L’esthétique libertaire dans les films d’Armand Gatti

Le texte ci-dessous est issu de ma communication autour du cinéma d’Armand Gatti lors du colloque « Art et Utopie », qui avait été organisé par Kristian Feigelson en février 2013 à l’Institut National d’Histoire de l’Art.

Entre 1961 et 1981, Armand Gatti réalise six films. Très différents sur la forme mais abordant tous des sujets politiques. Ils évoquent différentes périodes révolutionnaires de l’Histoire : la révolution espagnole dans Le Passage de l’Ebre, les luttes de l’IRA dans Nous étions tous des noms d’arbres, la révolution cubaine – de façon moins directe – dans El otro Cristobal ; ou bien la Résistance : L’Enclos sur l’univers concentrationnaire ou la série vidéo La Première lettre qui convoque la figure du résistant Roger Rouxel ; ou encore l’immigration et le travail ouvrier dans une autre série vidéo intitulée Le Lion, sa cage et ses ailes.
L’anarchisme en lui-même n’est jamais un thème explicite des films de Gatti, à la différence de ses œuvres littéraires qui convoquent un certain nombre de figures anarchistes, de Sacco et Vanzetti qui sont au centre de la pièce Chant public devant deux chaises électriques à Carlo Cafiero qui est une figure importante de La Parole errante, en passant par la série de livres De l’anarchie comme battements d’ailes. Et pourtant, chacun des films présente un certain nombre d’éléments formels qui découlent de sa vision anarchiste du monde, et qui créent ce qu’on peut qualifier d’esthétique libertaire.
Malgré une grande diversité de formes (entre les films de cinéma en 35 ou 16 mm et les films vidéo, les fictions et les documentaires, les longs-métrages et les séries), il se crée dans chacun d’eux un rapport particulier entre l’Histoire et l’Utopie, et plus concrètement, entre une dimension fictionnelle ou imaginaire et un rapport plus documentaire à des moments historiques précis, que ce soit dans le cadre des fictions ou des documentaires.

L’Enclos est le premier film réalisé par Armand Gatti et le premier film de fiction français sur l’univers concentrationnaire. Dans un camp de concentration nazi, un lieutenant et un commandant S.S enferment dans un enclos deux prisonniers, un communiste allemand et un horloger juif, en leur disant que celui qui tuera l’autre aura la vie sauve.
Ce film offre une approche particulièrement intéressante par rapport à tous les questionnements et débats qu’il a pu y avoir sur la possibilité de représenter les camps et notamment par le recours à la fiction. Gatti a choisi d’axer son récit sur une histoire de solidarité (puisque le film met en scène la solidarité qui se crée entre le juif et l’allemand à l’intérieur de l’enclos, et la solidarité d’autres prisonniers qui s’organisent à l’extérieur de l’enclos pour libérer le communiste), et il dira pour justifier ce choix : « Ce qui fait l’homme plus petit que l’homme ne m’intéresse pas. Je m’intéresse à ce qui fait l’homme plus grand que l’homme ».
La réplique du communiste allemand : « Ici, ce n’est pas l’homme qui compte, c’est sa lutte » va dans ce sens. Gatti ne veut pas rabaisser l’homme à nouveau en ne le filmant qu’humilié mais au contraire célébrer l’homme en lutte.
Le film est à la fois très réaliste dans son traitement et dans la description du fonctionnement du camp, et en même temps, le récit autour de ces deux prisonniers prend une valeur allégorique qui dépeint cette idée de l’homme plus grand que l’homme qui est l’homme solidaire et en lutte contre tout ce qui l’asservit. La fiction est nécessaire pour Gatti dans ce film pour véhiculer cette vision de l’homme et ne pas uniquement témoigner de l’univers concentrationnaire (même si la dimension de témoignage est aussi essentielle).

L’année d’après, en 1962, Gatti réalise El otro Cristobal à Cuba, à l’invitation de l’Institut Cubain d’Art et d’Industrie Cinématographique. Le film fonctionne sur un montage alterné entre des scènes qui se déroulent au Ciel – où règne au début du film le Dieu Olofi – et des scènes qui se déroulent sur Terre, sur l’île de Tecunuman – où règne le dictateur Anastasio, de façon à rendre compte des interactions entre les deux espaces. Anastasio renverse Olofi et tente de prendre le pouvoir dans le Ciel, mais le prisonnier politique Cristobal et les siens vont partir libérer le Ciel. Le film, très fantaisiste, se présente comme une fable à portée universelle sur le pouvoir, avec des éléments d’abstraction forts (absence de localisation spatiale et temporelle, personnages-types, statut métaphorique du récit, …). D’autres éléments, notamment la langue et la musique, ancrent davantage le récit dans la culture latino-américaine. La bande-son fait intervenir un certain nombre de musiques traditionnelles issues de différentes cultures, comme si elle prenait en charge en quelque sorte l’internationalisme du film.
El otro Cristobal se présente comme une parabole « démesurée » sur la révolution cubaine, parabole qui ne sera explicitée par une voix off qu’à la toute fin du film. Pour Gatti la « démesure », c’est « redonner à l’homme sa dimension d’univers », d’où le recours à une fable cosmique qui permet d’ancrer la révolution cubaine dans un combat de l’homme beaucoup plus large.
Il y a dans ce film une véritable tension entre le caractère fantastique de la fable et une dimension documentaire, liée au fait que sa réalisation se fit de plain-pied dans la réalité des événements cubains. Dans son ouvrage Le vécu et l’imaginaire : chroniques d’un homme d’images, Henry Alekan, chef opérateur sur le film, témoigne des conditions très particulières du tournage :

« Les matériaux de construction pour les décors faisaient défaut. Plus de peinture, de bois, de toile. Les projecteurs étaient en nombre insuffisant, les lampes usées ou cassées ne pouvaient être renouvelées. Les caméras étaient hors d’usage. (…) Il fut nécessaire de tout reprendre à zéro avec un personnel médiocre mais de bonne volonté. Heureusement, Armand Gatti avait fait venir de France une petite équipe pour encadrer les ouvriers et techniciens cubains. »

Cette situation correspond bien à l’état d’esprit de Gatti qui privilégie toujours le travail avec et auprès des gens qui sont l’objet de ses œuvres, et en l’occurrence, tourner en plein cœur de l’expérience révolutionnaire cubaine a certainement permis de transmettre au film, malgré les difficultés techniques, l’énergie et l’enthousiasme des militants côtoyés au quotidien. Le film porte la trace de ces événements politiques non pas tellement dans son contenu – le scénario avait été écrit avant l’arrivée à Cuba – mais dans le processus de fabrication lui-même, puisque la réalisation dépendait entièrement de l’évolution politique du pays.
L’esthétique de la démesure, qui tend à matérialiser cet élan de révolte qui fait l’ « homme plus grand que l’homme », se manifeste à différents niveaux : par l’aspect fantastique et burlesque, mais aussi à travers les décors à la Méliès dans les scènes qui se déroulent au Ciel, les lumières très stylisées, les cadrages inhabituels et excessifs avec notamment de fortes contre-plongées ou des cadres penchés.

Dans certains films d’Armand Gatti, l’utopie se manifeste, comme souvent dans ses textes littéraires, par la capacité de l’œuvre à transcender les barrières du temps et de l’espace. C’est le cas du Passage de l’Ebre (1969) qui est une fiction, et de la série vidéo La Première lettre (1979) – et notamment le premier film de la série, Roger Rouxel – qui est un documentaire.
Le Passage de l’Ebre met en scène Manuel Aguirre, un émigré espagnol installé en Allemagne et qui travaille comme égoutier. Aguirre fait embaucher son fils qui meurt dans un accident du travail avec l’égoutier allemand qui a tenté de le secourir. La veuve de l’égoutier se détourne d’Aguirre et il comprend qu’on lui reproche en tant qu’étranger d’être la cause de la mort de son mari. Tout au long du film l’immigré est taraudé par son désir de retourner en Espagne et prend peu à peu conscience de l’importance de continuer à participer à la lutte.
Roger Rouxel quant à lui évoque la figure du jeune résistant à partir de la lettre d’amour écrite à sa petite amie Mathilde peu avant son exécution, « première lettre d’amour et dernière lettre de vivant ». Gatti confronte le destin individuel au combat collectif. Ce portrait de Roger Rouxel et de l’ensemble du groupe Manouchian échappe ainsi à toute glorification et au traitement pseudo-objectif des livres d’histoire. Gatti s’intéresse non pas tant à l’histoire du groupe Manouchian ou plus précisément de Roger Rouxel qu’à leur façon de persister dans le présent. Montrer que leur combat n’est pas « passé » mais qu’il est lié aux luttes présentes et futures, c’est là l’enjeu fondamental de la série, les cinq autres films étant des créations collectives réalisées avec des habitants de l’Isle d’Abeau à partir de ce premier film « Roger Rouxel » et du poème éponyme d’Armand Gatti.
Le mélange des genres et des temporalités permet dans les deux films de dépasser un certain nombre de clivages : entre présent et passé, mais aussi entre réalisme et témoignage d’un côté, poésie et imaginaire de l’autre. On retrouve d’une certaine façon l’écriture des possibles appliquée au cinéma : elle permet dans Roger Rouxel de « donner quelques instants de plus à vivre » au jeune résistant fusillé, dans Le Passage de l’Ebre de mettre en scène le choix possible de l’engagement politique ou du renoncement. Les deux scénarios sont construits autour d’une idée de la frontière et de son dépassement, d’une certaine forme d’exil, davantage sur un plan temporel dans Roger Rouxel et sur un plan plus spatial dans Le Passage de l’Ebre.
Roger Rouxel prend une forme éclatée qui ne cesse d’opérer des allers-retours entre le passé, tel qu’il subsiste à travers diverses traces (images d’archives, lettre du résistant à Mathilde, etc.), et le présent des lieux et des témoignages. A cent lieues de la commémoration, Gatti confronte différents temps, différents types d’images, différents niveaux d’histoire (celle de l’individu Rouxel, celle du groupe Manouchian dont il fait partie, et celle de la société française des années quarante). Dans son ouvrage L’épreuve du réél à l’écran, François Niney écrit à propos de Chris Marker, dont Gatti fut d’ailleurs assistant sur Lettres de Sibérie : « Ne pas tomber dans le passé simple, définitif, de la commémoration ». C’est une formule qui s’applique assez bien à ce film.
Le Passage de l’Ebre présente également une structure complexe. Il y a d’abord un prologue à la forme elle aussi éclatée, qui rend compte du cas de conscience du personnage hésitant à rentrer en Espagne : images figées, montage à base de coupures de journaux, voix off prenant le personnage à parti, c’est une séquence assez expérimentale qui revient sous différentes variantes à différents moments du film. Suit une seconde partie assez longue et réaliste où l’on suit Aguirre puis son fils dans leur travail d’égoutier, jusqu’à l’accident et la découverte des corps. Plus loin le film bascule dans une séquence onirique où Aguirre devient le « roi d’un jour » de la société de consommation dans une parodie d’émission télévisée. En passant par ces différents régimes, le film creuse la réalité qu’il met en scène : il décrit « objectivement » la condition ouvrière, et rend compte de la subjectivité du personnage, à travers ses fantasmes et ses questionnements. Le rapport à la fiction se modifie donc en cours de film, et c’est dans les séquences les plus documentaires, celles qui rendent compte du quotidien d’un égoutier, que le spectateur se trouve paradoxalement le plus immergé dans la fiction : il adhère au récit et un certain suspense se crée même lors de l’accident du fils. Au contraire, dans les scènes oniriques, le cadre fictionnel se fait davantage sentir et une distance se crée par rapport au récit.Dans les passages plus expérimentaux transparaît le processus d’écriture du film, notamment lorsque des extraits du scénario rectifié apparaissent à l’écran et que le film évoque des pistes d’écriture finalement écartées, les multiples « possibles » de l’œuvre.

On retrouve un peu cette mise à nu du processus de création dans Le Lion, sa cage et ses ailes, première série vidéo d’Armand Gatti réalisée en 1976 avec des ouvriers immigrés de Montbéliard, et qui fait partie des expériences d’écriture collective du cinéaste avec La Première lettre, et dans le champ de la fiction Nous étions tous des noms d’arbre. Le film laisse percevoir l’étendue des possibilités que le résultat final ne peut pas contenir, en évoquant par exemple les 31 scénarios non réalisés par la communauté marocaine, ou en évoquant à plusieurs reprises des propositions non retenues. L’intérêt est ainsi porté sur la démarche globale du film davantage que sur les scènes en elles-mêmes.
Il s’agit de réaliser un film non pas « sur » mais « avec » les ouvriers immigrés des usines Peugeot. Il s’agit aussi de faire émerger le langage propre d’une communauté, dans ce qu’on peut qualifier d’expérience autogestionnaire où chaque participant est invité à devenir créateur, de la même façon que la pensée libertaire incite les individus à devenir acteurs de leur propre vie en cessant de déléguer leurs choix à des professionnels de la politique, et en trouvant leur langage propre.
L’enjeu pour Gatti est aussi de ne pas réduire les gens à leur statut social en les filmant à la façon d’un reportage mais de s’intéresser plutôt aux images qu’ils parviennent à créer eux-mêmes à partir de leur vie quotidienne, à travers différentes créations, affiches, sculptures, etc. La confrontation entre le langage poétique de Gatti et le langage trouvé par les différents participants produit une forme d’expression multiple, où chaque expression multiplie celle des autres. Et comme dans tous les films du cinéaste, c’est par ce rapport original entre l’imaginaire, la poésie, la fiction d’un côté et une dimension documentaire de l’autre, l’évocation de luttes ou de réalités concrètes, que se manifeste l’anarchisme de Gatti, sa volonté de relayer les luttes contre le pouvoir sans se soumettre au « Réel », et en ayant recours pour cela à la poésie.
Gatti est parvenu d’une certaine façon à dépasser les clivages entre art social et expérimentation formelle, ce qu’il exprime lui-même ainsi :

« Nous ne pouvons pas admettre un art qui ne soit qu’esthétique, pour nous c’est une capitulation, nous ne pouvons pas non plus admettre un art qui soit social dans l’idée sans que ce soit traduit dans sa forme et dans sa vie de la même façon, d’une façon libératrice. »
(GATTI Stéphane, SEONNET Michel, Gatti, journal illustré d’une écriture, Artefact, 1987, p.22)