L’Autre Ahmed ou L’Attente

Roman autobiographique publié en septembre 2021 aux éditions Chèvre-feuille étoilée.

 

Résumé : Charlotte réalise des courts-métrages, Ahmed écrit des scénarios.
Ils se rencontrent chez des amis communs. Tous vivent à Paris dans un milieu de jeunes créateurs. L’amour est au rendez-vous.
Mais Ahmed semble parfois absent, troublé, parano et Charlotte devine en lui un « autre » qu’elle cherche à appréhender.
Tout bascule quand Ahmed, si ponctuel, ne vient pas à leur rendez-vous.
Puis Charlotte apprend son incarcération. Commence alors pour elle l’autre peine, celle vécue par les proches de prisonniers…

Critiques presse et blogs littéraires :

- Un autre regard magazine de l’UNAFAM – octobre 2021
- Sur la route de Jostein
- LIRELANUITOUPAS
- NATHLIVRES
- Les lectures de Maryline
- Les lectures de Cannetille
- La Gazette de Montpellier – Sélection de livres à dévorer ! – juillet 2021
- Encres Vagabondes
- Babelio

Radios/podcasts :

- 10/2021 Cultural Radio Clapas
- 10/2021 Arrêt aux pages Radio FM plus 91 FM
- 09/2021 L’Envolée FPP 106.3 FM
- 09/2021 Rendez-vous Citoyens FPP 106.3 FM

MAUVAIS VOYAGE

J’ai ouvert la porte à Simon et Noémie et je me suis mise à rire, j’avais pourtant encore rien pris. J’étais d’une bonne humeur démonstrative et j’avais décidé de m’amuser quoi qu’il arrive. Dans ces moments-là je me fais penser à ma mère qui parle fort et rit beaucoup. J’ai hérité de son caractère à moitié, c’est-à-dire que je suis drôle par intermittence. Souvent je suis timorée mais dans certaines occasions je deviens presque exubérante. Quand j’étais petite ça frisait la schizophrénie, je pouvais être si différente selon les situations que j’avais du mal à cerner quel était mon vrai moi. Quand je faisais « ma timide », je me sentais clairement pas moi-même, engoncée dans un moi contraint. Mais ce soir-là je me suis tout de suite sentie légère, investie d’une énergie et d’une gaieté communicatives et les mots sont sortis de ma bouche avec facilité.
Victor est arrivé et sa présence familière m’a totalement rassurée. On était séparés depuis peu et je me trouvais dans une période transitoire de ma vie, j’avais arrêté la fac et je travaillais pas encore, y avait rien de bien défini, rien de définitif. Ça me donnait un sentiment nouveau de liberté mais aussi une certaine angoisse, c’était un truc mitigé.
Mon studio, une pièce de vingt mètres carré, s’est vite rempli, la sonnette retentissait sans cesse, les arrivées se succédant dans un rythme effréné. Je me sentais à l’aise dans mon cocon, j’étais la reine de la soirée. J’avais cuisiné toute l’après-midi et acheté des tonnes de bouteilles, mon frigo était trop petit pour les contenir toutes. Dès que j’ai eu un moment, je me suis servi un verre et j’ai senti l’alcool se diffuser lentement dans mon corps, produisant sa vague de bien-être. L’effet n’a pas tardé à se faire sentir, j’avais l’estomac vide et j’ai pris encore plus d’assurance, j’étais d’humeur vraiment sociable.
Marco est arrivé avec deux potes à lui, c’était un gars que je croisais aux concerts, dans les squats, je le connaissais pas encore très bien. J’ai eu l’impression qu’il me regardait d’une manière équivoque. J’avais vécu longtemps en couple, j’avais pas connu beaucoup d’hommes et tout à coup j’ai eu envie de coucher avec le plus de garçons possible, juste pour pouvoir comparer les petites manies de chacun. J’ai commencé à me représenter Marco et Simon en situation. J’imaginais le premier plein de vigueur, me retournant sur le lit brusquement et m’attrapant de ses mains larges, transpirant les traits tendus et moi qui m’abandonne à sa force. Puis Simon a remplacé Marco dans mes pensées et c’était différent, d’une autre intensité. Il prenait tout son temps pour m’embrasser, me caresser, le moindre de ses frôlements me bouleversait. Je m’en suis voulu de penser à Simon à cause de Noémie.
J’ai quitté ces rêveries déliquescentes pour me concentrer sur l’ici et maintenant. Près de moi on parlait des flics. Cette année-là il y avait eu un gros mouvement social, la plupart des facs parisiennes étaient en grève depuis maintenant plusieurs mois et ils étaient de plus en plus virulents. Pendant les dernières manifs ils avaient nassé le cortège de tête et divisé les manifestants, ils hésitaient pas à balancer la lacrymo et les tirs de flash-ball mutilaient. Bien sûr les journaux n’en parlaient pas trop, tandis qu’on montait en épingle la moindre blessure de ces RoboCop. Ça nous mettait en colère. J’avais vu des manifestants tabassés par des flics en civil et des CRS et ce sentiment d’impuissance face à la brutalité légale, c’était une des émotions les plus vives que j’avais ressenties de ma vie. Ici on traînait presque tous dans les milieux militants, on était à peu près d’accord sur les grandes lignes et pour prendre toujours le parti des révoltés contre le pouvoir. Mais Céline qui ne participait jamais à aucune manif condamnait maintenant les « casseurs », elle avait pris son air un peu snob et ça m’agaçait. J’ai laissé Victor rétorquer. J’ai écouté mes propres arguments exprimés avec des mots et une éloquence dont je n’étais pas capable. Je me sentais infirme, tandis que j’essayais intérieurement de démêler le fil de mes pensées en un discours cohérent, butant sur des mots mal choisis, trébuchant sur des concepts que je maîtrisais mal. J’ai renoncé. Les propos de Victor confirmaient parfaitement mes intuitions. Je me suis sentie nulle, mais sûre de mes idées.
Je me suis éloignée pour me servir une Vodka Martini, attribuant tacitement et en toute confiance à Victor le rôle de porte-parole de nos convictions. J’ai bu vite quelques gorgées avec l’intention ferme de me trouver bientôt en état d’ébriété. En l’espace de quelques secondes mon humeur a vacillé et je me suis demandé pourquoi une chose aussi belle que la recherche de la liberté et de l’égalité ne semblait pas une évidence à chacun, pourquoi il fallait toujours justifier ce qui depuis l’enfance me paraissait relever du simple bon sens, bref, pourquoi nos idées étaient si souvent l’objet de railleries ou d’incrédulité. J’allais carrément me mettre à pleurer mais heureusement, pile à ce moment-là, Morgane s’est approchée de moi et la conversation s’est engagée sur un tout autre terrain. Elle s’est penchée légèrement à mon oreille et à mi-voix et les yeux éclairés d’une lueur égrillarde elle m’a demandé où en était ma vie sexuelle et sentimentale, dans une sorte de connivence féminine. Les dernières gorgées de vodka m’ont procuré un regain soudain de confiance en moi et je me suis lancée dans le récit circonstancié de ma dernière frasque. J’ai dit : « Ah tu devineras jamais, c’était cocasse ! ». Le type concerné était une sorte de star dans notre microcosme, le chanteur d’un groupe connu mais controversé, un peu provocateur, il m’avait paru en effet cocasse de me retrouver dans ses bras le temps d’une soirée dans un bar. J’ai vu que je faisais rire Morgane alors j’ai continué mon petit numéro et j’ai parlé plus fort dans l’espoir que Marco saisisse des bribes et qu’il me trouve drôle et qu’il se dise celle-là, elle a pas froid aux yeux. J’ai raconté mon histoire dans un débit précipité que j’essayais de contenir un peu, en ne lésinant pas sur les détails scabreux que je divulguais avec une fausse pudeur, sur un ton légèrement théâtral et en appuyant sur certains mots comme « cocasse » qui revenait régulièrement et provoquait chaque fois un gloussement de mon amie. J’étais maintenant au centre de l’attention d’un petit groupe, je me sentais pousser des ailes. Je monopolisais la parole et m’accrochais à mon histoire, multipliant les parenthèses et les digressions amusantes comme si lorsqu’elle serait terminée, j’allais retomber dans un silence définitif. Mais quelqu’un est intervenu et Morgane s’est détournée de moi. Dès que je me suis tue je me suis sentie chavirer légèrement, je me suis adossée contre le mur et j’ai respiré lentement pour reprendre mes esprits. Morgane était maintenant en grande conversation avec Marco. J’ai essayé de deviner à l’expression de leur visage le sujet de cette conversation, et c’est là que je me suis vraiment rendu compte que Marco me plaisait. A ce moment-là c’est Morgane qui parlait et Marco l’écoutait avec une attention soutenue, ses yeux gris-verts perçants dans un visage aux traits toujours un peu crispés, je me suis dit qu’il avait vraiment une gueule d’ancien tox. Nos regards se sont croisés très furtivement et je me suis demandé si ce que j’avais pris pour l’expression d’un désir particulier à mon endroit n’était pas simplement son regard habituel, celui qu’il avait en pensant à rien de spécial. D’un coup j’ai perdu confiance en moi. Je l’ai scruté un moment pour essayer de déterminer si oui ou non, les regards qu’il avait pour Morgane étaient les mêmes. Ça m’a donné mal à la tête et pour me donner une contenance et pour reprendre le contrôle de la soirée, puisqu’après tout c’était ma soirée, je me suis dirigée vers l’ordinateur et j’ai changé la musique. J’ai mis Juillet 1936, la version de René Binamé et j’ai appelé Victor pour qu’il chante avec moi. « Donne-moi ta main camarade, prête-moi ton cœur compagnon…» On a entonné le refrain en y mettant tout notre cœur et d’autres voix se sont mêlées aux nôtres, mais pas celles de Marco et Morgane qui se sont rapprochés l’un de l’autre pour continuer à s’entendre par-delà la musique. J’ai regardé Victor qui avait partagé sept ans de ma vie, ma jeunesse pour ainsi dire et ça m’a fait bizarre de réaliser que je me sentais à la fois très jeune encore et déjà vieille, à vingt-cinq ans j’étais déjà loin de la jeune fille de dix-sept et c’était comme si je m’en rendais compte pour la première fois. Je le regardais pleine de reconnaissance pour tout ce qu’il avait apporté à ma vie et songeant un peu niaisement : « Voilà, c’est ça l’amitié véritable, quelque chose de plus important que l’amour qui ne dure pas » et puis je le remerciais aussi intérieurement pour tous les possibles qui s’offraient à moi de nouveau. J’ai pensé « Je suis libre » et en même temps je l’ai ressenti dans mon corps, c’était une sensation vertigineuse comme de quitter la terre ferme pour sauter en parapente, à la fois totalement flippant et grisant. A ce moment-là je me suis dit qu’il fallait que je me calme. Je me suis assise sur le clic-clac, j’ai arrêté de chanter et j’ai respiré. A quinze dans vingt mètres carré l’espace semblait saturé, la petite table basse sur laquelle étaient posés les verres bloquait le passage. Il aurait fallu la contourner et déplacer des chaises, demander à des gens de se lever pour changer la musique, j’ai préféré laisser Youtube décider. J’ai regardé l’heure sur le radio-réveil posé sur le meuble à côté de moi, il était encore tôt. Victor est venu s’asseoir près de moi, de nouveau engagé dans une discussion politique. Au début de notre relation son temps était pris largement par les réunions et autres activités militantes. Je me suis souvenue d’une phrase qu’il avait dite un soir où il était chez moi, je ne sais plus pour quelle raison je déprimais mais il avait renoncé à sa réunion pour rester avec moi et il m’avait dit qu’à défaut de pouvoir changer le monde, il allait déjà essayer de sauver une jeune fille. Cette phrase m’a semblé terriblement triste. En même temps elle exprimait quelque chose de réconfortant, l’idée qu’après tout nous faisions ce que nous pouvions et que c’était déjà beaucoup. Mon regard a capté celui de Marco. En face Simon et Noémie s’embrassaient à pleine bouche. J’ai fixé Marco du regard en essayant de le rendre le moins équivoque possible jusqu’à ce qu’il regarde ailleurs. Un des potes de Marco a sorti un gâteau fait maison de son sac, on a vite compris ce que c’était. Ça m’a réveillée. J’ai quitté le clic-clac et je me suis servi une part généreuse. Je savais qu’il fallait patienter un bon moment avant d’en sentir les effets. Je me suis resservi un verre de Vodka Martini et j’ai regardé les gens autour de moi. Simon et Noémie s’étaient un peu éloignés des autres, ils avaient l’air contrariés. Je les ai écoutés tergiverser pour savoir s’ils allaient partir maintenant. Simon a eu l’air de se décider enfin, il a dit : « Bon moi j’y vais, mais toi tu peux rester hein ! ». D’un air blasé Noémie a répondu qu’elle rentrerait avec lui. Simon a insisté : « Non mais reste, si t’as envie de rester. » Elle a dit : « Non non, je viens » puis elle est venue me dire au revoir avec un sourire forcé, en faisant semblant de vouloir partir.
Je me suis tournée vers Marco au moment où Morgane revenait vers lui, ça m’a fait mal de voir le regard de Marco se poser sur elle avec la même intensité et cette lueur dans les yeux que j’avais cru m’être spécialement dédiée. Je me suis détournée pour ne plus voir ça. Victor a haussé la voix et je l’ai entendu vitupérer contre Céline, Céline avait dû sous-entendre ou carrément affirmer que Victor faisait le jeu du Front National en ne votant pas et Victor était remonté, je le reconnaissais bien là ! Il lui a rétorqué que si elle était conséquente, elle aurait dû voter à droite pour faire barrage au FN, qu’il connaissait par cœur les arguments des gens qui se donnent bonne conscience une fois tous les cinq ans, qu’il fallait être vraiment conne pour rejeter la responsabilité de l’état du monde sur les abstentionnistes alors que précisément, en ne votant pas nous avions refusé de cautionner l’un ou l’autre des candidats mais aussi le système lui-même et cette fausse démocratie. Ça m’a fait plaisir de le voir toujours aussi véhément, fidèle à ses idées. Au fil des années pas mal d’anciens militants avaient déserté nos milieux, changeant parfois radicalement de vie et d’idéaux et j’ai pensé que si un jour Victor lui aussi retournait sa veste, je tomberais de ma chaise et ne m’en relèverait pas.
Morgane est passée devant moi en rigolant et elle m’a dit « Ça y est, ça commence à faire effet ! ». Je ressentais rien de particulier alors j’ai pris une deuxième part, j’avais décidé de profiter de la soirée au maximum, il était hors de question que je reste sur ma faim. Je me suis rapprochée du petit groupe que formaient Victor, Céline, Mat et Cédric. Quand Victor a eu fini de parler Céline a soupiré mais elle n’a pas renchéri. Il y a eu un moment de silence. Puis Cédric a pris la parole en s’adressant à Mat.
— Au fait, faudrait qu’on monte un groupe tous les trois…
— Un groupe ? Mais euh, un groupe politique tu veux dire ?
— Ben… ouais, un groupe politique !
— Mais pourquoi tu veux créer un énième groupe ??
Cédric a regardé Mat d’un air interdit, les yeux embués par l’alcool. Les sourcils froncés, il semblait accomplir un effort de concentration pour tenter de saisir le sens de la question de Mat. Victor et moi avons échangé un regard puis on a commencé à pouffer. Cédric a repris en bafouillant, on voyait que ça lui devenait difficile d’aligner les mots et de clarifier sa pensée.
— Ouais ben… Ouais, y a plein de groupes… c’est vrai ce que tu dis… mais dans ces cas-là, on fait plus rien ! Dans ces cas-là ben… c’est comme si tu disais, y a déjà plein de livres d’écrits alors plus personne va écrire de livres…
On a ri de plus belle, j’en avais les larmes aux yeux et je pouvais plus m’arrêter, j’étais maintenant sûre que le gâteau faisait effet. Je commençais à me sentir tanguer sérieusement, mais c’était une sensation agréable, non seulement mon corps se balançait doucement comme s’il allait presque flotter mais mon esprit semblait s’éloigner puis revenir comme investi d’une vie indépendante. En même temps que cette dissociation mes sensations se faisaient plus précises et c’était une impression très étrange, à la fois de me libérer de la pesanteur de mon corps et de m’y réduire, car lorsque je sentais mon esprit s’échapper ainsi il ne me semblait pas qu’il m’emporte avec lui mais au contraire qu’il me laissait là où j’étais, bien circonscrite dans mon enveloppe charnelle, à le regarder s’éloigner de moi. Jusqu’à présent il n’y avait rien d’angoissant, je ne craignais pas encore de perdre l’esprit tout à fait car tout me semblait excessivement drôle.
Mat s’est mis à rire lui aussi.
— Aaaah mais en fait, tu parles de faire un groupe militant ?
— Bah, militant… oui, enfin, oui, avec des textes politiques !
J’ai explosé de rire, Cédric a tourné son visage vers nous et nous a regardés un instant avec son air circonspect avant de se tourner à nouveau vers Mat.
— Bah si on fait un groupe punk, oui, on fait un groupe politique ! On peut faire un groupe anarchopunk ! De toute façon, musicalement, ce sera simple, parce que moi je sais pas très bien jouer et toi, c’est pas pour te vexer, mais t’es pas un virtuose non plus…
Chaque mot ou mimique de Cédric provoquaient instantanément une nouvelle salve de rires hystériques et irrépressibles, on aurait cru qu’on ne s’arrêterait plus jamais ! La moindre chose entretenait notre euphorie, le monde entier doté tout à coup d’une force désopilante, une gigantesque farce ! Soudain j’ai regardé Victor, au rire de plus en plus convulsif et se tordant littéralement, je l’ai vu comme un miroir de moi-même. Je me suis rappelé la présence de Marco, des autres qui n’avaient pas pris de gâteau, j’ai tenté de nous voir par leurs yeux : je nous ai vus ridicules dans cette outrance, cette exaltation programmée.
— Ah mais tu parles d’un groupe de musique toi ! Je croyais que tu parlais d’un groupe politique !
— Ahhhhh
Une lueur est apparue dans les yeux de Cédric qui commençait tout juste à saisir la méprise. Il avait l’air de quelqu’un qui vient de se réveiller après un rêve étonnant et qui peine à reconnaître le décor de sa chambre.
On a continué de rire mais j’ai commencé à ne plus reconnaître les lieux, j’ai eu le sentiment de me retrouver dans un autre espace-temps que les autres et je devais faire un effort pour rester auprès d’eux, une force invisible me tirant sporadiquement vers le noir et je devais me concentrer, m’accrocher de toutes mes forces au moment présent. J’ai regardé autour de moi, j’ai vu les gens, les choses comme s’ils étaient situés très loin de moi, j’ai fixé les meubles, la table basse, l’écran de télé en me répétant mentalement « C’est ma table, ma télévision, nous sommes dans mon appartement », en luttant pour ne pas être happée par l’obscurité. J’ai regardé Marco et mes amis, je savais qu’ils étaient proches de moi pourtant ils semblaient petits, ils semblaient les personnages d’un film ou d’une autre réalité. Je me suis sentie les quitter et me quitter moi-même, comme si je bataillais contre la mort. Je ne sentais que du vide et du silence dans cet espace vers lequel elle me tirait d’une main puissante. J’étais à bout de force. Morgane et Pierre me faisaient face mais je ne les entendais plus. Je voyais leurs lèvres bouger absurdement. Mon cœur s’est emballé, il battait très vite et je ne suivais plus la cadence. J’ai voulu les prévenir, leur dire que j’étais en train de mourir mais aucun son n’est sorti de ma bouche. A cet instant où j’ai cru sombrer, je n’ai pensé à rien de précis, à rien ni à personne, seulement une vague envie de vivre et de reprendre le contrôle de ma vie. Comme je ne pouvais pas parler mes larmes ont pris le relais sans que je puisse les arrêter, alors on s’est empressé autour de moi, on m’a enlacée et on m’a dit des mots pour me rassurer. On m’a mis un gâteau dans la main en me disant qu’il fallait que je mange mais j’étais incapable de rien faire et je me suis sentie comme une vieillarde infirme, je suis restée sans bouger avec le gâteau dans la main qui menaçait de tomber. Quelqu’un a demandé ce que j’avais pris. On m’a épongé le visage.
Petit à petit la soirée et les conversations ont repris leur cours autour de moi. La vie continuait. Je n’étais pas indispensable. Je suis restée spectatrice. J’avais renoncé à lutter pour reprendre possession de mes moyens. Dès lors j’ai retrouvé le calme. J’avais changé d’état d’esprit du tout au tout. Maintenant je prenais les choses comme elles venaient mais à distance. Je ne m’inquiétais plus de l’avenir. J’ai eu l’impression de vivre une sorte d’expérience métaphysique, je me sentais mûrie, bien au-delà des petites mesquineries de l’existence. Ça n’avait plus la moindre importance que Marco s’intéresse à Morgane, que je ne sache toujours pas ce que j’allais bien pouvoir faire de ma vie et comment sortir du RSA, ou que Victor soit peut-être la seule personne avec qui je pouvais arriver à une telle communion d’esprit. Que je me sente inutile dans un monde d’injustices. J’étais parvenue à des hauteurs d’où je pouvais prendre vraiment conscience de tout ce qui me tracassait auparavant, je faisais une sorte de bilan dépassionné de ma vie, plus rien ne me paraissait vraiment grave. C’était presque une ascèse. C’est alors qu’un phénomène étrange s’est produit. Mes yeux s’étaient fermés, je ne faisais plus d’effort pour les garder ouverts. J’écoutais la voix de mes amis et je me suis rendu compte que la même conversation se déroulait pour la seconde fois, exactement similaire, et que je connaissais sur le bout des doigts toutes les répliques. Je pouvais me les dire mentalement avant qu’elles soient prononcées. C’était comme ces impressions de déjà vu puissance dix, j’en suis même arrivée à me dire, du fond de mon demi-coma, que ma soeur avait peut-être raison avec ses délires de voyantes, je ne voyais pas d’explication très rationnelle à ce qui m’arrivait et je me suis dit qu’après tout les choses étaient peut-être déjà écrites. Ça aurait eu tendance à m’angoisser sévère parce que ça aurait remis en question toute ma philosophie de vie si je n’avais pas été aussi anesthésiée, flottant toujours dans mes hauteurs. Et puis de savoir avant les autres ce qu’ils allaient dire, ça m’a conféré une sorte de supériorité, Victor est tombé de son piédestal, Marco a cessé de me troubler outre mesure et je ne me suis plus comparée à Morgane. J’ai entrouvert les yeux. Elle ricanait, elle gloussait, elle avait l’air bien attaquée aussi et comme ça elle n’avait pas l’air très maligne. J’ai cherché du regard Simon et Noémie avant de me rappeler qu’ils étaient partis tôt. Je n’ai pas su si je les enviais ou s’ils me faisaient de la peine. J’avais un sentiment mitigé sur cette soirée. J’ai entendu Marco raconter, pour la seconde fois, une blague pas drôle et les autres autour s’esclaffer. C’était réglé comme du papier à musique. Ça devenait terriblement ennuyeux. Je pouvais toujours rien faire, qu’attendre que le soirée se termine sans surprises. C’était plutôt décevant. Surtout que le temps s’était comme ralenti et que la soirée n’en finissait pas de se terminer. Je me suis crue coincée dans une boucle temporelle qui se répéterait indéfiniment. C’était comme de revoir un film pour la énième fois, c’était inutile de craindre que les choses dérapent ou d’espérer une issue plus heureuse, ou quoi que ce soit de simplement nouveau. Le problème c’est qu’à ce moment-là, c’est ma vie entière que je considérais ainsi. Je voyais pas trop ce qui pourrait arriver qui soit pas attendu et plus ou moins prévisible, les jeux étaient faits depuis longtemps et fallait pas être grand clerc pour deviner que je ne deviendrais JAMAIS danseuse étoile ou chanteuse lyrique. J’avais pas spécialement rêvé de devenir danseuse étoile ou chanteuse lyrique mais quand-même, savoir que c’était plus possible quoi qu’il arrive ça restait contrariant. J’ai pensé que ce serait exactement ce que je ressentirai quand je n’aurai plus l’âge de faire des enfants, même si j’en voulais pas. Je me suis projetée quinze ans plus tard et c’était la chose à pas faire. Alors que j’avais voulu du changement, sortir de moi-même et devenir en quelque sorte quelqu’un d’autre, je me retrouvais bloquée à l’intérieur de moi, prisonnière de ma carcasse et de mes pensées dépressives, incapable de mouvoir mon corps, d’interagir. C’était plutôt ironique. J’avais conservé malgré toute cette angoisse un soupçon d’autodérision et je me suis demandé comment j’allais pouvoir m’amuser et profiter encore de ma relative jeunesse si même une soirée space-cake était un échec. Et puis je me suis rappelé Victor défoncé et que c’était risible, que tout ça ferait une histoire marrante à raconter et à se remémorer.
J’étais encore la proie de ces impressions et sentiments contradictoires quand j’ai vaguement senti que ça bougeait, que les gens partaient. Marco s’est penché au-dessus de moi, je l’ai pas vu mais je l’ai senti, il m’a souhaité une bonne nuit et il m’a fait un bisou sur la joue. Morgane s’est affalée sur le lit à côté de moi puis j’ai entendu la porte d’entrée claquer et c’était le silence.

La mémoire défaillante

La mort était un grand vide et le souvenir insupportable.
Il était impossible de se souvenir.
Alors il venait hanter mes nuits.
Je tentais d’effacer jusqu’au souvenir de la douceur de sa voix, de son sourire.
Je vivais sans lui.
Je l’oubliais.
Après une journée entière vécue sans penser à lui, le souvenir non pas de lui mais de son absence m’étouffait. Je m’efforçais de me le représenter tel que je l’avais aimé, je convoquais des images, le son de sa voix, mais cet effort pour repousser la mort se transformait en son inverse : il n’était jamais aussi mort que lorsque je tentai de m’en souvenir.
Me venaient alors à l’esprit ce que je n’avais pas dit, pas fait, ce qui aurait dû avoir lieu, ce qui aurait dû être dit.
On dit que la mémoire chasse la mort.
On dit que les morts ne sont pas morts tant qu’on se souvient d’eux.
A quand le souvenir heureux qui te fera revivre ?

Mon nom qu’elle n’a pas dit

Nouvelle publiée dans le numéro 20 de la revue L’Intranquille

J’avais glané quelques informations.
Mon père disait que sa mère l’élevait seule, qu’elles venaient de Bordeaux. Je ne sais pas si son père était mort. Je crois qu’elles n’avaient pas beaucoup d’argent.

Depuis quelques mois, elle habitait au bout de ma rue. C’était une vieille rue pavée, une petite rue étroite de maisons à colombages. Sa maison et la mienne étaient parmi les plus belles.
Nous habitions si près, et pourtant au-dehors nous nous croisions rarement. Je n’étais jamais allée chez elle.
On aurait dit qu’elle n’existait pour moi que dans l’enceinte de l’école : hors les murs, je n’avais pas le droit de la voir. Ce mystère qui entourait sa vie extérieure la rendait à mes yeux encore plus fascinante, sa présence invisible au bout de la rue annonçait, confirmait son caractère insaisissable, quelques mètres que je franchissais pour aller en ville et qui me menaient devant une porte close, que je regardais du coin de l’œil, en passant.

Elle était arrivée dans ma classe en cours d’année. Je me souviens de ma première impression. Ses cheveux châtains et ses yeux marrons adoucissaient son visage et pourtant, il y avait quelque chose de dur qui en émanait, peut-être par la façon qu’elle avait de regarder les gens bien en face, fixement. J’avais été frappée par cet air sûr de soi, moi qui ne cessais de rougir et de baisser les yeux. Elle avait huit ans, un an de plus que nous et on voyait qu’elle en savait beaucoup plus.
Élisabeth était indépendante. Au bout d’un mois elle était devenue le centre d’un petit groupe de filles de la classe, mais elle semblait n’avoir besoin de personne en particulier. Il lui suffisait d’être elle-même. Elle était comme une femme d’âge mur qui en a tellement vu que plus rien ne l’étonne, et qu’il en faut beaucoup pour l’émouvoir. Il était rare qu’une émotion incontrôlée vienne troubler son visage et lorsque cela arrivait, si par exemple la déception de n’avoir pas réussi un devoir aussi bien qu’elle l’avait cru venait tout à coup crisper ses lèvres, plisser son front, cela ne durait qu’un instant, très vite il n’en restait plus trace sur ses traits redevenus lisses.

Et puis elle a commencé à nous apprendre des choses.
Dans les toilettes de l’école elle nous avait montré des gestes puis c’était devenu une habitude : nous nous y retrouvions en petit groupe, elle était la maîtresse, nous étions pendues à ses lèvres et à ses mains. Il me semble qu’au bout d’un moment, plusieurs élèves s’étaient désintéressées du cours et le groupe s’était restreint, il n’en restait que les plus motivées.
Je me souviens du charisme d’Élisabeth lorsqu’elle nous faisait face, se tenant droite, l’œil sévère, la voix ferme, une petite fille jouant à la maîtresse, et qui avait sur nous plus d’ascendant que notre institutrice, Madame Dagué, laquelle n’arrivait pas à la cheville d’Élisabeth. « Venez par ici ! C’est l’heure de la leçon ! » nous lançait-elle, et nous obtempérions.

Lorsqu’un jour j’ai mimé ces leçons à ma mère, elle a cru d’abord que c’était une danse, puis elle s’est mise dans une colère noire et elle a appelé mon père. « Regarde ce que fait ta fille à l’école ! » a t-elle hurlé.
Je n’ai pas su pourquoi, mais j’ai compris que c’était quelque chose de mal.

A partir de ce jour-là, mes parents la prirent en grippe et ne voulurent plus que je la fréquente. Ils disaient que son influence était mauvaise. Le sentiment de la faute insidieusement s’est infiltré en moi, et mon amour pour Élisabeth s’est teinté de culpabilité. Je me croyais corrompue à son contact, et pourtant je ne pouvais me détacher d’elle : sans qu’il s’y mêle aucune rébellion vis-à-vis de mes parents (j’étais peut-être trop jeune pour cela), elle exerçait sur moi un attrait auquel je ne pouvais résister.

Souvent nous marchions ensemble pendant la récréation, elle et moi à l’écart des autres et je me sentais grandie, augmentée de ce privilège. Les leçons étaient collectives, mais j’avais cette chance d’être la favorite. J’étais peut-être l’élève la plus attentive, celle qui laissait augurer des plus grandes aptitudes, du meilleur potentiel. Mais peut-être étais-je surtout la plus soumise, la plus obéissante et peut-être est-ce cela surtout qu’Élisabeth récompensait.
Parfois, tout à coup elle s’arrêtait et m’ordonnait : « Allonge-toi par terre ! ». Je me prêtais à ce jeu volontiers car j’aimais obéir à ses ordres et je m’allongeais aussitôt, heureuse de la satisfaire et tremblant de connaître la suite. Je me souviens que le Directeur qui était vieux et sévère un jour nous a remarquées, son sifflet a retenti dans un bruit strident à nos oreilles, il a fait un signe qui m’ordonnait de me relever et j’ai obéi là encore mais sans joie. Je me rappelle l’air mécontent d’Elizabeth qui n’avait pas l’habitude d’être contrariée. Elle ne laissa pas son dépit transparaître longtemps, mais j’avais eu le temps de le voir.
A partir de ce moment-là le Directeur nous surveillait (je pense que ma mère le lui avait demandé), et il n’a plus été possible de nous adonner à ces petits jeux dans la cour sinon quelquefois en cachette, à la va-vite, dans l’urgence et la peur de se faire surprendre. Alors le goût de la transgression a commencé de se mêler au désir.

Je vivais sans le nommer un amour clandestin auquel on ne m’avait pas préparée, puisque c’est d’un petit garçon que j’étais censée tomber amoureuse, et dont la dimension charnelle semblait néfaste aux yeux des adultes. Je n’avais pas eu d’éducation religieuse aussi le mot « péché » m’était inconnu, mais c’est bien cette idée-là, détachée de toute religiosité, qui s’associait pour moi à la découverte de la sexualité. Mon désir grandissait dans la frustration et Élisabeth, que je voyais moins souvent (l’année suivante, on l’avait changée de classe), me devenait plus indispensable. Elle semblait la dépositaire d’un secret mystérieux, celui du plaisir, auquel je ne saurai donner un nom que bien plus tard et dont, je le pressentais, je n’avais qu’entraperçu les richesses. Et ce savoir qu’elle possédait lui conférait une autorité devant laquelle je m’inclinais, admirative et remplie de respect.

Un jour en particulier reste gravé dans ma mémoire, comme l’apogée de mon désir pour Élisabeth et de cette relation étrange, teintée de soumission volontaire et d’ambiguïté.
Ce jour-là, j’avais oublié un cahier ou un livre à l’école, je ne pouvais pas faire mes devoirs et mon père avait accepté de me conduire chez Élisabeth. Ce jour était enfin arrivé où j’allais découvrir sa maison, le décor de sa vie, les objets qui l’entouraient. Mon cœur palpitait tandis que je traversais la rue, d’impatience mais aussi, sans le savoir, de la peur d’être déçue, qu’une part du mystère disparaisse et qu’Élisabeth ainsi perde de son aura. J’avançais vers la petite maison du bout de la rue, devenue le symbole d’une lointaine proximité, d’un ailleurs proche, de même que mon amie auprès de moi demeurait impénétrable. Car ses humeurs étaient imprévisibles et lorsqu’elle était contrariée, ou simplement rêveuse, plongée dans des pensées qui lui étaient réservées, il me semblait que je ne la connaîtrais jamais. Si j’osais une phrase, une remarque à propos de la maîtresse ou concernant l’une de nos camarades, sur le fait, par exemple, qu’Amélie et Sandrine n’étaient plus amies, elle ne me répondait pas, ou bien me gratifiait d’un murmure ennuyé, et alors mes considérations me paraissaient si prosaïques, tellement indignes d’Élisabeth que je me plongeais aussitôt dans un silence honteux. Mais si, une demi-heure plus tard, elle me répondait, alors le sujet redevenait digne d’intérêt. J’étais heureuse quand je la sentais satisfaite de moi, rien ne me rendait plus fière que de l’entendre me déclarer : « Tu es ma meilleure amie », ce titre toujours renouvelé était ma plus belle récompense.
Je pensais vaguement à tout cela en traversant la rue, je répondais à peine à mon père qui, de bonne humeur ce jour-là, avait envie de parler, je me répétais ces mots en silence : « Ma meilleure amie » et m’en délectais, cela me consolait d’avoir été mise à l’écart de la bande de Chloé, Léa et Agathe, de ne pas me lier facilement, d’être souvent timide, en retrait, transparente, cela valait toutes les copines.
Puis nous sommes arrivés devant la porte, mon père a sonné à l’interphone, ce que je pensais une maison était en réalité divisé en plusieurs appartements, une voix de femme, jeune, a répondu, c’était sa mère. Nous avons monté les marches d’un petit escalier en bois qui grinçaient sous nos pas, le papier peint aux murs se décollait par endroits, les ampoules éclairaient mal, l’ensemble était vétuste. Elizabeth et sa mère habitaient tout en haut, au quatrième étage. Je m’étonnais qu’une personne aussi digne puisse vivre dans un endroit aussi peu fait pour elle et pourtant, ce petit escalier étroit et sombre, ces murs mal entretenus, parce qu’ils étaient son décor quotidien, parce que ses pieds le foulaient et ses bras l’effleuraient chaque jour, me semblaient posséder un charme fou.
Nous sommes arrivés au dernier étage, mon père un peu essoufflé, il fumait trop, à gauche une porte était entrouverte. Mon père a frappé deux coups timides, à sa manière un peu malhabile, il traînait un grand corps un peu gauche, j’avais pris cela de lui. « Entrez ! » nous a lancé une voix joyeuse du fond de l’appartement. J’ai suivi mon père qui a salué la mère d’Élisabeth de sa voix profonde et grave, d’une douceur enveloppante, un peu hésitante, ses gestes aussi ont paru hésiter avant qu’il referme la porte ; elle est apparue du fond du couloir, souriante, jeune, dynamique, c’était une jeune mère célibataire. Elle ressemblait à sa fille mais plus avenante, joviale, elle avait gardé de la fraicheur malgré les difficultés financières, un échec amoureux et sa situation précaire dont j’avais entendu parler à la maison. Elle m’a regardé avec bienveillance. « Bonjour Audrey ! Élisabeth m’a parlé de toi ! ». Je baisse les yeux, rougissante, mes lèvres se pincent dans une tentative de sourire. Elizabeth est sous la douche, mais elle aura bientôt fini. Elle appelle : « Élisabeth ! » en se dirigeant vers une porte à droite. C’est un petit appartement, simple, très différent de la maison de mes parents encombrée d’objets, de tableaux, de babioles en tous genres. On entend le bruit de l’eau par-delà cette porte, tout à coup je ne peux m’empêcher de me représenter Élisabeth, nue sous la douche, l’eau dégoulinant sur sa peau, les yeux fermés et la tête légèrement relevée, savourant ce moment et la chaleur qui l’inonde. J’imagine son corps de petite fille que je n’ai jamais vu, qui doit ressembler au mien. Je me demande de quelle manière il en diffère. « Devine qui est là ! » lui lance sa mère d’un ton taquin et mon cœur se met à battre plus vite. L’eau s’arrête de couler. Quelques secondes de silence, puis la voix assourdie d’Élisabeth :
— Euh… Marie ?
— Non ! répond sa mère.
— Chloé ?
— Non…
Quelques secondes de silence s’écoulent, comme si elle réfléchissait intensément.
— Mmh, je sais, c’est Agathe !
— Eh non !
Mon cœur bat fort et je sens comme un creux douloureux dans mon ventre, est-ce qu’elle en fait exprès ?
Et puis j’entends l’eau qui ruisselle à nouveau, dans un bruit constant, apaisant, et par-delà ce rideau sonore, la voix claire d’Élisabeth qui hausse le ton pour se faire entendre.
— Léa ?
— Non…
— Mélanie !
— Toujours non !
La litanie des prénoms reprend, toutes les filles de la classe sont ainsi nommées ; j’attends avec émotion qu’elle prononce le mien mais elle ne le dit pas, bientôt il est le seul qu’elle n’a pas dit.
Puis le bruit de l’eau s’arrête net, les portes de la douche s’ouvrent dans un bruit ferme, la mère d’Élisabeth nous sourit : « Elle ne va pas tarder, vous voulez vous asseoir ? »
Et puis la porte s’ouvre et Élisabeth apparaît dans l’encadrement, une serviette courte autour de la taille, les jambes et les épaules découvertes, j’en ai le souffle coupé.
Elle me regarde.
— Ah, c’est toi…
Je m’en souviens, elle dit cela d’un ton parfaitement neutre, d’une manière qu’il était impossible d’analyser comme relevant de la surprise, de la joie ou de la déception.
Sa mère se retourne, elle s’écrie :
— Élisabeth ! Mais dépêche-toi de t’habiller !
Élisabeth me tourna le dos et disparût de nouveau derrière la porte, mais longtemps son regard continua de peser sur moi.
J’ignore si c’était celui de l’amour ou de la cruauté.

Elle déménagea à la fin de l’année suivante.

Le Marina’s Club

L’enseigne, qui portait le nom de l’établissement : « Marina’s Club », clignotait dans la nuit, perçant l’obscurité de son rose tape-à-l’oeil.
Elle happait le regard à quelques mètres au tournant de la route départementale, qui depuis Angers menait à Ingandes-sur-Loire en passant par ce lieu-dit, Tournebide.
Quelques rues désertes à dix heures du soir. Des maisons tristes.
Et cette lumière qui, au milieu de la solitude et du froid, semblait vous promettre un peu de chaleur.

En approchant, toutefois, les belles promesses déjà perdaient de leurs couleurs. Un bâtiment gris, dont la façade n’augurait rien de bon. La pancarte lumineuse évoquait un bar à hôtesses ; sans elle, on eût dit un quelconque hôtel miteux. Cette combinaison donnait une touche particulièrement glauque à l’ensemble.
Marc, attaché commercial chez Peugeot, était en déplacement professionnel dans la région. Sur les conseils (dont il avait fait mine de se désintéresser parfaitement) de son collègue Pierre, il profitait de l’occasion pour découvrir ce club, poussé malgré lui par une curiosité qu’il n’avait pas soupçonnée jusqu’alors et, peut-être, quelque désir inconscient.
Marc contourna le bâtiment et se gara sur le parking encore vide. Le club venait juste d’ouvrir. Il hésitait maintenant à repartir, tant l’apparence douteuse du lieu, vu de l’extérieur, ne lui inspirait pas confiance, mais il repensa à la description enthousiaste de Pierre, et à celle du site internet. « Une atmosphère chaleureuse dans un décor soigné. » Un lieu idéal pour donner vie à ses fantasmes dans le respect et l’absence de jugement. Des femmes et des hommes sans tabous. Des couples prêts à s’ouvrir. Tout cela dans une ambiance des plus saines car dénuée de honte et de préjugés. Pierre était fin connaisseur, habitué des clubs de Paris et d’ailleurs, profitant des nombreux déplacements que nécessitait son métier pour se tracer une carte de la France libertine, et cette adresse figurait dans son top 10.
Marc respira profondément, détacha sa ceinture et ouvrit la portière. Ses mains tremblaient un peu. Il sentit un creux dans son estomac et une sensation de faiblesse dans tout son corps. Il s’extirpa du véhicule, déplaçant avec un peu de peine ses longues jambes puis dressa son corps grand et mince au milieu de la place déserte.
Il avait choisi parmi les vêtements emportés ceux qui lui paraissaient les moins inadaptés au contexte, car n’osant pas, jusqu’au dernier moment, clairement envisager sa présence en ces lieux, il n’avait pas pris la peine d’en sélectionner spécialement pour cela. Il avait donc opté parmi sa garde-robe de voyage pour la chemise et le pantalon qui faisaient le plus « décontracté », tout en restant d’un style « habillé », puisque des récits de Pierre il avait compris que l’élégance était de mise, et cela même si des vêtements le but était certainement d’être tôt ou tard débarrassé.
Sa chemise crème bien repassée, rentrée dans un pantalon noir strict, sous une veste de costume aux manches légèrement trop courtes mais légèrement trop grande aux épaules, malgré l’absence de cravate, ne lui donnait pas l’air détendu qu’il eût souhaité arborer. Il faut dire que le faciès dont l’avait doté la nature n’aidait pas en ce sens car il y avait, dans son regard fuyant derrière les lunettes et l’expression de son visage encadré de cheveux et de poils déjà grisonnants, un quelque chose qui ne respirait ni l’assurance, ni la tranquillité. Un menton qui fuyait également au bas d’un visage tout en longueur et un nez encombrant, long et fin, complétaient la physionomie de Marc. Il regarda ses pieds : les chaussures en pointe les faisaient paraître immenses.

Malgré la peur qui s’emparait de lui peu à peu et le flot de son imagination lui représentant maintenant une foultitude de scènes des plus inconvenantes, qu’à peine formées dans son esprit il s’ingéniait à chasser, Marc, qui commençait à prendre froid, se dirigea vers l’entrée. Il se dit qu’il était encore temps de faire demi-tour, reprendre la voiture et rentrer sagement à l’hôtel. Mais aussitôt il pensa qu’il était trop tard, car s’il se dégonflait, s’il n’osait affronter ses peurs, toujours le tarauderaient les regrets et la honte d’avoir faibli. Et puis, il fallait satisfaire la curiosité qui le dévorait maintenant.

A trente-cinq ans, Marc n’avait pas une expérience très poussée des femmes, et des hommes encore moins. Un premier amour déçu au lycée lui avait brisé le cœur. Elle s’appelait Olga et après l’avoir dépucelé, elle l’avait jeté comme un malpropre. N’étant déjà pas d’un naturel très sociable, il se renferma encore et mit toute son énergie dans les études. Quelques années plus tard il osa aborder une fille qui suivait le même DUT information-communication option publicité car elle semblait timide envers les hommes autant que lui devenait farouche devant la gent féminine. Son cœur battait la chamade lorsqu’il lui adressa la parole et les heures qui suivirent cet exploit il se sentit léger léger comme une feuille d’arbre ballotée par le vent. Il l’invita au restaurant puis à dîner chez lui et, de fil en aiguille, ils se fréquentèrent et cela dura quelques mois, pendant lesquels il atteint un certain sentiment de sérénité mais au terme desquels Sabine, car elle s’appelait Sabine, lui dit qu’il était trop « plan-plan » pour elle et qu’elle ne trouvait pas avec lui l’épanouissement sexuel qu’elle recherchait. Marc souffrit en silence jusqu’à la fin de leurs études communes et encore une année après elles, après quoi, à force de ne plus la voir il parvint à l’oublier. S’ensuivirent de longues années d’abstinence et de solitude. L’année de ses trente ans il entendit parler de Meetic et, pour trouver l’âme sœur, il décida de s’inscrire sur un certain nombre de sites parmi lesquels lebeguin.com, superencontre.com ou encore moipourtoi.com. Car le temps passait, les années s’accumulaient au compteur et Marc nourrissait des rêves humbles et simples : il souhaitait fonder une famille. C’est ainsi qu’il connut Angèle, avec qui il partageait la passion des chats et des bandes dessinées et dont il rencontra les parents. Malheureusement Angèle révéla à la longue divers troubles nerveux et comportementaux que ne mentionnait pas sa fiche sur lebeguin.com et qui effarouchèrent Marc. Plutôt que de subir la jalousie maladive et particulièrement infondée d’Angèle (car en réalité Marc pensait assez peu aux autres femmes) il choisit la fuite. Cet échec le dégoûta durablement des sites de rencontre et il décida de ne plus chercher à forcer le destin, et laisser les hasards de la vie le mener peut-être un jour au grand amour. Pour satisfaire une libido peu développée mais tout de même existante, il se contenta d’expédients somme toute assez banals, à savoir des vidéos cochonnes et quelques téléphones roses. Sa vie de célibataire s’écoulait donc depuis cinq ans sans joies ni malheurs excessifs, et si le Bonheur lui semblait encore lointain, il se disait parfois qu’il fallait apprécier la simplicité et le caractère routinier de sa vie car, en même temps qu’ils le privaient des emballements de la passion, ils le protégeaient du stress qui accompagne souvent une existence plus riche d’imprévus et de prises de risques en tous genres. Il vivait par ailleurs avec ses deux chattes qui lui apportaient beaucoup de réconfort. Toutefois, il lui arrivait quelquefois de repenser avec un peu de nostalgie à la tarte Tatin de la mère d’Angèle, les dimanches après-midi au coin du feu.

Marc jeta un coup d’œil sur sa droite et un coup d’œil sur sa gauche comme pour vérifier qu’il ne serait pas pris en faute. Ce qui était parfaitement ridicule puisqu’il ne connaissait personne dans cet endroit paumé, toujours désert au demeurant. Puis il se dirigea vers l’entrée. Les sentiments les plus contradictoires se bousculèrent en lui tout au long de ce court trajet, l’angoisse et le désir, le dégoût et l’attrait s’augmentant réciproquement et laissant place par moments à une irrépressible envie de rire devant l’aspect de cet établissement et l’absurdité de la situation (alors il réprimait de petits gloussements qui lui semblèrent tout à fait déplacés) tant et si bien qu’il eut le temps de changer d’avis à peu près quarante fois, mais pourtant ses jambes continuaient d’avancer régulièrement et le menèrent tout naturellement devant la porte.
« Sonnez avant d’entrer. » Ces mots étaient inscrits sur une plaque au-dessous de la sonnette et Marc obéit à cette injonction en appuyant sur le bouton. Bientôt un bruit retentit, qui l’avertit que la porte était ouverte. D’ici, on ne pouvait rien voir de l’intérieur et en ouvrant cette porte, Marc eut le sentiment de pénétrer dans un monde à part et mystérieux. Il se retrouva dans une sorte de sas, et toute envie de ricaner aussitôt disparût. A sa droite, une sorte de guichet derrière lequel un homme bedonnant et joufflu apparût, la soixantaine bien tassée, protégé par une vitre. L’homme lança à Marc un regard en biais avant d’annoncer le tarif pour hommes seuls : quatre-vingt euros. La physionomie peu avenante et peu propice à émoustiller de cet homme refroidirent Marc en même temps qu’il fût soulagé d’avoir passé le cap du sas, et d’être admis en ce lieu moyennant quatre-vingt euros. De ses mains légèrement tremblantes il saisit son portefeuille dans sa poche et compta huit billets de dix euros qu’il tendit à l’homme avec une pointe de regret, espérant qu’il en aurait pour son argent, sans savoir exactement ce qu’il attendait.

Un bruit d’ouverture se fit entendre à nouveau et au moment de pousser la seconde porte, Marc se sentit faiblir. Il ne pouvait plus maintenant reculer. Un nœud dans l’estomac et les jambes flageolantes, il franchit bravement cet entre-deux pour pénétrer enfin à l’intérieur du club proprement dit.
D’abord il fut ébloui par les lumières. Une piste de danse occupait la plus grande partie de l’espace. Une musique entraînante résonnait, dont le clignotement des spots marquait visuellement le rythme, mais la piste était vide. Il fut tout de suite envoûté par cette richesse visuelle et cette amplitude sonore. Tout autour de la piste de danse, l’agencement de tables et de fauteuils qui semblaient moelleux – il eut envie aussitôt de s’y enfoncer – créait une atmosphère cosy. A gauche était le bar.
Passé ce premier moment d’émerveillement, Marc se rendit compte qu’il n’était pas seul. Derrière le comptoir se tenait une femme aux formes généreuses, valorisées par une tenue fort légère et, de l’autre côté, assis sur un haut tabouret, un homme seul, torse nu, le bas du corps recouvert seulement d’une serviette blanche, et l’épaule droite de quelques chiffres tatoués, formant probablement la date de naissance d’une personne chère. Il surprit le coup d’œil de cet homme à l’âge indéterminé (il semblait approcher la quarantaine, mais ce pouvait être aussi un homme plus jeune, marqué déjà par la vie et son travail quotidien) qui le jaugeait, mais quand leurs regards se croisèrent, celui-ci détourna les yeux qu’il fixa sur son verre de bière. Le gérant qui avait fait entrer Marc alla se placer derrière le comptoir aux côtés de la femme. Il n’y avait personne d’autre.
Marc avança vers la taulière. De près, il réalisa qu’elle approchait aussi la soixantaine. Elle était fort ridée. Elle s’adressa à lui d’une voix rauque en lui adressant un sourire racoleur.
— Vous venez pour la première fois ?
— Oui, bredouilla Marc.
Il eut peur de rougir en sentant le regard de l’autre client se poser à nouveau sur lui. Par ailleurs il n’aimait pas les manières ni le ton de cette femme qu’il trouvait vulgaires, et pour tout dire, dignes d’une maquerelle.
« Suivez moi que je vous fasse visiter », fit-elle sans se départir de son sourire commerçant.
Il obéit.

D’abord elle le fit entrer dans les vestiaires qui se trouvaient à droite du bar et lui attribua une serviette. Il serait libre d’évoluer en habits à l’étage, cependant s’il voulait accéder à la partie sauna, il devrait retirer ses vêtements et porter, ou non, une serviette. Marc s’imagina déambuler dans le club une serviette autour des hanches ou, pis encore, les attributs à l’air. Cette perspective lui semblait pour le moment cocasse.
Il suivit la femme dans les escaliers qui menaient à l’étage. A droite, un long couloir présentait une enfilade de chambres. Marc fut encore une fois ébahi par l’atmosphère chaleureuse du lieu. Un tapis rouge et soyeux étouffait le bruit des pas tandis que sur les murs diverses peintures représentaient les joyeux ébats de corps à demi nus. Des abats-jour au plafond tamisaient la lumière des ampoules et la réchauffaient. Marc se sentit comme dans un rêve. Il écoutait religieusement les explications de la femme qui lui paraissait maintenant moins vulgaire.
Les chambres étaient de trois types, selon leur porte. Certaines comportaient un verrou, d’autres un entrebâilleur, d’autres encore ne présentaient pas de porte du tout. Ainsi tous les degrés d’intimité ou d’exhibitionnisme pouvaient-ils être satisfaits. Marc trouva cette configuration ingénieuse, bien que tout cela resta pour lui encore très abstrait. La femme lui indiqua d’un geste la dernière chambre qui, lui dit-elle, possédait un écran de télévision, mais ils n’y entrèrent pas.
Ils remontèrent le couloir et tournèrent cette fois à gauche. Une porte s’ouvrit et on entendit des gémissements féminins de type pornographique, de plus en plus forts. Marc eut envie de se boucher les oreilles, s’apercevant que le son et qui plus est le son seul, le mettait plus mal à l’aise que l’image. Il regrettait à cet instant d’être là, trouvant soudain fort désagréable autant qu’inconvenant d’être le témoin auditif des ébats de parfaits inconnus. Mais bientôt la femme ouvrit une autre porte et alors il se trouva devant un écran gigantesque et l’image d’un sexe d’homme dressé et actif, rendu plus énorme encore par l’usage du gros plan, s’imposa à son regard. Au même moment le volume sonore augmenta et il se sentit agressé de toutes parts. Bien que la provenance filmique de ces bruyantes manifestations de plaisir le rassura, leur ampleur inhabituelle et la présence d’un tiers les rendaient plus obscènes. Par chance, la femme ne s’était pas arrêtée là, et il s’empressa de la suivre pour atteindre une autre porte au fond.

La salle SM.
Il lui sauta aux yeux aussitôt : l’imposant pilori en bois. Un large trou pour la tête, et, de chaque côté, deux petits trous pour les poignets. Dans un coin au fond, devant un rideau rose, une sorte de hamac en cuir noir suspendu au plafond par des chaînes, et muni de poignées. Marc reçut cette vision dans un mélange de fascination et d’effroi. Il se sentit mal et pourtant ses yeux revenaient se fixer malgré lui sur ces étranges instruments de torture.
Au fond de la pièce il y avait encore une porte.
« Et là-bas, c’est le fumoir… » lui dit la femme en la désignant d’un geste vague avant de rebrousser chemin.

Un peu plus tôt, tandis que Marc conduisait en direction du club, Mélanie se préparait. C’est une très jeune femme de dix-neuf ans. Elle fréquente depuis trois ans un garçon plus âgé et plus expérimenté, David. Ils sont en week-end près d’Angers. David lui a proposé de l’emmener en club, ça n’était pas prévu et il a fallu se rendre en ville pour acheter des vêtements. Mélanie a aidé son ami à choisir un pantalon et une chemise. Elle le trouve très classe. Pour elle-même elle a choisi une robe moulante et elle se contemple dans le miroir de l’hôtel, la robe est courte et elle admire ses jambes recouvertes d’un collant noir assez transparent. A travers le miroir elle croise le regard de David, allongé nonchalamment sur le lit, les bras croisés sous sa tête. Il attend qu’elle ait fini de se préparer. Il trouve cette situation très excitante, ce que Mélanie ne manque pas de remarquer. Elle va chercher sa trousse à maquillage et pendant une quinzaine de minutes elle peint ses yeux et sa bouche, s’y reprenant à plusieurs fois pour appliquer l’eye-liner, frottant ses lèvres lascivement pour y étaler le rouge sombre, vérifiant régulièrement l’attention de David et faisant différents essais jusqu’au moment où elle est vraiment satisfaite et alors elle se tourne vers lui avec un sourire plein d’assurance.
« On y va ? »

En sortant de l’hôtel, Mélanie a l’impression d’être déguisée, de jouer un rôle qui l’amuse beaucoup. Mais dans la voiture, alors que David lui décrit les clubs où il est allé, une sorte de dégoût affleure.
— Tu vas voir ! L’ambiance de ces lieux… Regarder son partenaire en pleine action avec d’autres… C’est incroyable ce que ça peut décupler la libido !
— Oui, enfin moi, tu sais, je suis difficile. Ça m’étonnerait bien que je trouve quelqu’un qui me convienne.
David a perçu une pointe de mauvaise humeur dans le ton. Il tourne la tête et reconnaît l’expression renfrognée de son amie, lèvres pincées et regard noir.
« Enfin, de toute façon, un dimanche soir dans un bled paumé à côté d’Angers, y aura sûrement que des vieux dégueulasses… »

Lorsque David et Mélanie pénétrèrent dans le club, l’homme tatoué était toujours le seul client accoudé au bar. Mélanie lui jeta un rapide coup d’œil et fut surprise de trouver là un homme encore jeune. Elle le jugea « pas mal » et pensa que c’était plutôt bon signe.
Quand ils entrèrent dans le vestiaire, Marc qui venait tout juste d’enrouler une serviette autour de ses hanches manqua de la laisser tomber, la remonta de justesse en rougissant légèrement, et sans accorder un regard aux nouveaux arrivants, s’empressa de quitter le vestiaire, sa besace à la main.
Il se dirigea vers le bar pour se commander une bière. L’autre client venait d’entamer une nouvelle pinte. Involontairement le regard de Marc tomba sur un petit écran situé entre eux deux et posé sur le comptoir – il ne l’avait pas encore remarqué. Des images muettes défilaient en continu. « Ah, le ton est donné ! » se dit Marc avec un petit gloussement intérieur. Il détourna le regard mais il commençait à se sentir plus à l’aise. La nonchalance de l’homme, qui ne devait pas en être à sa première visite, et le naturel avec lequel les tauliers vaquaient à leurs affaires achevaient de dédramatiser la situation. Marc en conçut un sentiment de satisfaction.
Tout à coup, il vit l’homme se tourner vers le vestiaire et ses yeux, braqués dans cette direction, se mettre à briller.

Mélanie suivait David. La serviette qui l’entourait cachait sa poitrine, laissant les jambes visibles jusqu’à mi-cuisses. Elle était grande, élancée, altière. Ses longs cheveux châtains tombaient sur ses épaules nues. La façon un peu gauche qu’elle avait de maintenir la serviette qui menaçait de tomber, en la retenant sous l’aisselle, était charmante.
Mélanie sentit immédiatement le regard de l’homme. Elle sentit que ce regard la suivait tandis qu’elle traversait la pièce derrière David et se dirigeait vers le sauna. Au lieu de la gêne qu’elle avait craint de ressentir à s’exhiber devant des inconnus, elle se prit à imaginer sur quelles parties de son corps les yeux de l’homme s’attardaient, et un frisson de plaisir les parcourut une à une. Elle les sentait dans son dos, sur ses fesses, sur ses cuisses, elle se sentit en pleine possession de ses pouvoirs de séduction. Elle eut envie que David le remarque, mais il marchait droit devant lui.

L’homme attendit quelques secondes, avala le reste de sa bière d’un trait puis se dirigea à son tour vers le sauna.
Marc se retrouva seul au bar. Il avait peur de paraître collant en imitant l’autre client, et se demandait comment il est d’usage d’aborder les gens en ces lieux, s’il fallait leur parler, faire des présentations, demander la permission de se joindre à eux verbalement ou simplement par des regards, des gestes, tâter le terrain… Il redoutait sa maladresse et se promit de ne rien entreprendre avant d’avoir bien observé les us et coutumes de ce club. Aussi prit-il son verre et alla t-il s’installer dans l’un des confortables fauteuils qui entouraient la piste de danse. Il s’avachit quelque peu et laissa son dos s’enfoncer dans la mousse moelleuse, croisant les jambes. Il cherchait à paraître détendu, mais il sentit que son attitude était trop relâchée, si bien qu’il décroisa les jambes et se redressa. L’impression familière de ne pas être à sa place, de se sentir irrémédiablement décalé l’envahit. Sa présence ici lui sembla tout à coup absurde. Il n’était simplement pas fait pour cela. Pas fait pour s’amuser. Pas fait pour se laisser aller. Toujours la même barrière mentale le maintenait à distance des événements. Il lui faudrait beaucoup de bières pour s’en défaire. Et même ivre, il n’était pas sûr de pouvoir se fondre naturellement dans le décor. Effectuer naturellement les bons gestes. Prononcer naturellement les bons mots. Il songeait sérieusement à fuir, mais la première bière commençait à faire effet et, bientôt, une douce torpeur paralysa ses membres. Son regard qu’il laissait errer autour de lui découvrit un petit écran, suspendu au-dessus du comptoir. Une caméra filmait l’entrée du club. « Tiens, je vais guetter l’arrivée des clients », se dit-il. Il était vingt-trois heures trente.

L’homme aux chiffres tatoués ouvrit la porte du sauna. C’était une pièce étroite, et la sensation d’exiguïté rendait plus suffocante encore la chaleur sèche qui se dégageait du poêle et s’abattit sur lui. David et Mélanie étaient assis, seuls, sur l’une des deux banquettes en bois. A peine cinq ou six personnes auraient pu tenir dans la pièce. Ils avaient ouvert leur serviette, Mélanie reposait la tête contre le mur, la poitrine soulevée légèrement en avant. Instinctivement, elle ramena les bras autour de sa taille. On eût dit qu’elle voulait cacher sa poitrine, mais son geste provoqua l’effet l’inverse : le regard de l’homme s’attarda un court instant sur les seins ronds.
Il alla s’asseoir sur l’autre banquette. Mélanie lui jeta un regard en coin. Il était assez petit, assez costaud, les cheveux coupés en brosse. L’homme s’installa confortablement, écarta un peu les jambes, mais garda la serviette fermée autour de sa taille.
Après quelques secondes d’un silence entrecoupé seulement des soupirs que leur arrachaient par moment la température montante, l’homme parla.
— Ça fait plaisir de croiser des jeunes !
David lui adressa un sourire retenu. Mélanie ne tourna pas le visage mais ses yeux rapidement l’effleurèrent. Elle sentait des gouttes de sueur dégouliner sur son ventre.
L’homme avait un parler franc et direct, avec un accent caractéristique. Mélanie pensa qu’il devait être un travailleur manuel.
— Moi c’est Cédric.
Mélanie et David se présentèrent laconiquement. Mélanie évitait de le regarder trop, mais sans même s’en rendre compte, elle lui jetait des coups d’œil réguliers qui trahissaient un intérêt grandissant.
— C’est la première fois que vous venez ?
— Oui, répondit David.
— Ah, vous allez voir, c’est pas mal. Vous allez voir le jacuzzi ! Moi c’est la quatrième fois que je viens.
Mélanie aimait le ton un peu rude, le côté baraqué, à l’opposé du corps et des manières de David. Elle entrevit une suite possible.
— Vous faites quoi dans la vie ?
David hésita avant de répondre.
— Je suis enseignant-chercheur. En biologie.
— Enseignant-chercheur ! s’exclama Cédric. Ah ouais ! Eh ben ! Moi je travaille dans le bâtiment.
David se leva, il versa de l’eau sur le poêle et une nouvelle vague de vapeur sèche envahit la pièce.
Mélanie baissa les yeux et regarda son propre corps. Elle s’était déjà habituée à sa nudité. Elle sentit une chape de chaleur autour de son corps qui l’enveloppa agréablement, la fatigua agréablement, elle eut envie de caresser sa peau pour en faire tomber le liquide.
David se leva de nouveau, il dit : « Je reviens » et quitta la pièce.
Mélanie jeta un regard vers Cédric. Il ne la regardait pas. Elle se demanda si elle lui plaisait. Puis il s’adressa à elle sans la regarder.
— Et sinon, vous venez ici dans quel but ?
Mélanie ne s’y attendait pas.
— Euh… c’est David qui m’a proposé. Il m’a parlé du sauna et du hammam…
— Oui, moi aussi j’adore ça le sauna.
David rouvrit la porte, laissant entrer dans la pièce un peu d’air frais, et retourna s’asseoir à côté de Mélanie.
La température remonta rapidement. Bientôt le corps entier de Mélanie dégoulina, son rythme cardiaque s’accéléra et une vague de chaleur plus précise se fit sentir entre ses cuisses.
Cédric se tourna vers David.
— Je peux vous offrir un verre ?

Sur l’écran de surveillance, Marc vit entrer un homme seul d’une cinquantaine d’années. Puis, un peu plus tard, un autre homme un peu plus jeune. Puis un autre d’une trentaine d’années. Puis un couple arriva, d’une soixantaine d’années. « Rien de bien folichon » pensa Marc. Il les suivit d’un œil distrait lorsque l’homme et la femme, qui portait un manteau de fourrure (et il ne put s’empêcher de penser par-devers lui : « pute à fourrure ! »), passèrent devant lui pour entrer dans le vestiaire. Les hommes s’étaient dispersés dans d’autres pièces. Il était à nouveau seul dans le bar. La taulière lança un disque, un tube jazzy et dansant retentit, rendant par contraste l’image de la piste de danse vide plus triste encore. Tout cela commençait à lui filer le bourdon. Il but une gorgée du mojito qu’il venait de commander. Puis la femme sortit du vestiaire. Elle avait revêtu un bustier rouge et noir et une jupette assortie. La jupe était suffisamment courte pour révéler le string au-dessous lorsqu’elle passa devant lui. Marc releva les yeux aussitôt. Un serre-tête complétait la panoplie. La femme suivit l’homme qui l’accompagnait et s’assit au bar d’une façon provocante et parfaitement assumée. Elle jeta autour d’elle un regard offensif qui s’arrêta évidemment sur Marc, puisqu’il n’y avait personne d’autre. Celui-ci s’empressa de baisser les yeux en faisant mine de consulter son téléphone, redoutant un fâcheux malentendu. Il respira mieux lorsqu’il vit du coin de l’œil la femme se détourner. C’est à ce moment là que Mélanie, David et Cédric réapparurent et se dirigèrent vers le bar. Le regard de Marc se figea sur le visage de la jeune fille. Elle avait un air discret et grave qui semblait la préserver de la vulgarité ambiante. Elle ne lança pas un regard autour d’elle. Il dut se faire violence pour empêcher ses yeux de demeurer fixés sur elle tandis qu’ils commandaient à boire. Elle ne prenait pas part à la conversation des deux hommes. Elle regardait ses compagnons mais elle semblait surtout plongée en elle-même. Il y avait une expression très adulte dans son visage encore juvénile. Il se demanda vaguement s’il était mal de se laisser émouvoir par une fille aussi jeune. Puis il se dit qu’elle avait l’air bien plus dégourdie que lui.

Cédric paya les bières et proposa au couple de s’installer dans les fauteuils. C’était la première fois qu’il parvenait à établir un contact réel en club. Cependant il n’arrivait pas à envisager précisément l’issue de cette rencontre car, depuis quinze ans qu’il vivait avec sa femme, il ne l’avait encore jamais trompée. Une pointe de remords le piqua à la pensée de sa fille aînée atteinte d’une rhino-pharyngite carabinée, et de sa femme qu’il avait laissée s’en occuper seule, prétextant une soirée chez un collègue. En même temps que le taraudaient ces pensées, il tentait de faire plus ample connaissance.
— Vous avez pas d’enfants ? demanda t-il au couple, en ne regardant que David.
— Nan.
— Moi non plus. J’ai trente ans et je suis célibataire. Oh bah c’est pas pressé…
Bientôt il fut à court d’idées et il profita d’un moment de silence pour s’excuser et se rendre au vestiaire. Il voulait vérifier que sa femme ne l’avait pas appelé. Par acquit de conscience, il rédigea un texto : « Tout se passe bien ? Soirée pépère. Rentre dans 1 ou 2 heures max ». Il vérifia que le message était bien envoyé et alors seulement il put concentrer ses pensées sur Mélanie.

Marc continuait d’observer Mélanie qui était assise face à lui, à quelques mètres. Le couple n’avait pas échangé un mot depuis que Cédric s’était levé. Une fois seulement Mélanie avait souri à David, mais il ne pouvait pas savoir si David lui avait rendu son sourire. En tout cas, elle ne l’avait plus regardé. Marc se prit à imaginer leur vie. Il se demanda s’ils se connaissaient depuis longtemps et s’ils vivaient ensemble, s’ils s’aimaient… Vu l’écart d’âge, il pensa qu’ils devaient se connaitre depuis peu. Elle n’était probablement qu’une de ses nombreuses conquêtes. Il profitait certainement de leur jeunesse et de leur candeur pour les mener dans ces lieux de débauche. Sale tombeur pervers, pensa t-il offusqué.
A ce moment-là Cédric sortit du vestiaire et retourna auprès du couple. Marc l’envia. Il se sentait plus seul ici que chez lui. Il regrettait son ordinateur, ses deux chattes et son vieux canapé-lit qui grinçait. Il les vit se lever et se diriger vers l’escalier qui menait à l’étage. Alors il repensa aux chambres d’en haut, à la volupté et à la sensualité qui s’en dégageaient et qui l’avaient tout à l’heure envoûté. Mais il n’osât pas les suivre. Ces pensées lui avaient redonné de l’ardeur, cependant la présence et le regard de Mélanie le troublaient et il décida de pénétrer plutôt dans l’autre partie du club. D’abord, il alla déposer sa besace au vestiaire.

Mélanie, David et Cédric étaient entrés dans le fumoir. Un homme et une femme se trouvaient là, qui les saluèrent cordialement. Ils étaient nus et fumaient. L’homme, qui se présenta sous le nom de Farid, pouvait avoir trente-cinq ans, la femme quelques années de plus. Elle était mince, pâle, et ses joues étaient creuses.
Mélanie et ses compagnons s’assirent, David au milieu. Cédric sortit une cigarette de son paquet et l’alluma. Il tendit le paquet à David qui déclina l’offre. Mélanie avait gardé sa serviette autour d’elle, cachant sa poitrine. Cédric et David conservaient la leur autour de la taille.
Farid les aborda. Il était plein d’assurance.
— C’est la première fois que vous venez ?
— Nan, moi je viens ici de temps en temps. C’est sympa ici, répondit Cédric.
Farid regarda les deux autres.
— Et vous ?
— Moi c’est la première fois, répondit Mélanie.
David hésita.
— Moi je suis déjà allé en club, mais pas ici.
— Ah ouais, où ça ? demanda l’homme, beaucoup plus volubile.
— A Paris.
— Ah ouais, à Paris ! J’y suis allé moi aussi ! Le Château des Lys, tu connais ? Là-bas, je peux te dire, ça rigole pas. Comment c’est grand… Y a trop de monde ! L’hallu ! Ici y a pas grand monde en semaine. Même le week-end des fois y a pas grand monde.
— Nous on a pas grand chose… enchaîne Cédric en lançant un regard à David. C’est un peu la misère ici. Vous à Paris vous devez avoir trop de choix.
— Bah sur Angers, t’as que ça, reprend l’autre. Sinon t’as l’autre club, là, mais c’est un truc de pédés…
— Ah ouais nan ça y a pas moyen.
— C’est clair ! Ha ha.
— T’imagines pas, toi ! Tu te fais draguer par des tarlouzes.
— C’est clair… C’est pas ouvert qu’aux pédés, mais obligé tu te fais guedra par des keums.
— Rien que d’y penser ça me dégoûte…
— Tu m’étonnes…
Un silence s’installe. David et Mélanie gardent les yeux baissés. Farid regarde Mélanie.
— Par contre, deux filles… c’est mignon.

A l’entrée du jacuzzi, Marc s’immobilisa un instant. La lumière tamisée, bleuâtre, les effluves de vapeur, le son régulier et soporifique des bulles l’enchantaient. Les murs étaient enduits de chaux et des motifs colorés décoraient les bords du bassin. La pénombre adoucissait les contours des corps nus. On se serait cru dans quelque conte oriental.
Marc entra dans l’eau chaude et une sensation de bien-être se répandit aussitôt dans tout son corps. Il alla s’adosser à l’un des rebords. Il ferma les yeux et sentit l’eau bouillonner contre sa peau. Quand il les rouvrit il remarqua le couple enlacé contre le bord opposé et, à leur droite, un homme seul. Du côté de Marc se trouvaient deux autres hommes et un autre couple : une femme très grosse, et un monsieur grand et maigre. L’homme en face de lui jetait des regards en biais en direction du couple enlacé. Le couple s’étreignait de plus en plus fougueusement et Marc remarqua le manège de l’homme qui imperceptiblement se rapprochait, les fixant maintenant d’un regard trouble et qui semblait plein d’attente. Par moments la femme jetait un bref coup d’œil dans sa direction et alors un vague sourire se dessinait sur les lèvres du voyeur et ses yeux brillaient un peu plus. De l’autre côté du bassin, le même manège s’opérait. Marc observait les deux couples et ces trois hommes qui se ressemblaient. Ils avaient le même regard avide. Leurs mouvements avaient la même lenteur. Le même désir et la même inquiétude de déplaire se lisaient sur leurs traits. L’homme en face de lui était maintenant tout près du couple. Les légers remous de l’eau laissaient deviner le mouvement de sa main sous la surface, sa bouche s’entrouvrit davantage, et à mesure qu’il se rapprochait, son regard se fit presque implorant. Lorsqu’il fut tellement près qu’il eut pu les toucher, la femme se détacha de l’homme, et tournant le dos au voyeur, elle saisit la main de son amant et l’entraîna hors du jacuzzi.

Dans le fumoir, Cédric et son acolyte angevin venaient d’entamer leur deuxième cigarette. L’amie de Farid avait disparu. Celui-ci adressa un sourire complice à Mélanie et lui dit :
— Tu sais, ma copine m’a dit qu’elle te trouvait très jolie.
Mélanie lui répondit d’un regard peu avenant.
— Ah…
— Si jamais tu aimes les filles…
Il y eut un blanc, durant lequel on n’entendit plus que l’expiration des fumeurs et les reniflements de Cédric. Puis le silence fut rompu par le retour de la copine en question, qui retourna s’asseoir à côté de Farid. Celui-ci se tourna vers les trois autres, comme saisi d’une idée géniale.
— Hé ! Si on jouait à Action ou vérité ?
Cédric rit.
David tourna la tête, évitant le regard de Farid.
— Je reviens, dit David à Mélanie, et il quitta la pièce.
— Vas-y ! dit Cédric à Farid. Pourquoi pas !
Farid se tourna vers son amie.
— Action ou vérité ?
— Euh… Action.
Il fit mine de réfléchir quelques secondes.
— Les deux filles, vous vous embrassez !
Mélanie jeta un coup d’œil à Cédric. Il suivait la scène avec intérêt. Alors elle se leva lentement et vint s’asseoir à côté de la femme. Farid se leva et s’installa sur le banc en face. Mélanie ferma les yeux et elle sentit la langue de la femme tourner mécaniquement autour de la sienne. Les regards des deux hommes pesaient sur elle. Elle posa une main sur le sein de la femme. Lorsqu’elles eurent fini elle se leva aussitôt et retourna s’asseoir à côté de Cédric, plus près de lui cette fois.
Farid était en train de s’exclamer :
— Ah, c’était beau ! C’était très beau les filles !

Marc continuait de se relaxer dans le jacuzzi, à défaut de se laisser émoustiller par le spectacle du couple qu’il restait, et des deux hommes qui s’en rapprochaient dangereusement. Il avait fermé les paupières et, la tête reposant en arrière sur le rebord du bassin, tentait de faire le vide en lui. Il aspirait à une forme d’oubli. Dans son esprit pourtant l’image de la jeune fille se dessinait sporadiquement, inaccessible et douloureuse, mais précise. Il tenta de se concentrer sur les sensations de son corps, réelles et immédiates. Mais loin de chasser l’image de la jeune fille, elles la rappelaient sans cesse, car il en faisait maintenant l’incarnation de la douceur, de la délicatesse et de la volupté. Sans aucun doute, l’éclat de ses yeux clairs ne pouvait qu’être le signe d’une grande sensibilité. Son corps gracile, celui d’un grand raffinement. Il était persuadé qu’elle pouvait le comprendre. Il ne pouvait rien concevoir de mauvais, de bas et de médiocre émanant d’elle. Si seulement il osait l’approcher… Puis il se rappela qu’elle était trop belle pour lui. Alors il pensa à son rendez-vous de lundi, avec son boss. Il serait content de lui. C’était une maigre consolation.
Alors qu’il parvenait presque à ne plus penser à rien, il perçut un grand mouvement et un bruit d’eau et ouvrit les yeux. La forte femme traversait le bassin, suivie de son gringalet d’homme. Arrivée à hauteur de Marc, elle se tourna vers lui, lui adressant un sourire conquérant et une œillade sans équivoque. A sa suite, l’homme lui lança un regard entendu et profondément bienveillant. Cependant, Marc, que l’on avait superbement ignoré jusqu’alors, se demanda s’il s’agissait bien d’une invitation. Invitation qu’il n’était de toute façon pas prêt à accepter car il avait été pris malgré lui d’un sentiment de panique devant cette grosse femme au regard vorace, et se représentait maintenant écrasé, étouffé sous ses énormes seins et le regard satisfait de son amant.

Un peu plus tard, Marc commençait à se refroidir et il décida de se rendre au sauna. En sortant du jacuzzi, il tomba nez à nez avec Mélanie, David et Cédric qui se dirigeaient vers le hammam, du côté opposé. Il n’osa pas la regarder et baissa la tête instinctivement, maudissant sa timidité. Il se promit néanmoins de se rendre dans le hammam, après un court passage dans le sauna.

Le hammam était vide. Cédric s’assit à côté de Mélanie, et David sur l’autre banc, en face d’eux. Pendant un certain temps, personne ne parla, personne ne fit le moindre geste. Puis Cédric leva doucement son bras droit et l’approcha de Mélanie et, la main suspendue en l’air l’espace de quelques secondes, demanda :
— Je peux ?
La jeune fille acquiesça silencieusement.
La chaleur du hammam était plus douce, moins éprouvante que celle du sauna. La vapeur nimbait et semblait séparer leurs corps d’un voile qui rendrait la scène à venir moins crue.
Il posa sa main sur la cuisse de la jeune fille qui entrouvrit lentement les jambes tandis qu’il laissait glisser sa main jusqu’à son sexe. Ils n’avaient pas échangé un regard et, hormis ce mouvement de la main et des jambes, ils n’avaient pas bougé. Mélanie restait immobile le dos collé au mur, les mains reposant sur le banc de chaque côté de son corps. Elle savait que David les observait attentivement, mais elle ne le regarda pas. Elle resta ainsi sans mouvement pendant que l’homme d’abord l’effleurait, puis, lorsqu’il accentua peu à peu la pression de son doigt, David vit sa poitrine se soulever davantage et plus longuement à chaque inspiration.
Il les contemplait, assis côte à côte, leurs yeux, fixés droit devant eux ou baissés, ne se croisant jamais, quelques centimètres de vide séparant les deux corps qui ne se rencontraient qu’en un point unique. A mesure que le désir montait en lui de la voir ainsi offerte à un autre, de la voir comme il ne la voyait jamais lorsqu’il était son amant, un sentiment de jalousie qu’il n’avait encore jamais ressenti le submergea progressivement, physiquement, le transperçant de ses pointes. Ce qu’il avait toujours su, qu’un autre, aussi bien que lui-même, pouvait lui donner du plaisir, qu’il n’était même pas besoin qu’elle l’aime pour cela, se concrétisait tout à coup dans cette image, devant ses yeux.
Cédric fit un mouvement et quitta le banc pour s’agenouiller devant Mélanie. Il enfonça son visage entre ses cuisses. Elle détourna le visage comme pour le soustraire au regard de David. Celui-ci alors se leva et s’approcha d’elle. Il posa une main sur ses seins, commença de les caresser. Mais sa présence la gênait, il lui semblait que son regard s’interposait entre son plaisir et elle, l’éloignant de l’homme. Un sentiment de culpabilité se mêlait à son désir. David prit la main de Mélanie et l’amena vers son sexe dressé. Elle referma sa main autour et le branla un instant, essayant d’y trouver du plaisir. Elle entendit la porte s’ouvrir et la retira brusquement. Cédric à son tour se détacha d’elle.
Marc referma la porte et s’assit dans un coin de la pièce, à distance respectueuse. Il avait entraperçu la scène, et se sentait un élément perturbateur, malvenu. Se faisant violence, il regarda Mélanie et grimaça un sourire, qu’elle ne remarqua pas ou fit semblant de ne pas remarquer.
David se sentit anéanti lorsque Mélanie, avant de se lever pour quitter la pièce, lui murmura à l’oreille :
— S’il te plait, j’aimerais être un peu seule avec lui…

Marc resta un moment dans le hammam, seul.
Puis il retourna au bar, décidé à boire un dernier verre avant de s’en retourner à l’hôtel.
Il était maintenant une heure du matin. Le club s’était rempli. Une dizaine de couples et d’hommes seuls occupaient les fauteuils disposés en cercle. Au centre, la piste de danse restait désespérément vide. Chaque table, avec les fauteuils qui l’accompagnaient, formaient à leur tour autant de petits cercles autour de la piste, isolant chaque couple des autres couples et des hommes seuls. Cette vision frappa Marc. Le silence qui régnait derrière la musique accentuait le sentiment de solitude. Il n’y avait pas de conversations en cours. Les gens simplement attendaient. Après qu’il eut commandé son verre, Marc choisit une table parmi celles encore inoccupées, rejoignant l’assemblée silencieuse et clairsemée.

David s’était éclipsé en sortant du hammam. Sans se tourner vers elle, Cédric proposa à Mélanie d’entrer dans le jacuzzi. Ils s’assirent côte à côte sur l’un des rebords, séparés toujours par un espace de même largeur. Trois ou quatre hommes se tenaient aux quatre coins du bassin. D’un œil discret, Mélanie guettait les réactions, les mouvements de Cédric. Il avait fermé les yeux et les traits tendus de son visage trahissaient une vie intérieure à laquelle elle n’avait pas accès. Ces paupières baissées et l’attitude entière de l’homme, rentré en lui-même, maintenant entre elle et lui cet espace, lui semblait figurer une distance infranchissable, que nul rapprochement physique ne pourrait annuler. Il lui sembla aussi que lui seul pouvait décider. Elle attendit. Elle le vit ouvrir les yeux. Il semblait se réveiller, redécouvrant l’espace autour de lui. Puis il sembla se rappeler sa présence et, sans pourtant que son regard s’attarde sur elle, il tendit un bras et l’amena à lui. Leurs visages n’avaient jamais été aussi proches mais déjà il avait refermé les yeux. Il l’attira contre son sexe dur. Sur ses traits dans la lumière vaporeuse elle lisait le désir. Parce qu’il avait les yeux fermés elle pouvait le regarder à loisir, car en même temps qu’il lui dérobait son regard, il livrait au sien les moindres mouvements de son visage. Il vint en elle très doucement. Ses mouvements s’accordaient à la sérénité du lieu, aux lumières ténues, au bruit de l’eau qui les berçait. Cela dura longtemps. Mélanie devinait la présence de plus en plus proche d’un homme qui les observait, mais alors que celle de David d’être familière était un obstacle, le regard de l’inconnu augmentait son désir. A travers lui elle se voyait. Et plus elle était à la fois hors d’elle-même, consciente du regard de l’autre, plus ses sensations se faisaient précises. La lenteur, la régularité des mouvements, aussi bien de l’homme qui venait en elle, que de celui qui approchait, en retardaient l’issue. Elle regardait Cédric, scrutant le nez droit, les lèvres épaisses, légèrement entrouvertes, les dents qu’elles laissaient entrevoir, le menton mal rasé. Il y avait de la sévérité et quelque chose de viril dans le bas du visage. Peu à peu elle reconnut en lui un autre homme. La ressemblance la frappait maintenant. Elle comprit confusément que ce n’était pas pour David qu’elle était venue ici, mais pour cet homme à qui elle le raconterait, et dont le souvenir recommençait à la hanter. Et alors qu’elle sentait son désir décupler jusqu’à devenir douloureux, il ouvrit les paupières et pour la première fois la regarda dans les yeux. Ses yeux troubles, d’un bleu tirant vers le gris, brillèrent étrangement et ses lèvres esquissèrent un sourire. Ils se regardaient maintenant. Mais ce n’était plus seulement lui qu’elle voyait. Et c’était un autre qu’à travers lui elle tentait vainement d’atteindre.

Marc les vit réapparaître et traverser la salle. Il constata l’absence de David. Il ne voulait rien imaginer. Pourtant il ne put s’empêcher de se retourner à demi et de la suivre des yeux lorsqu’ils passèrent devant lui et montèrent l’escalier.
Quand il s’en détourna, ils étaient là, assis devant lui : la grosse femme blonde qui paraissait maintenant obèse et l’homme fluet. Ils ne portaient que leur serviette, mais la femme tenait son sac à main sur ses genoux. Ils souriaient. Dans la lumière plus vive du bar il pouvait mieux les observer. La femme devait avoir quarante ans, mais l’obésité lissait ses traits. L’homme était beaucoup plus vieux. Il avait un visage émacié criblé de rides. Marc pensa qu’il pouvait bien avoir soixante-dix ans.
C’est elle qui parla la première.
— Vous êtes d’Angers ?
Le ton était d’une amabilité extrême.
— Oh non, je suis seulement de passage. Je repars demain. Demain soir.
— Venez chez moi demain midi ! Je fête l’anniversaire de mon fils. Vous êtes le bienvenu.
Son sourire semblait figé sur ses lèvres.
L’homme approuva.
— Oui, venez !
Décontenancé, Marc bredouilla un début de réponse.
La femme l’interrompit.
— Nous voudrions vous proposer d’échanger avec nous. Si vous n’avez pas d’amie, ça n’est pas grave.
— Oui, ajouta l’homme. Nous n’avons aucun tabou.
L’homme avait prononcé cette phrase en détachant bien les syllabes, avec une insistance presque inquiétante. Ils continuaient de le fixer en souriant, attendant sa réponse.
D’un geste gauche et saccadé, Marc ouvrit sa besace et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Son téléphone indiquait deux heures.
— Il est tard. Je dois rentrer.
— Oh, quel dommage, soupira la femme.
Elle échangea un regard avec son ami.
— Vous passerez demain, n’est-ce pas ? Je vous laisse mon numéro.
Elle sortit de son sac un portefeuille et de son portefeuille une carte de visite sur laquelle elle griffonna un numéro puis qu’elle lui tendit.
— A demain alors ?
— Euh… oui… peut-être, balbutia Marc en se levant.

Mélanie montait l’escalier derrière lui. Ils n’avaient pas échangé plus de quelques mots mais, sans raison apparente, elle le trouvait profondément sympathique. Sa pudeur, sa discrétion la touchaient. Elle lui était reconnaissante de lui épargner des paroles superflues.
Ils marchaient dans le couloir qui donnait sur les chambres. Il s’arrêta devant l’une d’entre elles, qui fermait à clef.
— Celle-là ? demanda t-il.
— Oui, répondit-elle doucement.
Le cœur de Mélanie s’emballait, elle sentait ses battements précipités et une timidité grandissante mêlée d’audace. Elle entra dans la chambre à sa suite. Il referma la porte et poussa le verrou. La pièce était étroite, carrée. Elle ne contenait qu’un grand matelas, très épais, qui occupait presque tout l’espace et qui était recouvert d’un tissu sombre et soyeux. Leurs regards se croisèrent brièvement. Il posa la main sur elle et elle se laissa tomber à quatre pattes sur le lit. Il entra en elle violemment, donnant libre cours à son désir jusqu’alors contenu. Elle se tourna pour le regarder. Elle entrevit encore le visage de l’autre, obsédant. Elle pensa aussi à David. Mais il n’y avait plus ce sentiment d’un clivage en elle, à coucher avec un inconnu. A ce moment elle l’aimait. Son corps fut pris de tremblements. Elle laissa des larmes s’échapper de ses yeux et couler sur ses joues autour de son sourire.

Mélanie descendit la première. Elle trouva David à l’entrée du vestiaire, habillé, prêt à partir. Elle ne dit rien. Il la suivit dans le vestiaire. Quand elle eut fini de se vêtir, Cédric entra. C’est à David qu’il s’adressa.
— Vous partez déjà ?
Il lui serra la main.
— Peut-être à une prochaine fois alors.
Il fit la bise à Mélanie.
Elle avait cru percevoir de la déception dans sa voix mais le regard de Cédric était fuyant de nouveau et son visage impénétrable. Elle voulut lui parler sans savoir quoi dire. Un sentiment d’urgence la saisit, elle se demanda si elle pouvait lui laisser son numéro, si cela se faisait, mais déjà David avait ouvert la porte et elle le suivit sans rien dire.

Après s’être arraché aux griffes de l’étrange couple, Marc se précipita dans le vestiaire au moment où David en sortait. Chacun évita le regard de l’autre.
Marc se rhabilla en vitesse, pressé de se retrouver en sécurité dans sa chambre d’hôtel. Une immense fatigue s’était abattue sur lui.
Il refit en sens inverse le chemin parcouru quelques heures plus tôt, et ouvrant la deuxième porte, se retrouva brutalement dans le froid et le noir de la nuit. Tournant le dos au club il marcha jusqu’à la voiture. Une pluie très fine commençait de tomber et lui mouillait le cou désagréablement. Nulle lumière ne l’attirait plus.
Cinq ou six voitures étaient garées maintenant à côté de la sienne. Il s’assit au volant, mit le moteur en marche, et sortit de sa poche la carte de visite. Au-dessus du numéro de téléphone était écrit le prénom de la femme, Nathalie. Il chiffonna la carte dans sa main et s’apprêtait à la jeter quand, tout à coup, il se ravisa. Il la défroissa, sortit son portefeuille de sa besace et la glissa à l’intérieur.

Un peu plus tard David et Mélanie montèrent dans leur voiture sans échanger une parole.
David conduisait. Il alluma la radio. Dans l’obscurité il ne remarqua pas que Mélanie pleurait.

Charlotte Cayeux

Une scène

« Presque, Léa, c’était presque ça ! »

Le visage d’Antoine Guillemin, jusqu’ici concentré, s’est animé brusquement après le mot « Coupez ! ».

Antoine Guillemin est cinéaste. Il cherche le geste vrai, traque le détail juste, poursuit une image fuyante ; c’est un travail de longue haleine. Au fil des répétitions, on peut l’observer tantôt silencieux, l’œil fixe, les traits du visage tendus par l’attention soutenue, l’expression immobilisée par l’idée fixe qui le travaille ; tantôt volubile, la voix haute et le geste ample. A certains moments, la concentration du visage se relâche imperceptiblement : c’est la dixième fois que l’actrice joue la scène, et on dirait qu’elle stagne. D’autres fois, la surprise fait briller son regard, fugitivement, car très vite est acquise comme une évidence la nouveauté et il faut chercher mieux, ne pas se contenter : un geste auquel il ne s’attendait plus.
Parfois, la parole d’Antoine jaillit et se déverse à flots ininterrompus, comme une certitude. Alors il porte la voix, articule les syllabes, appuie les mots essentiels, explique. Mais il arrive également que le doute s’empare de lui : alors le débit de la voix s’alentit, le volume baisse, des silences ponctuent les phrases. Et, à l’intérieur de ce schéma qui alterne le silence et le bruit, d’infimes variations. Elles révèlent le travail en cours, le processus de création, la fragilité de l’échange.

Face à Antoine il y a Léa, la jeune actrice. Elle est pleine d’entrain à l’idée de jouer. Elle a l’enthousiasme de la jeunesse qui voit l’avenir devant elle, et confiance en ses possibilités. Elle s’est présentée à lui rieuse, légère, pressée de s’adonner au plaisir du jeu, des répétitions. Il a hésité : elle est jolie, comme le veut le personnage. Elle est fraîche, elle sera travailleuse ; peut-être trop lisse, trop frivole ? Ou trop appliquée ? Il a un doute mais prend le risque, conduit par une intuition favorable.

C’est une scène muette. Quelques gestes, seulement, qui s’enchaînent. Des gestes qu’elle a répétés en boucle. La première fois, elle leur a donné un sens spontané, mais creux : elle était une fille, dans un bar, qui boit une bière. Une fille comme beaucoup d’autres filles dans les cafés, qui s’amuse, parfois s’ennuie, qui est toute à l’instant présent. Et puis, pour surmonter les idées toutes faites, porter un regard vierge sur le personnage, il a fallu retrancher : reproduire l’enchaînement des gestes, sans intention préalable, sans fioritures, de la façon la plus mécanique, à la manière de Jean Renoir. Elle répète ces gestes qui ne sont plus que des mouvements dénués de sens, de vie : prendre le verre, l’amener à ses lèvres, en boire une gorgée, le reposer, s’essuyer les lèvres de la main, regarder dans le vide, fixer un point en direction duquel sourire, c’est-à-dire, imprimer aux lèvres un mouvement vers le haut, détourner le regard, un instant, en replaçant une mèche de cheveux derrière l’oreille, et, de nouveau, regarder vers ce point, et sourire. Tenter de ne pas donner une signification, une portée aussi réduite soit-elle à ces gestes est un travail difficile. Un processus de dénudation qui consiste à se dépouiller un à un des oripeaux de l’émotion.
A la fin, après avoir reproduit la scène une dizaine de fois, Léa n’exprime presque plus rien. Mais même alors, il y a un résidu de quelque chose, d’un désir, à peine perceptible, dont Antoine Guillemin renonce à la défaire.

Et puis, sur le vide relatif, peu à peu, on peut construire le personnage.
Antoine Guillemin n’a pas encore donné à lire le scénario à Léa. Par bribes, il lui livre quelques informations sur le personnage, la situation. Une jeune fille, dans un bar. Qui multiplie les aventures. Ce soir-là, une fois de plus, elle partira avec un garçon qui la drague. Pour l’instant, elle est seule, bien qu’entourée, accoudée au comptoir. Il y a beaucoup de bruit : de la musique, assez fort, du rock’n'roll, quelque chose d’entraînant, d’énergique. Les gens parlent, rient, assez nombreux pour qu’on ne puisse qu’avec difficulté suivre l’une ou l’autre des conversations qui se tiennent.
Elle est là, juchée sur un haut tabouret, parmi un petit groupe de personnes qui font cercle. Mais à ce moment-là, elle s’est détachée de la conversation, on dirait qu’elle s’est abstraite du groupe. Il y a un contraste frappant entre sa présence et celle des autres.

Mais, pour le moment, Antoine et Léa se trouvent dans une chambre aménagée en salle de répétition, il n’y a ni bar, ni musique, et personne d’autre qu’eux et le caméraman. Pour l’actrice et le cinéaste, il s’agit d’imaginer une scène qui probablement ne prendra véritablement vie qu’au montage. Pendant le tournage, on triche, on imagine encore. Léa est assise sur une chaise, à côté d’un bureau ; elle dispose d’un verre et de ce qu’elle saisit peu à peu du personnage.

Dans un premier temps, se concentrer sur un aspect du personnage : l’assurance, la séduction. Ne l’envisager d’abord que comme une fille consciente de son pouvoir de séduction. Léa rejoue la scène plusieurs fois, le temps d’intégrer son rôle, qu’il justifie chaque geste. Chacun de ses mouvements exprime une sensualité assumée. La façon qu’elle a de passer la main sur ses lèvres, d’un geste alangui, et de laisser retomber le bras, de le laisser prendre son élan et, tout à coup, se retenir un peu, puis redescendre progressivement, comme s’il prenait conscience de son poids, de sa présence au monde, à l’espace autour d’elle. Et puis, le regard un peu trouble lorsqu’elle aperçoit l’homme hors-champ, dont on ne saura rien, qui n’est peut-être qu’une représentation de la virilité, et le sourire qui s’épanouit et se rétracte avec une lenteur envoûtante. Il y a du pouvoir dans ce regard qui fixe l’autre droit dans les yeux, et l’entraîne.

Mais ce n’est pas elle, Anna, le personnage à qui Antoine a donné vie à l’intérieur d’un scénario, et qu’il s’agit maintenant de faire exister en chair et en os. Elle n’a pas un caractère aussi tranché, ses attitudes ne sont pas univoques. Derrière l’assurance, on pressent la tristesse ; derrière la séduction, le sentiment peut-être d’être méprisée. C’est cela qui a besoin d’être nuancé, qui fait coïncider des sentiments d’apparence contradictoires, qui intéresse Antoine. Alors, geste après geste, il faut retravailler, instiller le doute, la gravité dessous ce qui paraissait anodin. Ne pas reposer le verre simplement ; attendre un peu, un instant seulement, la main enveloppant toujours le verre déjà reposé. Exprimer une fatigue du corps, une difficulté à peine palpable à enchaîner les gestes. Quand elle s’essuie les lèvres, suspendre le mouvement, comme un équilibre précaire, le corps prêt à basculer d’un côté ou de l’autre : continuer ou s’effondrer.
Le sourire : pas un franc sourire de triomphe, mais un sourire qui contienne aussi de la mélancolie, dont la séduction soit à la fois victoire et démission.
Geste après geste, le personnage se transforme, change de couleur, se complexifie. Il y a l’assurance affichée, et une fragilité plus enfouie, qui se décèle si l’on y prend garde, si l’on observe attentivement. Il y a quelque chose d’infime qui nous dit qu’il se joue, dans ce jeu de séduction, un drame sans éclat et sans bruit.

Anna commence à exister. Et puis, Léa rejoue la scène, en entier. Sa durée s’est étirée. Léa lui imprime un rythme nouveau, fait d’attentes, d’hésitations, d’une certaine pesanteur. Antoine imagine le plan, la caméra fixe et, au moment où Anna porte la main à ses lèvres, un zoom avant, et le visage de Léa en gros plan. Et puis, de nouveau, le cadre s’immobilise, jusqu’à la fin. Il entend les bruits diégétiques, la musique, les voix, qui diminuent après le zoom, et en même temps qu’un gros plan du visage, c’est un gros plan sonore dans lequel résonnent, tout à coup, les soupirs d’Anna, le bruit des cheveux qu’elle effleure, le contact de la peau en une caresse fugitive.

« C’était vraiment bien, c’était ça ! »
Antoine s’étonne de la justesse de Léa qui l’a devancé, qui a eu l’intuition de ce qu’il cherchait. Il est sûr, maintenant, qu’elle sera Anna. Anna et Léa se confondent dans son imaginaire comme une certitude, et c’est à une seconde naissance de son personnage qu’il assiste.

La répétition est finie, Léa quitte le rôle d’Anna et reprend celui d’une jeune actrice de bonne volonté flattée d’avoir été choisie parmi tant d’autres. Il s’est passé beaucoup de choses pendant ces quelques heures, Antoine en ressort affermi dans ses convictions de cinéaste. Il garde aussi, ténue au fond de lui, une amertume légère de sentir Anna disparaître derrière Léa, se réfugier de nouveau au fond de son esprit. Il sait que lorsqu’elle en ressortira, ce sera pour intégrer une nouvelle prison - celle du film.

Charlotte Cayeux

Salope

Nouvelle publiée au sein du recueil collectif Les femmes nous parlent paru aux éditions Phénix d’Azur

On avait commencé la soirée dans un café du XIème, Mat, volubile, parlant de lui, Julien faisant des blagues douteuses, Pierre écoutant, silencieux et souriant. A minuit Mat déjà saoul nous enjoint de le suivre, commençant de hausser la voix, chassé par le patron pour l’avoir provoqué sûrement d’une remarque déplacée – une mauvaise habitude – et je les suis sans vraiment le vouloir mais comme toujours malgré moi attirée. On se retrouve une fois de plus à la Cantada, ouverte jusqu’au petit matin. Mat m’apporte un verre que je n’ai pas demandé. Nous voilà de nouveau installés autour d’une table, sans grand chose à nous dire. Par moments l’un d’entre eux prononce une phrase qui retombe vite dans un silence fatigué. Je remarque les traits tirés de Pierre, le teint grisâtre de Julien, Mat lance des regards aux quatre coins de la salle. Autour de nous c’est une ambiance tapageuse, la musique envoie ses décibels, le martèlement des basses et son rythme effréné, les couleurs criardes me blessent les yeux et les allées et venues incessantes des clients du bar à l’arrière-salle et de l’arrière-salle au bar achèvent de m’étourdir. Pierre se met à parler. Je n’écoute pas, je le laisse à son monologue. J’évite son regard. Les conversations me fatiguent. Maintenant je laisse mon esprit vagabonder sans plus tenter de le fixer nulle part. Le flou m’envahit. Puis Mat me tape sur l’épaule et m’entraîne sur la piste de danse. Au moment où je me lève je sens ma tête qui tourne, le décor pencher dangereusement, je suis Mat en équilibre instable, je me laisse guider, je n’ai plus envie de décider de rien. Je m’en remets aux autres et aux évènements. Je me laisse submerger par la musique, les lumières. Mes sens s’aiguisent à mesure que mon esprit s’engourdit. Je laisse les vibrations pénétrer dans ma chair, les pulsations dans mon cœur, je sens chaque endroit de mon corps avec plus d’acuité. Je me réconcilie avec lui. Mes bras et mes jambes suivent la cadence, je n’ai pas besoin de leur dire quoi faire. Souvent j’ai senti mes membres me trahir. Souvent je les ai sentis vivre d’une vie indépendante, mais d’une vie amoindrie, engoncés. Cette nuit il n’y a plus de frontière et je ne fais qu’un avec moi-même. Je ne pense à rien d’autre qu’à la sensation de mon corps. Mat me sourit. Ses yeux s’éclairent. Nous dansons de conserve, en harmonie avec les autres corps. Je n’ai plus la moindre défiance envers ces inconnus, j’oublie ce qui nous sépare, ce qui nous éloigne, je ne sens que nos sensations communes. Par moments je croise des regards qui s’attardent sur moi un instant, je m’offre à eux, prenant plaisir à leur frôlement. Une sorte de voile léger m’enveloppe et me protège du monde alentour. Un sentiment de puissance sourde m’étreint. J’occupe l’espace. Je lui impose ma présence. Je me déploie avec plus de largeur, d’ampleur dans les mouvements. Bientôt je me contorsionne au rythme de la musique qui s’emporte, pliant sous ses heurts, m’étourdissant, me laissant habiter par les soubresauts et les sonorités de la musique. Puis elle s’estompe et les mouvements de mon corps s’alanguissent. Je reviens à la réalité du lieu. Je jette un regard autour de moi. Je croise le sien. Je reçois l’intensité de son désir, je ne peux pas y échapper. La musique reprend mais je me dirige vers le bar, troublée par ce regard. La fatigue de la danse s’abat d’un coup sur moi. Je m’assois. Je commande un verre. Il m’a suivie. Il se rapproche. J’avale le shot. Sans que je le regarde je sens ses yeux sur moi. Il cherche à capter mon regard. Je prend conscience plus intensément de mon corps de mon visage. Je m’offre à lui. Je prends plaisir à être vue. Je le laisse approcher de moi, m’effleurer. Je sais exactement ce qui va se passer. Je me sais libre de laisser les choses se dérouler, ou non. J’attends que ça arrive.
Je n’ai pas bien conscience de la façon dont cela se passe mais me voilà tout d’un coup dans les bras de l’homme, embrassée par l’homme, me livrant à corps perdu à son étreinte et à sa bouche, consciente d’être livrée en même temps aux regards, y prenant un plaisir extrême. Mat m’a vue. Je referme les yeux. Puis le voilà tout près de moi. Je m’écarte un peu pour reprendre mon souffle, Mat en profite pour m’attirer à lui, m’arracher aux bras de l’homme, me mettre en garde contre son air louche et mon degré d’alcoolémie. Je n’ai que faire de ses conseils. Je me détourne de lui pour commander un autre verre. Puis je jette un œil en arrière, et je vois l’homme, il discute avec une fille. A distance je perçois la lueur lubrique dans son regard. Il ne me plait pas. Il a l’air d’un type prêt à tout. Je cherche mes amis. Une sensation légèrement nauséeuse me dissuade de me lever. Le voilà qui revient vers moi. Il me dit de le suivre, je décline sans conviction. Il insiste. Il pose ses mains sur moi. Je sens son haleine de bière. Je le suis.
Il ouvre la porte et le froid s’abat sur moi, brisant d’un coup la douce torpeur qui m’enveloppait à l’intérieur. Dehors les choses apparaissent plus crûment, plus laides, sans le secours du bruit et des lumières artificielles. Dehors le jeu de séduction ne cache plus le vulgaire appétit, je sens ses mains qui palpent, sa langue qu’il enfonce dans ma bouche, le contact d’un corps étranger. Je le laisse faire. J’aime être désirée. Il me presse de le suivre, il a un bar non loin d’ici, nous y serons tranquilles. Je ne veux pas. Il insiste. J’hésite. Il se fait plus pressant. Je n’ai pas le temps de réfléchir qu’il m’entraîne dans une rue parallèle et je le suis sans volonté, c’est tellement simple de suivre.
Il me fait entrer dans son bar. J’entends le bruit métallique du rideau qui redescend automatiquement derrière moi. La lumière s’allume, éclairant une petite salle, quelques tables, un bar de quartier simple et sobre. Je me retourne face au rideau baissé, le regard arrêté, mon horizon soudain rétréci à ces quatre murs et à cet homme que je ne connais pas, à son objectif. Il a mis de la musique et nous a servi deux bières. J’avale quelques gorgées. Le voilà sur moi de nouveau. Alors qu’il m’embrasse je sens la nausée me reprendre, un dégoût de l’alcool et de l’homme me submerge, de plus en plus fort, je vais vomir, je demande où sont les toilettes. Il ne veut pas me lâcher. Il se colle à moi davantage. Je lui dis que je vais vomir. Il me regarde méchamment. Il dit que je mens. Le voilà qui parle des femmes. Son contact et ses mots m’écoeurent, je le repousse, je pars à la recherche des toilettes, il me suit et alors que je me penche sur la cuvette pour vomir il est toujours là derrière moi, ses mains tentant de me ramener à lui, et je dégueule sous le regard de ce type, je vomis mon dégoût de ses mains et de son sexe, de son regard qui me méprise, de son désir, de moi-même objet de son désir, de son mépris.
Je me redresse, je titube, je passe devant lui en évitant son regard et ses mains, je retourne dans la salle chercher mon sac et mes affaires avec l’envie de m’enfuir au plus vite, respirer dehors, marcher dans les rues, me retrouver seule. Mais il me suit. Il se colle à moi de nouveau. Je lui dis que je me sens mal et que je veux rentrer chez moi. Alors je vois la haine dans son regard, une haine immense qui grandit et qui me paralyse, il me dit : maintenant que tu es là, tu ne crois quand-même pas que tu vas repartir comme ça, et je prends conscience que je suis enfermée, je sens l’espace se refermer autour de moi, ma tête tourner de plus en plus, il dit que je suis une salope.
Confusément j’entrevois la suite. Je pense qu’il va me violer, jouissant de me contraindre, et je vois déjà luire dans son regard le plaisir de me voir sans défense. Je vois sa haine et son désir ne faire qu’un. J’ai peur d’avoir mal. Mon corps ne m’appartient pas il est moi, je n’existe pas en dehors de lui, toute atteinte à mon corps est une atteinte à mon être. Je sens cela confusément, sans le formuler, je n’ai jamais autant senti cela.
Des secondes, des minutes passent il est là face à moi me fixant de son regard plein de menaces il parle et je n’entends plus les mots qu’il prononce, je le vois trépigner, grimacer de colère, je vois un petit homme impuissant qui veut posséder, dominer. Brutalement il m’agrippe. Me voilà écrasée par ses bras qui m’enserrent, écrasée par ces quatre murs qui m’entourent, prisonnière de mon corps. Une peur vague et un dégoût profond, précis m’envahissent.
Puis j’entends au-dehors des gens qui marchent, des gens qui parlent, et je me rappelle qu’il y a de la vie encore dans les rues de Paris. Alors je me mets à frapper, de toutes mes forces, sur le rideau métallique, dans un bruit assourdissant qui couvre sa voix qui m’ordonne d’arrêter, et ses yeux furibonds maintenant lancent des éclairs, j’y réponds en frappant plus fort et c’est lui ainsi que j’assomme.
Alors il me saisit le poignet et me traîne jusqu’au fond du bar, derrière les toilettes, et je me vois livrée à lui, à sa haine qui décuple ses forces, incapable de m’y soustraire, mais soudain il ouvre une porte et me pousse dehors, et avant de la refermer, « Allez, tire-toi, salope », me crache ces mots à la figure.
Je me retrouve dans une rue de Paris déserte, aux premières lueurs de l’aube, le corps engourdi par le froid.
Je marche une heure, à toute vitesse, avant de m’écrouler sur mon lit.
Je me réveille avec un goût amer dans la bouche, et l’odeur persistante de son haleine.

Charlotte Cayeux

Une brève histoire

Cette nouvelle a reçu le prix Encouragement du concours Brèves de Plume

Matthias s’est réveillé tard. Encore les brumes du sommeil. Des bribes de rêve en mémoire. Fugitives… Il essaie de les saisir, de les fixer. S’accrocher à elles. Mais les images se dissolvent, déjà. Aucune saillie, et tout est mou autour de lui, vague, vaporeux, vaseux.
Et puis, quand il a émergé de tout ce fatras de voiles, il a regardé autour de lui, il a vu les murs blancs, son lit, et c’est tout. Il s’est dit : Je connais cet endroit. C’est la première fois qu’on l’amène ici, il se rappelle avoir senti la peur monter et s’être dit c’est pas possible, on va venir me chercher, c’est une blague, pour me faire peur, un avertissement quoi, pas pour de vrai. Qu’est-ce que j’ai fait ? Me rappelle plus… Tout oublié. Enfin non, y a des visions, des cris qui me reviennent. D’hier. De la soirée. J’étais saoul. Je me suis battu. Avec mon père. Pourquoi ? Je sais même plus. Un truc qu’il a dit qui m’a énervé. Un truc qu’il a dit exprès pour m’énerver. Après, je me souviens plus. Me suis réveillé là. Ce qu’ils ont fait de moi entre temps, ce que j’ai fait, aucune idée.

C’est presque pareil, mais deux ans plus tard. Il a vingt ans.
Sa mémoire engourdie s’est remise en branle peu à peu. Son père : pareil. Des coups : pareil. Pour un motif qui en cachait sûrement un autre, un autre qui n’a pas de mots.

Maintenant il a suffisamment repris conscience et la colère le submerge à nouveau, comme hier, la haine de son père qui fait tout pour lui pourrir la vie !
Et puis après, c’est l’accalmie, le vide qui succède à la violence de ses nerfs, le grand calme qui ressemble à la mort après que la vie a lutté pour rien. Il renonce à toute velléité, se lever, aller se rafraîchir le visage, téléphoner à sa mère pour lui dire de venir le chercher, immédiatement ; il renonce aussi à tout projet plus lointain. Il reste étendu sur le lit blanc, immobile, plus un mouvement, plus rien…

Il y a un tunnel qui n’en finit pas, et je marche – un tunnel aux murs d’un blanc qui éblouit. A un moment, à gauche, il y a une porte. Je l’ouvre et je vois le corps de mon père, inanimé. Je la referme. J’ai un haut-le-coeur. Je reprends ma marche, jusqu’à la prochaine porte. Je l’ouvre, je vois mon cadavre étendu dans la même position que celle de mon père. Je m’avance un peu et je regarde mon visage et la ressemblance avec celui de mon père me frappe ; c’est lui avec trente ans de moins. Je reste effaré par cette révélation. Tout à coup j’entends une voix de femme, la voix de ma mère, douce. Elle appelle, elle nous appelle – elle prononce nos deux prénoms, et je perçois son inquiétude. Elle appelle de plus en plus fort et ça devient un cri rauque dans mes oreilles et je m’éveille en sursaut.

Les paupières s’ouvrent et en face de lui il y a une dame en tenue d’infirmière, qui sourit. Elle lui dit des mots gentils qu’il n’a pas l’air de comprendre et avant de repartir, elle lui fait une piqure, et il boit dans le gobelet qu’elle lui tend. Il se retrouve seul, de nouveau. Les médicaments font effet et il sent une somnolence le reprendre, irrésistiblement. Il ne se rendort pas mais il ne peut pas bouger, une lassitude de tout le corps l’a pris, et une lassitude de l’esprit, qui lui fait renoncer de nouveau à toute tentative de raisonner.

Dans quelques heures, il rencontrera le psychiatre. Il téléphonera à sa mère, pour qu’elle vienne le voir, et qu’elle lui apporte des livres. On l’aura prévenu que cette fois, il est allé trop loin et qu’il faut qu’on le soigne. Qu’il est dangereux pour lui de retrouver sa liberté, maintenant.

Quand Matthias a vu Anaïs, la première fois, il était là depuis un mois. Les journées s’enchaînaient identiques, ou presque – son humeur seule changeait. Parfois la colère sourde, et puis d’autres fois l’apathie. Violents changements. Comme la mer, les marées. Mais globalement, l’engourdissement… l’effet des médicaments. Il lit quand il en a le courage. Sinon rien. Un rien ponctué par les repas, la toilette, les piqûres, et les séances avec le psychiatre. Les visites de sa mère une fois par semaine, pas plus. De temps en temps, la télé dans la salle commune, mais ils regardent que des conneries. Des séries, des films mauvais. Et les patients… tous demeurés ! Sauf un ou deux, avec qui il peut discuter un peu. De choses sérieuses ! Pas des échanges incohérents… Ce que je fous dans cet asile de fous !

Matthias se demande ce qu’il fait là, avec des gens incapables de tenir une conversation, comme cette vieille folle avec son genou : « j’ai un problème psychologique au genou », elle vous répète ça en boucle. Ou bien cet homme qui parle tout seul, de longs monologues, même quand y a personne à côté, quand vous passez devant sa chambre vous pouvez l’entendre encore, qui explique, inlassablement, avec une patience absurde, qu’il a fait la guerre, qu’il a été sacré Empereur, qu’il est un héros, et qu’il a une dulcinée qui l’attend quelque part. Ou bien encore, à l’opposé du bavard intarissable, il y a celui qui ne dit rien, prostré, qui n’est peut-être pas fou, mais que ronge peu à peu son mal-être. Il est conscient, c’est pire, trop conscient pour parler de quoi que ce soit, il n’a rien d’autre à dire que sa douleur, qui ne s’exprime pas, sinon par l’absence, l’absence de mots et de gestes, d’envies.
Quand bien même il y aurait dans l’hôpital des gens avec qui parler, des fous dont la folie n’aurait pas atteint le stade qui rend impossible toute discussion censée, des dépressifs que la dépression n’aurait pas encore complètement abattus, Matthias ne daignerait probablement pas s’adresser à eux. Son amour-propre est meurtri d’être dans un asile, chez les fous, alors qu’il ne l’est pas, lui, fou, qu’il n’est même pas violent d’habitude, qu’il avait toutes les raisons de s’énerver. Il sent qu’il n’a rien à faire là, où l’on anesthésie son cerveau à coups de médicaments, où son esprit s’engourdit à force de ne se nourrir de rien, et ses membres s’atrophient un à un de ne pouvoir s’aventurer au-delà du périmètre de la cour.

Les séances avec le psychiatre le défoulent sur le moment. Mais après, il redevient morose. Quand elle vient le voir, il parle peu à sa mère ; une fois partie, il s’en veut. Jour après jour, ses émotions oscillent entre l’ennui et l’angoisse. Il fait des cauchemars, comme celui de ce cadavre, dont il ne sait pas très bien si c’est le sien ou celui de son père. Le matin, il en garde un goût amer qui s’estompe au fil des heures, pour ne laisser qu’un vide.

Alors le jour où Anaïs traverse la salle commune pour la première fois, c’est un bouleversement. Une nouveauté inespérée. Il s’est rappelé de Marie, à qui il n’avait plus pensé depuis longtemps. Il a eu envie de filles tout à coup. Elle était petite Anaïs, si petite, que ça accentuait l’air qu’elle avait d’être une chose si fragile entre les mains des deux infirmiers qui la tenaient par le bras. Elle avait des couettes, aussi, et un regard vert imbibé de larmes, tellement que Matthias en a eu le cœur fendu. Elle regardait par terre. Elle portait un jean délavé, un peu vieux, et un tee-shirt qui laissait deviner des petits seins, et ça l’a ému.
Elle a traversé la salle vite, traînée par les deux infirmiers. Ça se voyait qu’elle n’était pas là de son plein gré. Matthias a regardé la scène attentivement, pour la première fois depuis son arrivée. Elle est passée devant lui sans le voir et on aurait dit une petite fille chétive, une poupée de chiffon à deux doigts de s’effondrer, telle qu’elle se laissait conduire, sans résistance.
Les jours qui ont suivi, souvent il a eu cette vision d’elle traversant la pièce, les yeux rouges, et il y avait tant de tristesse et de résignation dans ce regard. Il s’est dit qu’il pourrait peut-être la consoler, que ça ne devait pas être si grave, et puis ça l’a énervé de penser qu’ils allaient la garder enfermée elle aussi, elle toute jeune, dix-sept ans peut-être, quel gâchis, elle toute fraîche et les joues roses. Il la croisait quelquefois, dans les couloirs, à la cantine, mais elle ne le voyait pas, le regard toujours vers le sol, qu’elle relevait parfois et dirigeait d’un bout à l’autre de la salle, lentement avant de baisser la tête de nouveau, complètement, comme si la vision de l’hôpital et de ses patients l’avaient achevée, et alors il pouvait voir fugitivement ses yeux se mouiller. Il n’y avait rien de pire que ces larmes qui ne coulaient pas, prisonnières au bord des cils.

Quand Matthias a parlé à Anaïs pour la première fois, il n’avait pas vraiment parlé depuis plusieurs jours. Depuis la visite de sa mère. Il lui avait posé quelques questions, sur la famille, sa petite sœur, il avait fait des efforts, il voulait faire plaisir à sa mère, mais c’était des efforts énormes pour enchaîner deux mots, écouter les réponses, avoir l’air d’aller mieux, de ne pas faire tant d’efforts. Quand elle est partie il était épuisé, il s’est jeté sur le lit et il s’est mis à pleurer, doucement, parce qu’il avait dû se contenir tellement pendant qu’elle était là. Il a pensé : heureusement que personne ne me voie, je ne supporterais pas, je ne supporte déjà pas tout seul, pleurer, comme ça, pour rien, à cause d’un truc qui me noue le ventre sans que je puisse le nommer, un sentiment encore plus impérieux que l’envie de frapper mon père, parfois, de lui faire mal.
Le lendemain, il a vu le psychiatre, et il n’a rien dit, presque rien, il a hoché la tête deux-trois fois et c’est tout. Le psychiatre a dit qu’étant donné l’amélioration de son comportement ces derniers temps, il aurait droit à des sorties journalières, une heure en ville s’il voulait, avec la condition qu’il rentre à l’heure, et qu’il coopère davantage. Personne ne peut vous soigner malgré vous, il a dit, vous devez avoir envie de vous en sortir.

Alors quand il s’est retrouvé à côté d’Anaïs, au réfectoire, le lendemain, il était un peu moins morose. Il se disait : ça s’améliore, avec un peu de chances, bientôt on me laissera sortir. Il allait presque bien et il a eu le courage de parler le premier, de banalités. Ce que cette bouffe était dégueulasse. Elle parlait peu mais elle était gentille, si douce, ça lui en faisait des frissons d’émotion de voir tant de douceur enfermée, confisquée au dehors.
Quand il l’a revue, Anaïs semblait contente aussi, elle souriait même un peu, et ses yeux n’étaient plus mouillés même s’ils gardaient la teinte un peu grise des jours tristes. Alors tous les jours ils se sont parlés, dans la salle commune ou à la cantine, assis l’un à côté de l’autre, ils parlaient de tout et de rien mais, comme d’un accord tacite, surtout pas de l’hôpital, surtout pas de leurs blessures et ce qui les a menés là.

Anaïs a un nouveau corps.
Un corps lisse et souple qu’elle a envie de caresser. Un corps à elle, dont elle ne veut plus se débarrasser, comme d’un vêtement trop lourd, ou d’une peau étrangère.
Elle fait de son corps une barrière entre elle et sa pensée, pour n’être plus que sensations.
C’est étrange cette réconciliation soudaine avec elle-même. Et puis, en même temps, elle sent que ça ne va pas durer, que ça ne peut pas durer, qu’on ne fuit pas son passé. Il y a ces fantômes qui la hantent depuis si longtemps, et qui vont revenir, elle le sait, briser cette harmonie.
Mais en attendant, ne pas trop penser, sentir : les battements de son cœur quand il passe, la vague de chaleur qui l’inonde lorsqu’il s’approche, la sensation d’un souffle voluptueux sur la peau quand elle pense à lui, la nuit. Faire durer le présent.

Monsieur Alain, le psychiatre, a discuté avec le personnel de l’hôpital, avec la direction de l’hôpital, et de ces discussions et de ses propres analyses il a conclu que l’instauration d’une relation trop intime entre Anaïs et Matthias nuirait à la thérapie des deux patients, et qu’en conséquence il fallait de près les surveiller.
Comme le directeur d’une école primaire suit d’un œil sévère et concentré les gestes de deux enfants précoces dans la cour de récréation, il les observe, il leur lance des avertissements, il prend des décisions.
Le jour où l’on retrouve Matthias et Anaïs dans le même lit, enlacés, le psychiatre décide de prendre des mesures radicales.

Matthias se sent comme un adolescent. Elle est là contre lui, et c’est la première fois qu’elle est si près. On dirait que j’ai douze ans.. On dirait la fois où j’ai embrassé ma première petite amie. Dans la rue je l’ai prise par la main, on est allés s’asseoir tous les deux sur un banc. J’étais un dur, pas du genre sentimental, plutôt à me bastonner, et d’être là avec elle et doux, ça me faisait tout drôle, j’étais quelqu’un d’autre. J’en avais comme une gêne, de la pudeur, d’avoir l’air tendre avec elle, et je me disais, heureusement qu’on nous voit pas. Et aujourd’hui à vingt ans, c’est un peu la même chose, un peu les mêmes impressions, et je me dis que rien ne change, parce qu’au fond dans ma vie, rien n’a changé.
Maintenant, je suis là avec elle que je tiens dans mes bras, je suis enfermé parce que je suis dangereux, mais avec elle je suis inoffensif, et je ne crois pas que ma vie va être changée, bouleversée, non, je n’ai pas d’espoir aussi grand, mais la certitude de vivre un moment fugace et beau, une parenthèse.
Parce qu’après, il devra rentrer chez lui. Revoir ses parents, son père, supporter son regard accusateur, ses reproches, ses gestes qui le hérissent. Sa mère, sa tristesse, son impuissance.
Trouver du travail, un appartement. Quitter la maison parentale. Être autonome.
Être autonome.
Matthias reste étendu là sur le lit le corps d’Anaïs contre son corps mais même ainsi il ne peut pas se dégager de l’angoisse.

Quelques jours plus tard, Anaïs traversera de nouveau la salle commune, deux infirmiers la tenant par le bras, cette fois dans l’autre sens, puis la cour de l’hôpital, toujours les infirmiers autour d’elle, et montera dans un véhicule qui la conduira dans un autre hôpital. Elle n’aura pas été prévenue, elle n’aura pas eu le temps de dire au revoir à Matthias ni d’échanger son adresse, elle partira avec la certitude de ne pas le revoir. Il y aura du soleil, un soleil doux de printemps et une brise légère qui caressera ses cheveux et son visage quand elle traversera la cour, et qui rendra le sentiment de l’injustice plus aigu encore. Elle aura envie de crier face à la beauté calme des arbres autour d’elle, des fleurs bien entretenues, indifférentes, mais on n’entendra que les pas sur les graviers, et sur le visage n’apparaîtra qu’un froncement de colère, de colère sans courage. Après le départ du véhicule, rien dans le paysage ne portera la trace de ce drame, comme il ne subsistera rien des multitudes de tragédies humaines qui auront passé par là.

Charlotte Cayeux

Papa et la Sorcière

Je savais ce qu’elle me dirait, quand je reviendrais. Elle trouve toujours que je mets trop longtemps. Au ton de sa voix et aux sourcils qu’elle fronce, je devine qu’elle est mécontente, et ça ne rate pas : « Et bien, tu en as mis du temps ! ». Elle dit ça d’un ton excédé, et puis : « Va donc manger, ton repas est servi ! », ou bien : « Allez, maintenant, va te brosser les dents. ». Ou encore : « Allons, Cléa, il est l’heure de partir à l’école… ». De toute façon, il y a toujours quelque chose de très urgent à faire. A croire que mes journées sont comptées à la seconde près…

Mais cette fois-là, j’avais quand-même rencontré la Sorcière ! Je ne pouvais pas revenir plus vite… Mais allez expliquer ça à maman !
Maman, c’est simple, elle n’entend rien à ces choses-là. On dirait qu’elle voit tout avec des œillères, des sortes de parois transparentes qui l’empêchent de regarder trop à droite ou trop à gauche, ou trop loin devant. Il y a des tas de choses qu’elle ne voit pas, pas du tout. En tout cas, c’est ce qu’elle dit. « Qu’est-ce que tu racontes, Cléa, il n’y a rien du tout derrière moi ! ». Elle me traite de menteuse, elle dit que j’invente. Elle croit que je fais des farces. Elle ne voit pas du tout la même chose que moi. Ou alors, c’est qu’elle fait semblant, elle fait semblant de ne pas voir, mais je ne sais pas pourquoi…

Parfois, comme elle ne voit pas ce que je lui montre, je lui dessine. Je ne dessine pas trop mal pour mon âge. Je pensais que sur un dessin, elle ne pourrait pas ne pas voir. Eh bien, si ! Elle m’a dit que mon monsieur ne ressemblait pas du tout à monsieur Duval, le directeur de l’école, et que ce n’était pas lui qui arrachait une fleur dans le jardin, une belle fleur rouge.
« Ah ! Quelle imagination débordante tu as ! Mais tu ferais mieux de faire tes devoirs. » : voilà ce qu’elle m’a dit. J’en ai eu marre et je lui ai répondu qu’elle ferait mieux de s’acheter des lunettes, car il se passe des choses autour d’elle qu’elle ne voit pas, beaucoup de choses, des choses drôles et parfois, des choses beaucoup moins drôles. Des choses qu’elle n’aimerait sûrement pas.

Un jour, j’ai compris que maman ne veut pas savoir. Elle esquive. C’est comme quand je lui pose des questions : souvent, elle se débrouille pour ne pas répondre. C’est facile, on est toujours en retard ! « Je t’expliquerai plus tard, Cléa, tu es encore en retard ! ». Une autre de ces phrases que j’entends à longueur de temps…
Mais le jour où j’ai vraiment compris, il s’agissait de papa. J’ai compris aussi que maman était en danger, qu’elle vit dans un danger permanent sans jamais se douter de rien, et qu’on ne peut rien pour elle. Parce qu’on ne peut pas obliger les adultes à voir et à comprendre ce qu’ils n’admettent pas. Je ne sais pas si tous les adultes sont comme maman, mais ceux que j’ai rencontrés qui n’ont pas tout nié en bloc se comptent sur les doigts d’une main.
Tout a commencé il y a déjà plusieurs mois. J’avais remarqué que quelque chose clochait à la maison : papa rentrait de plus en plus tard, et je voyais que maman n’était pas contente, mais elle ne disait rien. J’étais un peu en colère contre lui, parce que, même s’il est aussi un peu naïf, papa accepte de répondre à mes questions plus souvent que maman. Je n’osais pas lui faire de reproches, parce que j’avais le pressentiment, un grand pressentiment, que papa avait de vrais problèmes.
Alors un soir, il venait de sortir une fois de plus après le repas, et il n’avait pas dit au revoir à maman, il ne lui avait même pas jeté un coup d’œil en partant, j’ai eu l’idée d’aller me poster à la fenêtre de ma chambre, et je l’ai vu sortir de l’immeuble. Il faisait presque nuit déjà et je ne voyais pas très bien, mais je l’ai vu quand il a rejoint au coin de la rue une créature bizarre qui avait de grands cheveux noirs et un corps très maigre, qui ressemblait à un squelette. Elle marchait devant lui, et il semblait la suivre aveuglément – comme un petit enfant qui suit sans avoir son mot à dire. Ça me faisait drôle de voir papa se faire diriger, lui qui décide tout d’habitude. Et la créature, elle ressemblait un peu à maman pour les cheveux longs, mais pas du tout pour le squelette et l’aspect répugnant, ni pour la façon de marcher d’un pas sûr et décidé devant papa.
Tout cela a duré très peu de temps, parce que papa et la créature ont vite quitté mon champ de vision, et je ne pouvais plus qu’imaginer la suite. Je suis allée à la cuisine où maman faisait la vaisselle, et je lui ai dit : « Maman, je peux te le jurer : papa est parti avec une créature aux cheveux noirs qui ressemble à un squelette. Je les ai vus par la fenêtre ».
Maman n’a même pas relevé la tête pour me répondre : « Cléa, veux-tu bien arrêter de raconter des histoires ? Papa est parti rejoindre ses amis du travail. »
Elle a continué à laver la vaisselle comme si de rien n’était. J’ai décidé : tant pis pour elle, après tout, si elle ne veut rien savoir. Ça ne sera pas faute de l’avoir prévenue ! J’avais l’esprit tranquille, moi.
Je suis retournée dans ma chambre, et j’ai pris mes poupées pour faire semblant de jouer, mais dans ma tête je pensais à ce que j’avais vu. Et la nuit, dans mon lit, j’ai continué d’y penser et ça faisait peur. J’ai tout de suite eu l’idée d’une dame qui donnerait des ordres à papa et lui qui ne pourrait qu’obéir. J’ai imaginé plein d’histoires dans ma tête, pour essayer de comprendre. D’abord j’ai pensé que cette dame, c’était une extra-terrestre, venue en avion d’une autre planète et échouée sur la Terre. Elle aurait pris papa en otage, au hasard, pour faire des expériences sur l’être humain. Et papa ne peut rien dire, parce que ces extra-terrestres là ont des pouvoirs spéciaux : s’il parle, même dans leur dos, ils l’entendront. Alors papa est obligé de se taire et d’obéir, il ne peut même pas en parler à maman. Mais il y a beaucoup d’autres versions possibles. C’est peut-être une tueuse psychopathe échappée de prison ; elle est maigre parce qu’on l’a privée de nourriture ; elle utilise papa parce qu’elle a des choses très importantes à régler, mais elle est trop affaiblie pour s’en occuper seule. Elle a prévenu papa que s’il en parlait à qui que ce soit, il aurait après lui les pires bandits de la ville. Ça pourrait être aussi bien la femme-vampire, mais je ne vais pas vous raconter tout ce que j’ai pu imaginer, ce serait beaucoup trop long…

Quand je me suis enfin endormie, je me suis mise à rêver. J’ai fait des rêves bizarres, et toujours il y avait la créature. Dans le premier, je la voyais d’abord telle que je l’avais aperçue dans la rue, devant papa, maigre comme un squelette. Et puis elle grossissait un peu, elle devenait normale. Alors elle ressemblait vraiment à maman. Mais ensuite, elle grossissait de nouveau, jusqu’à devenir énorme. Et elle ne ressemblait plus du tout à maman, ni à la créature.
Dans le rêve d’après, la créature était déguisée en sorcière : elle portait une longue cape noire, elle avait mis un nez crochu et elle était vraiment laide. Je crois que je n’ai plus rêvé après ça, ou bien je ne m’en souviens plus. Mais au réveil, j’ai eu une révélation ! J’ai su que même si elle n’en avait pas l’attirail habituel, cette créature était une véritable sorcière, et c’est ainsi que je l’ai baptisée : la Sorcière, tout simplement.

Le lendemain, mes craintes étaient redoublées. Je m’inquiétais vraiment pour papa. Ça ne pouvait rien donner de bon, d’être sous la coupe d’une sorcière !
Je l’ai bien observé toute la journée – on était mercredi et je n’avais pas école – il était encore plus bizarre que les jours précédents. Il ne venait même plus jouer avec moi, il restait assis dans le fauteuil un livre à la main. Et quand je venais lui poser des questions, il prenait un air excédé, comme maman, et il me répondait du bout des lèvres, comme s’il ne voulait pas parler avec moi ! Avec maman, pas plus de communication. C’est là que j’ai commencé à me dire que la sorcière lui avait peut-être vraiment jeté un sort… Papa n’était vraiment pas comme d’habitude.

Les jours qui ont suivi, il y a eu des signes. Ces mystérieux appels téléphoniques. Papa fixait des rendez-vous, et j’entendais une voix féminine à l’autre bout, sans comprendre ses paroles, mais je savais que c’était elle. Et chaque soir, de nouveau, il partait à son rendez-vous.
J’ai essayé d’interroger maman :
« Maman – ai-je commencé doucement pour ne pas la rebuter d’emblée – comment se fait-il que papa sorte tous les soirs, et nous laisse seules ?
— Ton père a le droit de sortir quand il lui plaît, voyons ! Il a des rendez-vous d’affaires. C’est pour son métier, mais c’est trop compliqué pour toi.
— Pourtant je suis sûre que je comprendrais !
— Allons allons, tu vas encore me poser des questions pendant des heures et tu vois bien que je suis occupée ! »
Il n’y avait rien à en tirer.
Chaque fois, je courais à ma fenêtre, et je le voyais s’éloigner avec la créature.
Tout cela a duré longtemps, des mois entiers je crois. Et puis plus récemment, la semaine dernière peut-être, j’ai senti que les choses avaient changé pour toujours, que papa et maman ne m’aimaient plus comme avant. Ils avaient invité des amis et préparé le repas. D’habitude, quand je n’ai pas école le lendemain, j’ai le droit de rester manger avec eux. Mais cette fois-ci, maman m’a fait dîner plus tôt, et m’a envoyée me coucher dès que la sonnette a retenti. En me couchant elle m’a dit que ce n’était pas de mon âge, et que plus tard, quand je serai grande, j’aurai le droit de dîner avec leurs amis. Papa n’est même pas venu me dire bonne nuit. Je suis restée dans mon lit, bien sage, et j’ai écouté le bruit des voix. Il y avait des éclats de rire qui avaient l’air méchants. On n’entendait pas beaucoup maman, et quand elle parlait, elle avait une petite voix, tandis que les autres parlaient fort, fort, fort. Il m’a semblé entendre les mots « femme » et « créature » à plusieurs reprises. Et dans le brouhaha des voix masculines, je crois qu’on ne percevait pas trop celle de papa. J’ai fini par m’endormir épuisée en devinant avec effroi qu’il s’agissait d’une machination, peut-être même de tout un réseau d’agents envoyés par la Sorcière pour régenter la vie de papa et maman, et peut-être les éloigner de moi. Mais je ne savais toujours pas pourquoi…

Et puis, hier, je l’ai vue de près.
Maman préparait la table pour le repas du soir, et elle m’a envoyée chercher une bouteille d’eau à la cave. J’ai obéi sans broncher, même si j’ai horreur d’aller à la cave. Il y fait toujours froid et sombre. Mais j’ai obéi, parce que j’avais peur que maman soit mécontente de moi, une fois de plus. Et j’étais loin d’imaginer ce qui pouvait se tramer en bas.
J’ai ouvert la porte et j’ai mesuré au-dessous de moi la hauteur de l’escalier et l’étendue de l’obscurité. J’avais allumé la lumière mais l’ampoule n’éclairait qu’un espace très réduit autour d’elle. J’ai pris mon courage à deux mains et me suis dit : « Allons, Cléa, tu n’es pas une poule mouillée », et j’ai commencé à descendre les marches une à une et très lentement. La descente m’a semblé durer une éternité. Et puis, à mesure que je descendais, je commençai à percevoir des voix. J’ai reconnu celle de papa. L’autre était une voix de femme assez aiguë et disgracieuse. Elles provenaient d’une pièce adjacente, parce qu’il y a plusieurs pièces dans notre cave, c’est un vrai labyrinthe, c’est pour ça aussi que je n’aime pas y descendre.
Les bouteilles d’eau se trouvaient juste en bas de l’escalier et j’aurais pu remonter aussitôt, mais je voulais savoir avec qui papa parlait. Je me doutais bien qu’il s’agissait de la créature. Je me suis approchée de la porte sans faire de bruit et j’ai collé mon oreille. Je n’arrivais pas à distinguer les paroles. Alors je me suis baissée et j’ai regardé par le trou de la serrure : c’était bien elle, la créature, en face de papa. Elle portait toujours des habits noirs, une longue robe soyeuse qui lui collait au corps. Dedans, elle paraissait encore plus maigre. Elle se penchait au-dessus de mon père d’une façon bizarre.
Je m’étais relevée pour me concentrer sur leurs voix. Ils parlaient à voix basse et je ne pouvais pas comprendre. Et puis, tout à coup, mon père a élevé la voix : « Non, non, je ne peux pas faire ça ! ».
J’ai regardé de nouveau par le trou de la serrure, et la créature s’était transformée, elle avait laissé place à la Sorcière de mon cauchemar, aussi hideuse. Mon cœur s’est mis à battre très vite et j’ai senti l’angoisse monter en moi. C’était la première fois que je voyais une sorcière en vrai. Et j’avais enfin la preuve que j’avais eu raison, que la créature était une sorcière et mon père en proie à ses maléfices. Ça faisait encore plus peur en vrai que dans mon rêve.
La Sorcière s’est mise à rire d’un rire épouvantable. Et puis, après un moment de silence, elle a parlé. Elle a parlé de moi. Elle a dit qu’il fallait qu’ils partent tous les deux et qu’ils m’emmènent, que c’était pour mon bien. Qu’il était stupide de ne pas l’écouter et que ça ne rimait à rien. Qu’elle avait toujours eu le dernier mot et que ça ne changerait pas maintenant. Je ne pourrais pas vous redire exactement ses phrases, mais c’était clair : elle voulait évincer maman, prendre sa place, elle voulait me voler à maman. C’était bien ça.
Je voulais rester plus longtemps, mais tout à coup la voix de maman a retenti :
« Cléaaaaaaa, dépêche-toi ! Mais qu’est-ce qu’elle fabrique ? ».
Il fallait bien que je remonte. J’ai pris en passant la bouteille d’eau, et je lui ai apportée.
« Eh ben alors, tu en mets du temps pour chercher une bouteille à la cave !
— Maman, c’est très grave. Papa est dans la cave avec une sorcière, une sorcière qui veut m’enlever et prendre ta place ! »
Je parlais à toute vitesse et sans reprendre mon souffle. Mais elle m’a coupé la parole.
« Oh, Cléa, ça suffit ces histoires ! Ton père est sorti acheter des cigarettes. Il revient dans un instant. »
J’ai retenu mes larmes et je me suis dit, ah ça alors, elle ne veut jamais me croire, eh bien tant pis pour elle. Cette fois c’est grave, mais tant pis.

Mon père est rentré dix minutes plus tard, mais je n’ai pas fait remarquer à ma mère qu’il aurait très bien pu sortir par l’autre porte, discrètement, sans qu’on le voie, et revenir par la porte d’entrée.
Et ce matin, quand maman est venue me dire que papa partirait quelques jours, qu’il allait prendre ses affaires, mais que je le reverrai bientôt, je n’ai rien dit. Mais je savais.

Charlotte Cayeux

Epouvantail

il y a un inconnu dans mon pied
qui me traîne m’entraîne
et tout à coup m’arrête
me fait des farces
et interrompt ma marche
il peut me faire tomber s’il veut

ma jambe a une force autonome
parfois elle obéit
et suit le rythme du pied
d’autres fois elle résiste
et me déséquilibre
elle a du pouvoir sur mon pied

quand mon bras veut
ma main refuse
lorsque ma main atteint son but
c’est mon bras qui bat en retraite

alors je ne bouge plus
le buste immobile
les extrémités tanguent
dans un mouvement vain

Charlotte Cayeux