Damnation est un film hongrois réalisé en 1987. Nous analyserons le rôle joué dans ce film par les formes filmiques que constituent le travelling et le hors-champ, et qui sont souvent articulées l’une à l’autre. Nous observerons la manière dont elles sont amenées par la mise en scène, et tenterons de déterminer le sens qu’elles véhiculent en nous appuyant précisément sur quelques scènes du film.
Le travelling dans Damnation est important parce qu’il participe de la création d’un rythme particulier, très lent, qui instaure une tension et confère au film un caractère contemplatif. Ce travail sur la durée se ressent dès les premiers plans. Le film s’ouvre sur un plan d’ensemble, nous donnant à voir un paysage traversé par des piliers servant à transporter du matériel. La caméra reste fixe assez longuement, laissant au lieu le temps d’exister, rythmé par le lent trajet des fils et les sons réguliers qui évoquent un espace en construction – bruits de travaux dont on ne peut identifier précisément la source. Au bout d’un certain temps, la caméra commence à opérer un lent travelling arrière, qui redouble la lenteur de déplacement des fils dans le cadre. Ce mouvement appuie le caractère étrange créé déjà par l’espace visuel – un paysage qui semble vide, la présence unique de ces piliers renforçant cette impression – et par l’espace sonore – des sons pas clairement identifiés dont la réverbération vient également souligner le sentiment général de vide.
Ce mouvement participe ainsi à créer, dès l’ouverture du film, une réelle tension et un « style » : il ne s’agit certes pas d’un film spectaculaire à rebondissements, et ce premier plan dégage déjà l’importance de ce qui n’est pas visible dans le cadre mais suggéré (par les mouvements de caméra, le son, etc.). L’utilisation du travelling est en effet directement liée à celle du hors-champ : ce travelling arrière n’a pas pour fonction de décrire un paysage mais de relier deux espaces. En reculant, la caméra nous fait pénétrer peu à peu à l’intérieur d’une maison, où un homme assis devant sa fenêtre observe le paysage en question. La présence de cette fenêtre forme un cadre dans le cadre, et le mouvement de caméra opère une modification du point de vue, puisque le paysage qui semble d’abord observé d’un point de vue extérieur est ensuite assimilé au regard du personnage.
Le travelling arrière travaille également sur la présence du hors-champ, sa lenteur contribuant à l’atmosphère générale de mystère. On commence en effet par comprendre qu’on se trouve dans un lieu fermé avec l’apparition du cadre de la fenêtre, et il se passe un certain temps avant qu’un mouvement latéral vers la droite fasse pénétrer le personnage dans le cadre. Ces mouvements de caméra et le rythme qu’ils installent instaurent bien un jeu sur le champ et le hors-champ, parce qu’ils font attendre par le spectateur l’arrivée dans le cadre d’éléments encore invisibles. La lenteur de ces mouvements appuie cette tension entre le vu et le non-vu, la caméra semblant effectuer des circonvolutions avant de se rapprocher du personnage. Ce choix de mise en scène crée une certaine distance par rapport au personnage, vu dans ce premier plan uniquement de dos, qui se manifeste également par les changements de points de vue. La caméra n’est pas directement « avec » ce personnage : elle s’approche de lui doucement, comme s’il lui fallait l’apprivoiser et passer d’abord par une vision plus distante de son environnement. Le rythme des travelling dans ce plan, outre qu’ils expriment l’idée d’une vérité qui se dégagerait non pas des événements représentés mais de la durée spécifique que crée la mise en scène, instaure aussi une tonalité particulière, qui donne le sentiment d’une tendresse un peu désespérée (mouvement lent comme une caresse, qui effleure le personnage…).
Dans le deuxième plan, la caméra filme un mur puis opère à nouveau un mouvement latéral vers la droite, qui fait entrer dans le champ le reflet du visage de l’homme en train de se raser. Le principe est le même que dans le premier plan : ici on part d’un détail a priori insignifiant –le mur- avant d’aller chercher le visage du personnage. Cette présence du mur en gros plan avant l’apparition du visage dans le cadre permet d’ancrer le personnage dans un espace très concret, de le relier directement à son environnement proche. Béla Tarr construit son personnage avant tout en filmant un corps confronté à des espaces précis. Ce mur que la caméra frôle avant d’atteindre le visage instaure encore une distance vis-à-vis du personnage, en même temps qu’il confère au plan une certaine gravité : il fait ressentir la présence d’un espace hors-champ dans lequel ce personnage principal, Karrer, évolue. Il déplace l’intérêt par rapport à ce qui est strictement représenté, indiquant que ce ne sont pas tant les actions représentées qui sont signifiantes (ici, l’homme qui se rase) que l’espace et la durée dans lesquels elles s’ancrent.
Les gestes de Karrer se rasant viennent redoubler la lenteur du mouvement de caméra (un travelling latéral avec quelques mouvements panoramiques), et prennent ainsi une épaisseur particulière. Ils sont directement associés (par cet effet de correspondance) à un lieu qui paraît dévasté et où le temps semble s’écouler lentement.
Là aussi la caméra semble effleurer le personnage : elle le fait entrer dans le cadre progressivement, reste un moment sur lui puis se retire lentement. Cette façon de filmer exprime l’idée que le personnage ne peut pas être totalement appréhendé ; qu’il conserve une part de mystère ; que seuls peuvent être décryptés quelques gestes ou attitudes.
Le fait de filmer le reflet de son visage, après que le personnage ait été filmé de dos et dans l’obscurité, va également dans ce sens : le personnage est d’abord observé par le biais d’un objet intermédiaire. Ce reflet met également en jeu la question du hors-champ puisque l’espace et le corps « réels » ne sont pas montrés directement. Il rappelle à nouveau le fait que l’espace réel ne peut pas être cerné totalement, et que ce qui est absent de l’image mais suggéré par elle est aussi important.
Dans le quatrième plan, on voit Karrer caché derrière un mur et qui épie des gens. La venue de ces gens est d’abord annoncée uniquement par les sons hors-champ de leurs pas. Pendant un certain temps on les entend sans que rien ne bouge dans le cadre. Ces sons hors-champ font ressortir par contraste le vide visuel en même temps qu’ils créent une attente. Le fait qu’on entende ces pas très distinctement alors que les personnages qui les émettent sont absents du cadre souligne également l’idée d’un espace vaste, peu meublé. Ils font ressortir aussi par contraste le silence qui règne – aucune parole, et des bruits très ponctuels.
L’utilisation du hors-champ est liée au point de vue de la caméra, qui reste dans ce plan avec le personnage principal. La place de la caméra nous fait ressentir l’attente de Karrer, et les sons hors-champ contribuent à placer le spectateur dans une position un peu frustrante, puisqu’il en sait moins que le personnage (on ne connaît pas ses motivations à ce moment du film, on ne sait pas pourquoi il attend) et qu’il ne peut en voir plus. Autrement dit, le spectateur assiste à la « scène » du point de vue de ce personnage, mais l’impossibilité de saisir sa «psychologie » et ses pensées est soulignée par ce mystère que dégage le plan, créée notamment par l’attitude du personnage-voyeur, la place de la caméra qui reste à distance des autres personnages et les sons d’abord acousmatiques.
Lorsque les personnages entrent dans la voiture puis quittent le cadre, Karrer se dégage lentement de sa « cachette » et s’éloigne de la caméra. Celle-ci opère un lent travelling latéral pour que le personnage soit filmé au centre du cadre, mais elle reste à la même place et le personnage peu à peu atteint l’arrière plan. Le mouvement de caméra appuie le caractère pesant de la scène, créé déjà par le paysage sinistré, l’atmosphère silencieuse, la situation d’un homme qui épie… Comme les sons ponctuels font ressortir le silence général, ce mouvement de caméra ponctuel souligne par contraste l’immobilité de la caméra dans l’ensemble du plan. Son rythme lent appuie la lenteur du personnage lorsqu’il marche, et l’image qu’il donne d’un personnage désabusé, évoluant solitaire dans un paysage morne.
A la fin du plan, tandis que le personnage s’éloigne de la caméra, on entend des sons hors-champ, qui ressemblent à des plaintes d’animaux. Ces sons confèrent à l’image une certaine extension : ils rappellent la présence d’un large espace autour du cadre, dans lequel chaque son prend une sonorité particulière avec une assez grande réverbération. L’utilisation du hors-champ a donc pour fonction d’appuyer l’espèce d’inquiétude que ce début de film provoque – lié en particulier à l’ignorance du spectateur : il ne sait rien sur le personnage et n’a pas même entendu sa voix, ne voit que des portions d’espace et entend des sons hors-champ qui dans le vide ambiant prennent une tonalité particulière et révèlent la présence d’un « ailleurs ».Ces sons dramatisent aussi la scène en soulignant le peu d’espace que la caméra nous donne à voir, et le fait que l’on soit assigné à un point de vue unique. La présence du hors-champ devient du coup évidente et prend un sens fort.
La première scène qui a lieu dans le bar s’ouvre par un gros plan sur une pile de verres. La caméra effectue un lent travelling vers la gauche pendant qu’on entend en hors-champ la conversation de deux hommes. Le rythme du travelling est redoublé par le rythme de la musique extra-diégétique : un air d’accordéon, lent et qui se répète sans arrêt. Cette musique a une tonalité assez mélancolique, et associée à elle ces plans sur les verres donnent l’image d’un lieu plutôt sordide, où l’on va boire pour oublier – cette idée étant confirmée par les propos des deux personnages qui évoquent le manque d’horizon de leur vie.
L’utilisation de voix hors-champ dans ce plan renforce l’aspect mystérieux des dialogues : un homme propose quelque chose à Karrer, qui lui permettrait de gagner de l’argent, mais nous ne savons pas de quoi il s’agit exactement. Au bout d’un moment Karrer entre dans le cadre, mais pendant un certain temps l’autre personnage demeure hors-champ. Sa façon de parler et singulièrement sa façon de rire, ainsi que les propos assez obscurs, prennent de par cette absence du cadre un caractère un peu étrange, presque inquiétant.
D’autre part, il n’est pas anodin que les premières phrases prononcées par le personnage principal soient entendues hors-champ : cela confirme l’idée d’un personnage qu’on ne saisit pas tout à fait, que le cinéaste ne cherche pas à enfermer dans une « psychologie » et qu’il traite comme un personnage complexe dont on ne peut pas définir totalement les multiples motivations. Le choix du hors-champ apparaît donc ici comme un outil pour instaurer un certain rapport avec les personnages, avec cette idée que la caméra elle-même tourne autour d’eux, tâtonne pour tenter de les appréhender.
Le travelling sur les verres sert à décrire l’espace en partant de détails précis. Il nous donne une image très concrète de ce bar, qui exprime très matériellement les idées véhiculées par les dialogues (l’alcool, l’ennui, etc.). Il permet également de décentrer l’attention de ces dialogues : ils sont mis en perspective par ce plan sur les verres, qui instaure une certaine distance vis-à-vis des personnages et les replace dans un contexte. Le lieu en soi et les objets qu’il contient deviennent aussi signifiants que les paroles échangées.
Ici comme souvent dans le film, l’utilisation du travelling lui confère un caractère contemplatif. Le spectateur peut prendre le temps d’observer les lieux en détail, de se plonger dans l’atmosphère particulière qu’ils dégagent. Le travail sur la durée l’oblige à regarder vraiment, indépendamment de l’ « action » représentée. Ces mouvements de caméra cherchent à transcrire un état d’esprit général, qui caractérise les personnages mais aussi les lieux en eux-mêmes.
Dans cette même scène, après quelques plans rapprochés sur les personnages, ceux-ci sont filmés par un plan de demi-ensemble et la caméra opère un travelling cette fois vers la droite. Ensuite la caméra les filme en plan rapproché et effectue à nouveau un lent travelling vers la gauche pendant qu’on suit leur conversation. La prépondérance dans la scène de ces lents mouvements de caméra participe de son atmosphère empreinte de mélancolie et d’une certaine tendresse. Ce sont eux surtout qui lui donnent un rythme particulier, assez fluide, qui fait ressentir plus profondément le passage du temps. Ces travelling expriment l’ennui qui se dégage du lieu, et l’idée d’une attente sans objet précis – que suggèrent déjà les dialogues. Ils marquent également un rapport particulier aux personnages, comme si le cinéaste refusait de les enfermer dans un cadre strict et voulait au contraire leur accorder une certaine « liberté » en évitant une « psychologisation » trop grande – par le cadrage notamment. Le cinéaste ne se situe pas dans une relation de maîtrise absolue de ses personnages, à qui il laisse une part de mystère.
Plus loin dans le film (à environ cinquante-cinq minutes après le début), une séquence qui réunit Karrer et sa maîtresse s’ouvre à nouveau par un travelling latéral vers la gauche. On voit d’abord un mur, puis peu à peu le mouvement de caméra nous amène vers la femme adossée à ce mur et le personnage masculin qui lui fait face. Là encore ce choix de mise en scène valorise l’aspect très concret et matériel du film ; la vérité d’une scène est contenue aussi dans des éléments de décor très terre-à-terre. Balayer la surface d’un mur avant d’atteindre les personnages permet de faire ressentir plus directement l’aspect délabré de la ville, sa grisaille, et de camper les personnages dans un rapport très physique à ce décor. Ce travelling qui ouvre la scène nous plonge ainsi dans l’atmosphère d’un lieu, qui est primordiale pour exprimer très matériellement l’état d’esprit des personnages.
On commence à entendre la voix de l’homme un peu avant que les personnages pénètrent dans le cadre. La présence de cette voix hors-champ, même fugitive, contribue à donner l’idée que l’espace et le décor ont autant d’importance que les personnages qui évoluent dedans ; finalement, ils sont un élément de ce décor, et ce type de procédé souligne leur aspect très matériel et la présence de leur corps dans un environnement particulier.
Là encore la forme filmique du travelling et celle du hors-champ sont directement liées et prennent sens l’une par rapport à l’autre. Le travelling joue en effet sur l’attente du spectateur et sur une sorte de « désir de voir » qui l’anime. La lenteur du mouvement de caméra amplifie ce sentiment et renforce l’espèce de mystère que dégagent le lieu et les personnages qui parlent peu et dont nous ne savons presque rien. Le travelling crée donc une tension particulière par laquelle l’actualisation du hors-champ est sans cesse attendue.
Ces effets combinés contribuent ainsi à favoriser l’aspect contemplatif des images par rapport à l’intrigue elle-même. Celle-ci est sans cesse remise en perspective par l’emploi de ces procédés, qui valorisent l’atmosphère dégagée par le visuel et le sonore indépendamment des besoins narratifs stricts.
Lorsque Karrer parle à sa maîtresse et lui décrit son amour (les expressions métaphoriques employées –le « tunnel » par exemple- appuyant d’ailleurs l’impression de mystère), la caméra reste fixe pendant assez longtemps. Puis l’homme et la femme s’éloignent de la caméra et se dirigent vers la porte. La mise en scène convoque alors particulièrement l’espace hors-champ. D’abord lorsque la femme ouvre la porte et attend un instant que l’homme réagisse : les personnages semblent suspendus entre deux espaces, l’espace du monde extérieur et l’espace intime, impression appuyée par le discours que Karrer vient de prononcer et où il utilise l’image du tunnel, et d’un monde autre – celui qu’incarne cette femme – où il désire en vain pénétrer. Ensuite, l’image de la porte refermée sur les deux personnages demeure un temps assez long à l’écran. Le spectateur a alors totalement conscience du hors-champ, porteur d’autres possibles, et ce temps suspendu avant que la caméra entre dans la maison joue d’une certaine manière sur sa frustration. Il ne peut pas s’identifier totalement aux personnages, du fait de ce jeu incessant de la caméra qui tour à tour les montre et les cache. La mise en scène met ainsi en évidence l’existence de deux espaces qui semblent s’opposer ou du moins dont le passage de l’un à l’autre semble constituer un réel « franchissement » (métaphores sur une autre réalité dans le discours de Karrer, hésitation de celui-ci avant de franchir le seuil de la maison, la caméra qui reste à l’extérieur après que les personnages aient quitté le cadre, etc.).
Dans le plan qui suit, la caméra se trouve à l’intérieur de la chambre et filme l’homme et la femme faisant l’amour. Très vite elle se détache d’eux et commence à effectuer un long travelling combiné à des mouvements panoramiques. La combinaison de ces deux procédés filmiques permet d’obtenir un mouvement circulaire fluide tout en conservant la pesanteur et le gravité que dégage le travelling. Le travelling en effet souligne la présence et l’implication de la caméra, et installe un travail particulier sur la durée de par son déplacement réel dans l’espace. Ainsi la caméra s’éloigne très progressivement des amants et balaie l’espace alentour avec une lenteur qui exprime toute l’intensité et en même temps la pudeur de cette scène d’amour. Le mouvement de la caméra qui quitte les personnages pour les retrouver dans le reflet du miroir semble correspondre à une volonté de toujours rester à une certaine distance des personnages, dans une sorte de respect ou de pudeur. Il s’agit également de ne pas les réduire à leur rôle dans une scène, en les replaçant toujours dans un contexte plus global – ici, la chambre et ce qu’elle dégage. La présence du hors-champ a aussi pour effet d’exprimer l’idée que les personnages qui se cherchent sont ici unis et peuvent accéder à un « ailleurs », qui ne se réduit pas à ce qui est visible dans la scène.
Il faut noter également l’utilisation particulière des sons hors-champ dans ce plan. En effet on entend des bruits de la ville, assez forts, qui contrastent avec le décor de la chambre, l’intimité de la situation et son caractère plutôt silencieux. Ils sont comme un rappel de l’environnement immédiat, de l’impossibilité de s’en détacher, même dans le moment où les personnages semblent le plus proches. La nature des bruits en question qui évoquent surtout des bruits de travaux, des matériaux lourds – on aperçoit par la fenêtre les bennes filmées dans la première séquence – apparaît comme un élément dérangeant la tranquillité de la chambre. Curieusement, ces sons n’étaient pas présents dans le plan précédent filmé en extérieur, à l’entrée de la maison. Ils prennent donc un sens presque symbolique, qui semble exprimer la difficulté des personnages à s’extraire de leur milieu et de l’environnement concret, alors que Karrer dans le plan précédent évoquait ses aspirations et employait un langage assez abstrait.
Le plan se termine sur un élément du décor – le piano – dont la présence à l’image prend une épaisseur aussi en fonction de cette ambiance sonore, parce que son silence exprime l’idée d’une nostalgie, d’un espace envahit par des sons plus brutaux. Cette présence souligne en même temps le silence des personnages et le fait que quelque chose persiste en dehors de la parole.
Les personnages en train de faire l’amour sont finalement peu vus, et le plan se termine en les laissant hors du champ. Ce procédé récurrent dans le film a pour fonction ici encore de décentrer l’attention du spectateur de la scène narrative en elle-même. Ce qui se joue réellement ne se manifeste pas seulement dans les actions ou les dialogues des personnages ; ceux-ci sont finalement des indices parmi d’autres. Dans ce plan précisément, l’important n’est pas la scène d’amour en soi mais la façon dont elle s’ancre dans un environnement, un espace-temps particuliers. La tendance voyeuriste que pourrait avoir le spectateur est ainsi frustrée, et l’érotisme de la scène est lié aussi à ce mouvement de caméra qui s’éloigne des corps, les retrouve dans le miroir et les quitte à nouveau : il dégage une signification plus large de ces gestes amoureux, et tend à exprimer l’état d’esprit des personnages, leur désir désespéré. La présence du miroir et ce mouvement de caméra peuvent être perçus comme une sorte d’illustration de cette recherche jamais aboutie.
Dans le plan qui suit, la caméra reste fixe pendant un certain temps. En plan large, on voit la femme dans sa baignoire et l’homme plus loin assis contre le rebord de la fenêtre et regardant à l’extérieur. Ce regard du personnage masculin vers le hors-champ marque sa position d’entre-deux, à la fois ancré dans le monde concret auquel il ne peut échapper, et portant ses regards et ses aspirations vers un « ailleurs » possible. L’enfermement du personnage dans son environnement est exprimé par exemple par la présence récurrente de ces bennes, visibles par la fenêtre dans l’arrière-plan et qui semblent fermer l’horizon.
Le hors-champ se manifeste toujours de manière sonore, avec ces bruits très concrets (grincements des bennes, etc.) qui continuent lorsque la caméra se détourne des personnages et de la fenêtre par un travelling latéral vers la droite qui la mène dans une pièce voisine, où les bennes réapparaissent à nouveau à travers la fenêtre. On a donc un mouvement qui aboutit à cette même image, montrant à quel point la maison et les personnages sont « encadrés » par cet environnement en construction.
La caméra qui quitte Karrer et sa maîtresse pour filmer une autre pièce, vide de personnages, crée une distance par rapport à ceux-ci. Leur situation et leur relation sont soudain mis en perspective et prennent une autre épaisseur. Le cinéaste ne raconte pas seulement l’histoire de ses personnages, il décrit des lieux chargés de sens, des ambiances particulières. Ce jeu avec les personnages constitue un travail de mise en scène qui induit une certaine relation du spectateur avec ceux-ci : on est en effet rarement « collés » à eux et le film ne fonctionne donc pas sur une totale identification. Un équilibre se crée par ce jeu sur le point de vue entre une adhésion à l’atmosphère dans laquelle on se trouve plongé (grâce notamment à la durée des plans et à la forte présence d’un hors-champ) et une distance créée par la place de la caméra, qui oblige à voir dans le film autre chose que ce qui est montré, mais aussi à universaliser le propos.
Au bout d’environ une heure dix-sept de film, un plan très long (qui peut être qualifié de plan-séquence) marque une rupture dans la continuité narrative. La caméra opère un long travelling latéral :on voit des bouts de mur en gros plan, puis entrent dans le cadre des groupes d’hommes et de femmes groupés pour se protéger de la pluie, chaque groupe étant séparé des autres par ces murs.
Ce plan n’a pas vraiment de fonction narrative. C’est un passage purement descriptif : ces gens attendent et la caméra avance sans s’attarder plus particulièrement sur un groupe ou sur un visage. Le sens de ce plan est contenu pour beaucoup dans le choix de la forme du travelling, qui relie tous ces gens anonymes et offre un portrait presque documentaire d’une communauté. En effet la caméra reste à distance des personnages et l’absence de coupes confère à ce plan un sens plus abstrait : le portrait d’un groupe d’hommes unis par un quotidien et des conditions de vie similaires, sans horizon. Le travelling sert vraiment ici à exprimer la dimension universelle de la situation des personnages principaux (liée à des conditions sociales, mais aussi plus métaphysiques).
Le travail sur le hors-champ qui découle du choix du travelling (pas de plan général par exemple pour réunir les groupes d’hommes et de femmes dans le cadre : chaque visage passe et laisse place à d’autres) résonne de façon particulière. Chaque corps filmé est investi de la présence hors du cadre de tous les autres. Dans l’esprit du spectateur, leur présence n’a de sens que reliée à un contexte. Les personnages sont perçus simplement comme des parties d’un tout. Ce plan est très fort parce qu’il met tout à coup le récit en perspective et élargit son propos. Par l’utilisation du travelling à ce moment, le film devient le portrait non plus seulement d’un homme mais d’un destin collectif. Son rythme – sa lenteur et sa régularité – évoque un sentiment d’implacabilité, d’une situation commune sans issue.
Ainsi, le propos du film de Béla Tarr passe essentiellement par un travail sur la forme qui convoque de façon récurrente la figure du travelling et celle du hors-champ, celles-ci fonctionnant souvent ensemble. Elles participent de la création d’un rythme et d’une atmosphère, caractérisés par une certaine pesanteur et par le mystère qui se dégage notamment du traitement des corps dans l’espace et du positionnement de la caméra par rapport aux personnages. Elles sont aussi porteuses d’un sens profond : la difficulté pour les personnages d’échapper à différents déterminismes.
Charlotte Cayeux