scène tout type de relation sexuelle, à condition de recourir aux « conditions d’abstration du cinéma », c’est-à-dire à condition de ne pas tomber dans le documentaire. Il aborde donc la pornographie dans un angle opposé à celui de Patrick Baudry, qui voit le caractère spécifique du genre pornographique au contraire dans son absence de dimension documentaire. On voit que Jean-François Davy pose de façon pratique ces questions. Il les déplace quelque peu en incluant des scènes de pure pornographie en tant qu’éléments documentaires, dont le statut est donc radicalement transformé, et en relativisant par ailleurs le sentiment du spectateur de voir du documentaire par le rappel de la médiation que constitue le filmage.
Cela est particulièrement frappant dans deux scènes d’Exhibition. La première est celle où Jean-François Davy filme Beccarie avec un jeune homme – qui n’apparaît qu’à cette occasion dans le film. Là encore, la visée documentaire est relativisée par les regards du jeune homme vers la caméra à plusieurs moments et les réactions de Beccarie (« C’est par là que ça se passe ! »). Il est donc clair que Davy n’a pas demandé au couple de faire « comme si la caméra n’était pas là ». Et ce pacte entre filmeur et filmés, qui conditionne le pacte de lecture pour le spectateur, relève d’un souci d’honnêteté vis-à-vis du spectateur. Celui-ci n’est pas amené à croire que la scène est absolument documentaire et qu’il assiste à un moment d’intimité vraie. Autrement dit, cette scène propose une réflexion sur son propre statut, et met à jour le fait qu’à partir du moment où des images documentaires ne sont pas volées (c’est-à-dire que les filmés ont conscience de l’être), le film ne peut donner à voir qu’une réalité sur laquelle influe plus ou moins le contexte du filmage, et la scène ne peut rendre compte tout à fait de la « vérité » des personnes dans l’intimité. Ce qu’offre le film, c’est une vérité documentaire dont le contexte de tournage fait partie, qui est donc en partie construite par le film. Et le rapport entre les personnages qui se joue à l’écran est un rapport qui se construit aussi à travers la caméra. C’est une idée qui correspond sûrement, à des degrés divers, à toute scène filmée, mais qui prend une ampleur particulière appliquée à ce qu’on qualifie d’ « intime ». L’intime n’est justement plus intime dès lors qu’il est filmé. Toute la démarche d’Exhibition est prise dans cette contradiction, mais sa force est que celle-ci soit explicitée et mise en scène. Que les problèmes posés par le dispositif même soient assumés.
Si dans cette scène l’absence évidente de direction des « personnages » en-dehors du dispositif de départ (le lieu, la situation) sert la visée documentaire sur les comportements sexuels, l’ajout de la musique extra-diégétique tend à fictionnaliser la scène. Elle correspond à un artifice qui dramatise la scène, lui confère une gravité que ne contiennent pas nécessairement les images en soi. D’autant plus qu’il s’agit d’une musique là encore très stylisée, un peu inquiétante, répétitive et pas vraiment mélodique. Cet ajout donne une résonance particulière aux gestes érotiques qui dépasse leur signification manifeste. C’est donc l’utilisation d’un procédé plutôt associé à la fiction qui insuffle une certaine poésie à une scène documentaire. Ici, l’aspect fantasmatique prend le pas sur l’étude sociologique dont procède la scène au départ. Le type de montage change également avec l’ajout de la musique : la scène n’est plus filmée en continuité et Davy procède à des coupes correspondant à des petites ellipses qui créent un rythme fort. La figuration du mystère qu’est le désir nécessite des moyens qui se rapprochent de ceux qu’utilise la fiction, même si l’alternance avec des moyens plus directement documentaires (essentiellement l’interview) est importante pour ne pas tomber dans une forme de complaisance (c’est-à-dire pour le cinéaste ne plus filmer que selon ses propres fantasmes et éluder la parole de Beccarie).
La scène de masturbation est aussi très intéressante par rapport à la question d’une approche documentaire de la sexualité, et à la situation ambiguë où est placé le spectateur. La scène débute sans introduction par le cinéaste contrairement à la scène homosexuelle, qui aurait sans douté été ici un peu obscène. L’ « intimité » de la situation appelle l’absence de commentaire avant et pendant. La scène est filmée dans sa continuité, en plan séquence, avec des zoom avant et arrière mais sans gros plans et avec une préférence accordée au cadrage de la totalité du corps. Tous ces éléments vont dans le sens d’un effacement relatif du cinéaste derrière la situation filmée, dont la durée notamment doit être respectée par le montage.
Mais en même temps certains éléments contribuent à styliser profondément cette scène, essentiellement par l’utilisation du son : à nouveau, l’ajout d’une musique extra-diégétique expérimentale et très étrange, et les effets d’écho sur les cris de jouissance de Claudine Beccarie, puis sur la voix de Davy l’interrogeant, qui sont des sons très artificiels. Cette scène présente donc à nouveau un double enjeu : filmer la scène de masturbation de façon documentaire en n’intervenant pas sur son déroulement et en ne la fragmentant pas par le montage, et lui ajouter une dimension plus poétique qui relève davantage de la vision personnelle et créatrice du cinéaste. Les mouvements de caméra qui tantôt s’approchent tantôt s’éloignent de l’actrice font bien sûr partie des éléments de fabrication de la mise en scène, qui agissent donc sur la scène filmée, mais semblent correspondre à un point de vue sur Beccarie et la scène filmée, tandis que le plan filmé avec un cadre fixe aurait donné une scène beaucoup plus froide et plus « objective ». Ici au contraire, ces mouvements de caméra incarnent un désir, un regard qui tente d’appréhender le plaisir féminin à travers la « démonstration » de Claudine Beccarie.
On peut donc dire de la scène qu’elle est à la fois documentaire et fortement mise en scène, qu’elle est à la fois la scène telle quelle et investie d’une subjectivité forte. D’une certaine façon, le mélange de ces deux approches dans le film en fait un double documentaire : sur les désirs de Beccarie, et sur ceux du cinéaste lui-même (et, partant, comme on l’a déjà remarqué, sur Beccarie sujet et objet de désirs).
Après la scène de masturbation, et à l’intérieur du même plan-séquence, Davy interroge l’actrice sur ses impressions. A nouveau, transparence du dispositif : rappel de la présence de l’équipe de tournage, distanciation par le discours « à chaud » sur la scène qui vient d’avoir lieu (qui nous rappelle le caractère artificiel de la situation). A la question « C’était bien ? » Beccarie répond « non ! » et explique qu’il lui aurait fallu plus de préparation. L’efficacité documentaire est ainsi remise en question : la part d’interprétation de la part d’une actrice X habituée à simuler l’orgasme et celle de plaisir véritable sont incertaines, mais cette ambiguïté est clairement dite par cet échange qui suit la scène de masturbation.
L’échange continue ensuite en voix off lorsque Davy commence à aborder la question des premières expériences sexuelles, conditionnant toute la vie sexuelle. A l’image on voit des plans sur Beccarie dans le jardin de sa mère, des plans où elle est auprès de sa mère ou de son petit ami. Ce sont des plans apparemment de « pur » documentaire (des images « prises sur le vif »), mais désincarnés par l’absence de son correspondant à ces images. En voix off, Claudine Beccarie nous apprend son viol adolescente, la raison de ses années en maison de correction qu’elle n’avait pas encore dite à Davy. Un tel « aveu » en fin de documentaire pourrait aisément avoir un effet sensationnaliste très gênant. Cette dissociation des sons et des images à ce moment du film apparaît comme une réaction de pudeur nécessaire pour ne pas tomber dans l’obscène – ce qui bouleverse d’ailleurs les notions de pudeur et d’obscène dans un film où abondent les scènes de sexe explicite. Elle confronte les images anodines de Beccarie dans sa vie quotidienne à ce qu’on apprend de son passé, et leur confère ainsi une portée autre. Et en même temps, ces images permettent de recevoir la « confidence » de l’actrice d’une façon qui exprime d’une certaine manière le fait qu’on ne peut donner à voir toute la portée d’un tel témoignage, que la caméra est à ce moment là impuissante et l’image nécessairement insuffisante.
C’est seulement après que Claudine Beccarie ait évoqué explicitement son viol que l’on retrouve son visage filmé en gros plan, pendant qu’elle continue de raconter son adolescence. Puis sa voix redevient off et ce sont d’abord des plans sur différentes équipes de tournage au travail. Puis des images prises pendant le tournage du film de Vecchiali Change pas de main, au cours duquel Jean-François Davy a rencontré et filmé Claudine Beccarie pour la première fois, qui apparaissent. La voix de la personne Claudine Beccarie est directement confrontée à l’image de l’actrice. La scène confronte l’image de l’actrice telle qu’elle est apparue pour la première fois au cinéaste (mais cela le spectateur ne le sait pas nécessairement) et son ultime « confidence » face à la caméra, puis ses sanglots qu’on entend en off et qui contrastent avec l’image de l’actrice sur le plateau qui sourit et s’exhibe ; et cette confrontation sur laquelle le film se termine, ne crée pas une fin « conclusive » comme l’aurait fait le film si la dernière séquence n’avait présenté à l’image que le lieu et le temps correspondant au discours en voix off. C’est une fin ouverte par ce retour à l’image la plus « connue » de Beccarie, qui indique que le mystère du désir, de la représentation du sexe et du monde de la pornographie est loin d’être épuisé. Car le danger de cette dernière scène était évidemment qu’elle apparaisse de façon manichéenne comme donnant les clefs, « la » cause à tous ces comportements. Or la dissociation des images et des voix oblige le spectateur à ne pas s’en tenir là, et en revenant notamment au phénomène collectif du tournage, à des interrogations qui contiennent mais dépassent aussi les histoires individuelles. On discerne tout particulièrement dans cette dernière scène en quoi Exhibition se distingue d’un reportage sensationnaliste. Le refus du « tout montrer » (même si la thématique principale est précisément la pornographie !), de la pseudo objectivité absolue, et le travail actif du montage par la confrontation en font un documentaire dans lequel la subjectivité du regard du cinéaste est assumée (éventuellement à travers des éléments habituellement associés à la fiction) et où les limites mêmes de la démarche documentaire sont mises en scène.
L’avant-dernier plan est un plan de Beccarie accroupie et de profil, commençant à masturber un partenaire hors-champ. Elle se tourne vers la caméra et un raccord-regard nous donne à voir en contre-champ le dernier plan du film, sur l’équipe de tournage. Ce regard-caméra de l’actrice est très lourd de signification, et semble mettre en cause à travers la position de filmeur celle de spectateur, son voyeurisme. Ces deux derniers plans proposent, comme au début du film, une réelle mise en abîme qui interroge le dispositif même du cinéma, à la fois fictionnel (la scène tournée à l’intérieur du film est une scène de fiction) et documentaire (la scène réalisée à partir de cette scène est documentaire). La fin du film avec simplement les bruits de murmures de l’équipe concentrée est très belle : il semble que le film se taise finalement, et admette son incapacité à en dire plus sur le mystère que constitue un être, sur celui de l’érotisme.
Exhibition est une œuvre intéressante par son traitement novateur de la sexualité au sein d’un documentaire, et parce qu’il renouvelle les questionnements sur les frontières entre fiction et documentaire en matière de représentation de la sexualité. La démarche, si elle peut porter à débat, est en tout cas honnête parce qu’elle est explicitée et par là même offerte à la critique et à la réflexion.
Charlotte Cayeux