Nouvelle publiée dans le numéro 20 de la revue L’Intranquille
J’avais glané quelques informations.
Mon père disait que sa mère l’élevait seule, qu’elles venaient de Bordeaux. Je ne sais pas si son père était mort. Je crois qu’elles n’avaient pas beaucoup d’argent.
Depuis quelques mois, elle habitait au bout de ma rue. C’était une vieille rue pavée, une petite rue étroite de maisons à colombages. Sa maison et la mienne étaient parmi les plus belles.
Nous habitions si près, et pourtant au-dehors nous nous croisions rarement. Je n’étais jamais allée chez elle.
On aurait dit qu’elle n’existait pour moi que dans l’enceinte de l’école : hors les murs, je n’avais pas le droit de la voir. Ce mystère qui entourait sa vie extérieure la rendait à mes yeux encore plus fascinante, sa présence invisible au bout de la rue annonçait, confirmait son caractère insaisissable, quelques mètres que je franchissais pour aller en ville et qui me menaient devant une porte close, que je regardais du coin de l’œil, en passant.
Elle était arrivée dans ma classe en cours d’année. Je me souviens de ma première impression. Ses cheveux châtains et ses yeux marrons adoucissaient son visage et pourtant, il y avait quelque chose de dur qui en émanait, peut-être par la façon qu’elle avait de regarder les gens bien en face, fixement. J’avais été frappée par cet air sûr de soi, moi qui ne cessais de rougir et de baisser les yeux. Elle avait huit ans, un an de plus que nous et on voyait qu’elle en savait beaucoup plus.
Élisabeth était indépendante. Au bout d’un mois elle était devenue le centre d’un petit groupe de filles de la classe, mais elle semblait n’avoir besoin de personne en particulier. Il lui suffisait d’être elle-même. Elle était comme une femme d’âge mur qui en a tellement vu que plus rien ne l’étonne, et qu’il en faut beaucoup pour l’émouvoir. Il était rare qu’une émotion incontrôlée vienne troubler son visage et lorsque cela arrivait, si par exemple la déception de n’avoir pas réussi un devoir aussi bien qu’elle l’avait cru venait tout à coup crisper ses lèvres, plisser son front, cela ne durait qu’un instant, très vite il n’en restait plus trace sur ses traits redevenus lisses.
Et puis elle a commencé à nous apprendre des choses.
Dans les toilettes de l’école elle nous avait montré des gestes puis c’était devenu une habitude : nous nous y retrouvions en petit groupe, elle était la maîtresse, nous étions pendues à ses lèvres et à ses mains. Il me semble qu’au bout d’un moment, plusieurs élèves s’étaient désintéressées du cours et le groupe s’était restreint, il n’en restait que les plus motivées.
Je me souviens du charisme d’Élisabeth lorsqu’elle nous faisait face, se tenant droite, l’œil sévère, la voix ferme, une petite fille jouant à la maîtresse, et qui avait sur nous plus d’ascendant que notre institutrice, Madame Dagué, laquelle n’arrivait pas à la cheville d’Élisabeth. « Venez par ici ! C’est l’heure de la leçon ! » nous lançait-elle, et nous obtempérions.
Lorsqu’un jour j’ai mimé ces leçons à ma mère, elle a cru d’abord que c’était une danse, puis elle s’est mise dans une colère noire et elle a appelé mon père. « Regarde ce que fait ta fille à l’école ! » a t-elle hurlé.
Je n’ai pas su pourquoi, mais j’ai compris que c’était quelque chose de mal.
A partir de ce jour-là, mes parents la prirent en grippe et ne voulurent plus que je la fréquente. Ils disaient que son influence était mauvaise. Le sentiment de la faute insidieusement s’est infiltré en moi, et mon amour pour Élisabeth s’est teinté de culpabilité. Je me croyais corrompue à son contact, et pourtant je ne pouvais me détacher d’elle : sans qu’il s’y mêle aucune rébellion vis-à-vis de mes parents (j’étais peut-être trop jeune pour cela), elle exerçait sur moi un attrait auquel je ne pouvais résister.
Souvent nous marchions ensemble pendant la récréation, elle et moi à l’écart des autres et je me sentais grandie, augmentée de ce privilège. Les leçons étaient collectives, mais j’avais cette chance d’être la favorite. J’étais peut-être l’élève la plus attentive, celle qui laissait augurer des plus grandes aptitudes, du meilleur potentiel. Mais peut-être étais-je surtout la plus soumise, la plus obéissante et peut-être est-ce cela surtout qu’Élisabeth récompensait.
Parfois, tout à coup elle s’arrêtait et m’ordonnait : « Allonge-toi par terre ! ». Je me prêtais à ce jeu volontiers car j’aimais obéir à ses ordres et je m’allongeais aussitôt, heureuse de la satisfaire et tremblant de connaître la suite. Je me souviens que le Directeur qui était vieux et sévère un jour nous a remarquées, son sifflet a retenti dans un bruit strident à nos oreilles, il a fait un signe qui m’ordonnait de me relever et j’ai obéi là encore mais sans joie. Je me rappelle l’air mécontent d’Elizabeth qui n’avait pas l’habitude d’être contrariée. Elle ne laissa pas son dépit transparaître longtemps, mais j’avais eu le temps de le voir.
A partir de ce moment-là le Directeur nous surveillait (je pense que ma mère le lui avait demandé), et il n’a plus été possible de nous adonner à ces petits jeux dans la cour sinon quelquefois en cachette, à la va-vite, dans l’urgence et la peur de se faire surprendre. Alors le goût de la transgression a commencé de se mêler au désir.
Je vivais sans le nommer un amour clandestin auquel on ne m’avait pas préparée, puisque c’est d’un petit garçon que j’étais censée tomber amoureuse, et dont la dimension charnelle semblait néfaste aux yeux des adultes. Je n’avais pas eu d’éducation religieuse aussi le mot « péché » m’était inconnu, mais c’est bien cette idée-là, détachée de toute religiosité, qui s’associait pour moi à la découverte de la sexualité. Mon désir grandissait dans la frustration et Élisabeth, que je voyais moins souvent (l’année suivante, on l’avait changée de classe), me devenait plus indispensable. Elle semblait la dépositaire d’un secret mystérieux, celui du plaisir, auquel je ne saurai donner un nom que bien plus tard et dont, je le pressentais, je n’avais qu’entraperçu les richesses. Et ce savoir qu’elle possédait lui conférait une autorité devant laquelle je m’inclinais, admirative et remplie de respect.
Un jour en particulier reste gravé dans ma mémoire, comme l’apogée de mon désir pour Élisabeth et de cette relation étrange, teintée de soumission volontaire et d’ambiguïté.
Ce jour-là, j’avais oublié un cahier ou un livre à l’école, je ne pouvais pas faire mes devoirs et mon père avait accepté de me conduire chez Élisabeth. Ce jour était enfin arrivé où j’allais découvrir sa maison, le décor de sa vie, les objets qui l’entouraient. Mon cœur palpitait tandis que je traversais la rue, d’impatience mais aussi, sans le savoir, de la peur d’être déçue, qu’une part du mystère disparaisse et qu’Élisabeth ainsi perde de son aura. J’avançais vers la petite maison du bout de la rue, devenue le symbole d’une lointaine proximité, d’un ailleurs proche, de même que mon amie auprès de moi demeurait impénétrable. Car ses humeurs étaient imprévisibles et lorsqu’elle était contrariée, ou simplement rêveuse, plongée dans des pensées qui lui étaient réservées, il me semblait que je ne la connaîtrais jamais. Si j’osais une phrase, une remarque à propos de la maîtresse ou concernant l’une de nos camarades, sur le fait, par exemple, qu’Amélie et Sandrine n’étaient plus amies, elle ne me répondait pas, ou bien me gratifiait d’un murmure ennuyé, et alors mes considérations me paraissaient si prosaïques, tellement indignes d’Élisabeth que je me plongeais aussitôt dans un silence honteux. Mais si, une demi-heure plus tard, elle me répondait, alors le sujet redevenait digne d’intérêt. J’étais heureuse quand je la sentais satisfaite de moi, rien ne me rendait plus fière que de l’entendre me déclarer : « Tu es ma meilleure amie », ce titre toujours renouvelé était ma plus belle récompense.
Je pensais vaguement à tout cela en traversant la rue, je répondais à peine à mon père qui, de bonne humeur ce jour-là, avait envie de parler, je me répétais ces mots en silence : « Ma meilleure amie » et m’en délectais, cela me consolait d’avoir été mise à l’écart de la bande de Chloé, Léa et Agathe, de ne pas me lier facilement, d’être souvent timide, en retrait, transparente, cela valait toutes les copines.
Puis nous sommes arrivés devant la porte, mon père a sonné à l’interphone, ce que je pensais une maison était en réalité divisé en plusieurs appartements, une voix de femme, jeune, a répondu, c’était sa mère. Nous avons monté les marches d’un petit escalier en bois qui grinçaient sous nos pas, le papier peint aux murs se décollait par endroits, les ampoules éclairaient mal, l’ensemble était vétuste. Elizabeth et sa mère habitaient tout en haut, au quatrième étage. Je m’étonnais qu’une personne aussi digne puisse vivre dans un endroit aussi peu fait pour elle et pourtant, ce petit escalier étroit et sombre, ces murs mal entretenus, parce qu’ils étaient son décor quotidien, parce que ses pieds le foulaient et ses bras l’effleuraient chaque jour, me semblaient posséder un charme fou.
Nous sommes arrivés au dernier étage, mon père un peu essoufflé, il fumait trop, à gauche une porte était entrouverte. Mon père a frappé deux coups timides, à sa manière un peu malhabile, il traînait un grand corps un peu gauche, j’avais pris cela de lui. « Entrez ! » nous a lancé une voix joyeuse du fond de l’appartement. J’ai suivi mon père qui a salué la mère d’Élisabeth de sa voix profonde et grave, d’une douceur enveloppante, un peu hésitante, ses gestes aussi ont paru hésiter avant qu’il referme la porte ; elle est apparue du fond du couloir, souriante, jeune, dynamique, c’était une jeune mère célibataire. Elle ressemblait à sa fille mais plus avenante, joviale, elle avait gardé de la fraicheur malgré les difficultés financières, un échec amoureux et sa situation précaire dont j’avais entendu parler à la maison. Elle m’a regardé avec bienveillance. « Bonjour Audrey ! Élisabeth m’a parlé de toi ! ». Je baisse les yeux, rougissante, mes lèvres se pincent dans une tentative de sourire. Elizabeth est sous la douche, mais elle aura bientôt fini. Elle appelle : « Élisabeth ! » en se dirigeant vers une porte à droite. C’est un petit appartement, simple, très différent de la maison de mes parents encombrée d’objets, de tableaux, de babioles en tous genres. On entend le bruit de l’eau par-delà cette porte, tout à coup je ne peux m’empêcher de me représenter Élisabeth, nue sous la douche, l’eau dégoulinant sur sa peau, les yeux fermés et la tête légèrement relevée, savourant ce moment et la chaleur qui l’inonde. J’imagine son corps de petite fille que je n’ai jamais vu, qui doit ressembler au mien. Je me demande de quelle manière il en diffère. « Devine qui est là ! » lui lance sa mère d’un ton taquin et mon cœur se met à battre plus vite. L’eau s’arrête de couler. Quelques secondes de silence, puis la voix assourdie d’Élisabeth :
— Euh… Marie ?
— Non ! répond sa mère.
— Chloé ?
— Non…
Quelques secondes de silence s’écoulent, comme si elle réfléchissait intensément.
— Mmh, je sais, c’est Agathe !
— Eh non !
Mon cœur bat fort et je sens comme un creux douloureux dans mon ventre, est-ce qu’elle en fait exprès ?
Et puis j’entends l’eau qui ruisselle à nouveau, dans un bruit constant, apaisant, et par-delà ce rideau sonore, la voix claire d’Élisabeth qui hausse le ton pour se faire entendre.
— Léa ?
— Non…
— Mélanie !
— Toujours non !
La litanie des prénoms reprend, toutes les filles de la classe sont ainsi nommées ; j’attends avec émotion qu’elle prononce le mien mais elle ne le dit pas, bientôt il est le seul qu’elle n’a pas dit.
Puis le bruit de l’eau s’arrête net, les portes de la douche s’ouvrent dans un bruit ferme, la mère d’Élisabeth nous sourit : « Elle ne va pas tarder, vous voulez vous asseoir ? »
Et puis la porte s’ouvre et Élisabeth apparaît dans l’encadrement, une serviette courte autour de la taille, les jambes et les épaules découvertes, j’en ai le souffle coupé.
Elle me regarde.
— Ah, c’est toi…
Je m’en souviens, elle dit cela d’un ton parfaitement neutre, d’une manière qu’il était impossible d’analyser comme relevant de la surprise, de la joie ou de la déception.
Sa mère se retourne, elle s’écrie :
— Élisabeth ! Mais dépêche-toi de t’habiller !
Élisabeth me tourna le dos et disparût de nouveau derrière la porte, mais longtemps son regard continua de peser sur moi.
J’ignore si c’était celui de l’amour ou de la cruauté.
Elle déménagea à la fin de l’année suivante.